Les bibliothèques universitaires entrent dans le XXI e siècle

Bertrand Calenge

La rituelle réunion des directeurs de bibliothèques universitaires et d’établissements de l’enseignement supérieur, organisée par la Sous-direction des bibliothèques et de la documentation (SDBD), s’est tenue les 11 et 12 janvier derniers à Paris, dans les locaux du ministère de la Recherche, devant une assistance très nombreuse et attentive. Divers points relatifs à la gestion des établissements ont été passés en revue. Signalons pour mémoire la difficile question de la gestion des personnels, avec notamment les dossiers chauds de l’introduction du nouveau statut d’assistant de bibliothèque et de la résorption des emplois précaires, ou celui – non moins brûlant mais géré dans un attentisme prudent – de la réduction du temps de travail, sans omettre l’exposé du programme de formation continue (8,25 MF consacrés à ce programme en 2001 par la SDBD). Côté gestion stratégique, des précisions furent apportées quant au processus de contractualisation entre les établissements et l’État (contrats auxquels la seule SDBD a consacré 39 % de ses crédits en 2000, soit 212 MF), et quant à l’optimisation des traitements statistiques de la SDBD. Ajoutons à cela que l’enquête conduite par Marie-Françoise Bisbrouck sur l’évaluation des bâtiments de bibliothèques vient d’être publiée par la SDBD à la Documentation française 1.

Les moyens en péril

Claude Jolly, responsable de la SDBD, fit un exposé très complet sur la question des moyens et des politiques documentaires. Il convient de souligner qu’à la faveur de la contractualisation et de l’intégration de la Sous-direction chargée des bibliothèques dans la Direction de l’Enseignement supérieur, le périmètre d’intervention de cette Sous-direction s’est étendu à d’autres établissements que les universités. Cela a des conséquences immédiates : l’enquête statistique annuelle, qui couvrait une centaine d’universités et de bibliothèques interuniversitaires, va englober une cinquantaine d’établissements supplémentaires, dont les 29 instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM). Cela induit une tension sur les crédits et les moyens. Côté crédits de fonctionnement, les 565 MF dont dispose la SDBD en 2001, bien qu’étant en progression de 3,6 % par rapport à 2000, restent globalement stables alors que le périmètre d’intervention s’élargit donc, et que les coûts de la documentation et surtout de la documentation électronique explosent. En outre, l’annonce par Catherine Tasca, ministre de la Culture et de la Communication, de propositions d’un règlement du droit de prêt peut provoquer un certain pessimisme. Dans une hypothèse d’un plafonnement des remises à 5 % pour les achats de livres, et d’une taxe de 10 F par étudiant, un calcul rapide fait apparaître un surcoût de 42 MF par an pour les bibliothèques d’enseignement supérieur, à prendre en charge par les établissements, voire par l’État. Cette question financière vient renforcer la position affirmée de la SDBD sur la question : le droit de prêt n’a guère de raison d’être pour les bibliothèques de l’enseignement supérieur, car les auteurs ne sont pas lésés ; en effet, soit les documents concernés sont des manuels, soit ce sont des titres à rotation lente où il n’y a pas ou peu de droits d’auteur, soit enfin ces auteurs et leurs recherches sont déjà financés par l’argent public. Le débat est donc ouvert dans ce dossier éminemment politique. Côté crédits d’investissement, le plan U3M et les contrats de plan État-Régions offrent d’intéressantes perspectives : 49 000 m2 de constructions et réaménagements sont prévus en 2001, et un budget de 3,8 milliards de francs est inscrit au titre des bibliothèques pour la période 2000-2006, dont 1,1 milliard pour l’Ile-de-France. Le rattrapage francilien fait l’objet d’une mission spécifique d’évaluation et de programmation confiée à un comité adéquat auprès du rectorat de Paris, placé sous la responsabilité de Daniel Renoult. Ce travail sera peut-être l’occasion de réétudier le statut des grandes bibliothèques interuniversitaires parisiennes, dont on sait à quel point il est inadapté à leurs missions.

Côté personnels enfin, l’avenir semble assez positif, dans la mesure où un plan pluriannuel de création d’emplois non enseignants prévoit 1 000 nouveaux emplois en 2002 et autant en 2003 (sans qu’on connaisse aujourd’hui la part des personnels de bibliothèques). Toutefois, cette manne potentielle doit prendre en compte l’élargissement du champ d’intervention de la SDBD, et, dans la salle, les représentants des IUFM firent clairement entendre qu’ils s’indignaient devant l’absence d’emplois nouveaux de bibliothèques dans leurs établissements en 2001. À noter, la SDBD compte procéder en 2001 à une enquête sur les personnels hors filières des bibliothèques, placés sous l’autorité des directeurs de bibliothèques.

C’est donc côté fonctionnement que l’inquiétude est à l’ordre du jour. Et cela est particulièrement flagrant en ce qui concerne la politique documentaire. En effet, l’augmentation des coûts des périodiques imprimés (en 5 ans, + 40 % pour les titres français et + 50 % pour les titres étrangers) et l’explosion de la documentation électronique conduisent aujourd’hui à des désabonnements concernant les périodiques étrangers, et à un tassement des acquisitions de monographies (éternelle variable d’ajustement des budgets d’acquisition, ce qui pénalise d’abord les étudiants). Pour la SDBD, l’avenir semble être à une négociation concertée avec les producteurs (elle travaille à cela avec l’American Chemical Society), et surtout à une réflexion sur les priorités documentaires. C’est en ce sens qu’une évaluation approfondie est actuellement conduite avec six Centres d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique (Cadist) de sciences « dures » pour étudier leurs acquisitions de périodiques, et mesurer leur couverture documentaire.

C’est également en ce sens que le Centre national du livre (CNL) souhaite orienter ses aides aux bibliothèques d’enseignement supérieur (6,8 MF en 2001) : l’objectif est de signer avec les universités des conventions pluriannuelles assises sur les objectifs de plans de développement des collections.

La mutation réussie des outils technologiques

Répondre à l’augmentation continue des coûts documentaires, c’est aussi mutualiser les ressources. Christine Okret (SDBD) présenta les objectifs de veille mis en place, ainsi que les différents groupements d’achat construits ou en cours d’élaboration. La veille, organisée en 4 groupes correspondant à 4 grands ensembles disciplinaires, vise à repérer et évaluer la documentation électronique disponible. Un site web, accessible aux acquéreurs, sera opérationnel en 2001 (on peut regretter d’ailleurs que ce travail d’évaluation, intéressant toutes les bibliothèques, soit accessible seulement aux bibliothèques de l’enseignement supérieur). Des groupements d’achat, le plus connu est le consortium Couperin 2, qui rassemble 65 membres en janvier 2001, et offre un potentiel de 1 750 revues issues de six éditeurs spécialisés. Mais certains Cadist mettent aussi en place des groupements d’achat thématiques : celui de physique (Grenoble I) est opérationnel depuis 2000, et rassemble 14 participants face à l’Institute of Physics. Celui d’Économie-Gestion (Paris 9-Dauphine) et celui de Droit (Cujas) sont encore en gestation. Enfin, comme on l’a vu, la SDBD conduit, avec la Direction de la recherche et le CNRS, une négociation concernant les Chemical Abstracts. Ces différentes négociations présentent un effet pervers, comme on le fit remarquer parmi les participants : dans plusieurs universités, on découvre ainsi que des négociations auprès des mêmes éditeurs sont menées par les autorités chargées des bibliothèques, mais aussi par les grands organismes de recherche (CNRS, INSERM…), conduisant ainsi les fonds publics à payer plusieurs fois les mêmes produits pour les mêmes utilisateurs (un enseignant d’université pouvant être associé au CNRS par exemple). Mais les structures administratives rendent difficiles des concertations visant à réduire les redondances…

Restant dans l’univers numérique et informatique, Chantal Freschard (SDBD) fit le point sur les moyens technologiques des établissements et sur les questions de rétroconversion des catalogues locaux. De plus en plus, les « simples » systèmes de gestion de bases de données (SGBD) mutent en systèmes d’information complets (SI). 18 de ces derniers existent à ce jour, et 37 projets sont recensés. Avec 35,5 MF en 2000, et autant en 2001, la SDBD prend en charge 50 à 70 % des coûts annoncés, à l’exclusion des renouvellements des parcs existants, ce qui conduit nécessairement à réfléchir dans un avenir proche sur la question des dotations aux amortissements.

Ces SGBD et SI sont alimentés par des notices, et notamment par les notices rétroconverties des catalogues existants. Ces notices sont engrangées dans le système universitaire de documentation (voir infra), mais l’enquête Eureca 3 conduite en 2000 a montré l’ampleur de la masse des notices locales, constituées hors les réseaux existants, restant à rétroconvertir dans les bibliothèques : 48 établissements auraient 2,5 M notices informatiques de ce type, sans compter par ailleurs la rétroconversion de 4,9 M de notices actuellement sur fichiers papier. La stabilité des moyens de la SDBD ne permettra d’envisager la rétroconversion que de 350 000 notices en 2001. Et il reste encore à étudier les traitements à opérer sur les nombreuses notices de documents particuliers, par exemple les documents écrits en caractères non latins…

Toutefois, malgré ces incertitudes, les bibliothèques de l’enseignement supérieur disposent d’un outil de choix avec l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (ABES). Sa directrice, Suzanne Santiago, fit une très forte impression autant pour le caractère abouti des travaux de l’Agence que pour son énergie et sa qualité d’écoute et de dialogue. Laissant bientôt la place à Sabine Barral, Suzanne Santiago présenta un bilan remarqué qui attira à l’ABES les éloges soutenus de nombreux participants. En bref, l’ABES a tenu ses objectifs : la base de données du système universitaire de documentation (SU) est opérationnelle avec plus de 4 M de notices, elle est accessible en ligne (SUDOC) 4, son intégration avec les systèmes locaux de sites pilotes est une réussite, et l’extension à l’ensemble des bibliothèques universitaires est programmée dans le détail pour les mois à venir. Une belle réussite dans un domaine où l’on connaît la propension récurrente aux retards et aux insuffisances chroniques !

Ce programme a pourtant connu les affres du passage à l’an 2000, non supporté par certains logiciels. Puis trois étapes peuvent être distinguées. Tout d’abord SUDOC a été ouvert à la consultation publique au 1er avril 2000. Ensuite, un travail approfondi a été conduit avec les six bibliothèques participant à l’expérience d’intégration de leurs catalogues dans le système en réseau, et parallèlement de reconfiguration des catalogues locaux à l’image de la base de données centrale. L’expérience s’est bien passée 5. Enfin, troisième volet, il a fallu préparer l’intégration – en cours et à venir en 2001 – de réservoirs de notices non localisées, telles celles de la BnF, d’Électre et de la Library of Congress. À la fin novembre 2000, la base comptait 4 275 000 notices bibliographiques, 894 563 notices d’autorité et 11 141 909 localisations, avec, pour les bibliothèques pilotes, un taux de recouvrement atteignant 85 %. Les rétroconversions prévues dans les années à venir augmenteront certes le nombre de notices bibliographiques, mais c’est évidemment le nombre de localisations qui est appelé à exploser. En effet, en 2001 et jusqu’en mars 2002, toutes les bibliothèques universitaires vont entrer dans le système universitaire, et donc travailler directement sur le logiciel client WINIBW.

Les leçons et perspectives qu’on peut tirer de l’année 2000 et de ce programme sont de trois ordres. D’une part, la réussite constatée de l’opération d’intégration des sites pilotes suppose une collaboration étroite avec les centres de ressources informatiques des universités, ou à tout le moins l’implication très importante d’un coordinateur local ayant des notions d’informatique. D’autre part, l’intégration du Catalogue collectif national des publications en série (CCN) dans le SU – intégration opérée à l’automne 2000 – modifie le rôle des centres régionaux du CCN, appelés plutôt à prospecter hors le réseau des bibliothèques universitaires. Enfin, effet inattendu souligné par des participants, l’accessibilité en réseau de nombre de titres, jusque-là décrits dans le seul catalogue local, a provoqué une multiplication des demandes de prêts entre bibliothèques. Nul doute que cette très large mise en commun des ressources conduira très vite la SDBD et les établissements à repenser l’ensemble des circuits et procédures de la fourniture des documents entre établissements. Qu’il s’agisse donc des groupements d’achat ou du réseau bibliographique, les bibliothèques d’enseignement supérieur abordent le XXI e siècle dans un contexte concret et prometteur de mutualisation des ressources et des outils. Cette avancée réellement innovante ne pourra se poursuivre que si les moyens connaissent une avancée proportionnelle au nombre des établissements concernés et à la multiplication de leurs missions. C’est l’enjeu des années à venir.