Éloge des bibliothèques

par Bertrand Calenge

Baptiste-Marrey

Paris : CFD/Hélikon, 2000. – 237 p. ; 18 cm. – (Médialivre). - ISBN 2-9509327-2-X : 89 F/13,57 euro

Dans les milieux du livre, où la question du droit de prêt en bibliothèque suscite aujourd’hui maintes polémiques, un écrivain prend le parti des bibliothèques. Déjà auteur d’un essai où il défendait les libraires 1, Baptiste-Marrey veut démontrer en dix points l’inanité du procès fait aux bibliothèques, avant d’avancer six propositions en vue d’améliorer le service qu’elles rendent, et illustre ses propos de vingt annexes, constituées d’extraits d’articles, de rapports, de manifestes.

Éloge des auteurs

Si Baptiste-Marrey montre qu’il connaît bien l’univers des bibliothèques – et même la complexité des statuts de leurs personnels, ce qui mérite d’être salué ! –, s’il s’attarde sur les bibliothèques universitaires face à l’explosion étudiante, ou ne tarit pas d’éloges vis-à-vis des bibliothécaires qui agissent auprès des enfants, le premier objet de son analyse virulente n’est pas tant les bibliothèques que la chaîne qui unit auteurs et éditeurs. Il s’élève principalement contre l’argument qui voudrait que la crise qui frappe l’édition et la création serait due essentiellement au trop grand succès des bibliothèques, lesquelles prêtent gratuitement les ouvrages et donc pénaliseraient financièrement auteurs et éditeurs. Passant en revue les pratiques des différents acteurs, il dénonce pêle-mêle les pratiques douteuses et les abus d’interprétation : la multiplication des auteurs éphémères, la dérive néo-libérale des grands trusts qui contrôlent aujourd’hui l’édition, la disparition des librairies de qualité, les remises abusives aux bibliothèques, la pusillanimité des pouvoirs publics pour mettre le livre au cœur de la création et de l’action culturelle, tout cela est vertement critiqué.

Mais c’est au statut des auteurs qu’il réserve ses pages les plus enflammées. Quel est ce mythe de l’auteur « professionnel », quand à peine vingt personnes vivent strictement de leur plume ? Baptiste-Marrey rappelle la phrase de Brecht : « Nous ne produisons pas de marchandises, nous ne produisons que des cadeaux », et défend l’acte d’écriture comme un acte de création. Et si l’écrivain est d’abord un créateur, on peut s’étonner de cette idée – jugée par lui ahurissante – qui a germé dans l’esprit des promoteurs du droit de prêt : créer une caisse de retraite des auteurs. « Qu’est-ce qu’un écrivain qui n’écrit pas, qui n’écrit plus, qui s’abstient volontairement d’écrire ? » (p. 99). Que faire des auteurs qui commencent leur œuvre au soir de leur vie ? Que faire des œuvres posthumes ? Et sur quelles bases asseoir le temps de travail servant au calcul d’une telle retraite ? Au temps passé – voyez les quatre années du Soulier de satin ? Au nombre d’œuvres – voyez Simone Weil, « qui a tant écrit et si peu publié durant sa courte vie » ? Et qui gérera cette manne financière, compte tenu des dérives déjà constatées dans les sociétés de perception de droits ? Avec conviction et passion, Baptiste-Marrey plaide pour un principe culturel essentiel, « tout ce qui élargit le cercle des lecteurs est bon pour le livre, la littérature et la création » (p. 121).

Le futur des bibliothèques

Après cette charge véhémente, l’auteur retrouve plus précisément les bibliothèques lorsqu’il s’agit d’émettre des propositions concrètes. Certaines d’entre elles sont bien connues des bibliothécaires, comme des statuts mieux adaptés, une formation renforcée, une charte pour les bibliothèques (l’auteur ne parle pas d’une loi), ou encore des centres de documentation sociale (Bernard Pingaud est présent en filigrane). D’autres sont plus originales, comme la création de « bibliothèques art et essai associées à des librairies », qui s’engageraient à acquérir des œuvres difficiles ou rares (mais les autres bibliothèques abandonneraient-elles alors cette mission de diffusion de tous les savoirs ?).

Enfin, l’auteur plaide pour un engagement politique et financier fort de l’État, même s’il relève que le développement des bibliothèques publiques doit être sous la tutelle des collectivités locales. Toutes ces propositions composent un peu un habit d’Arlequin, et sont moins convaincantes et stimulantes que les précédentes démonstrations. Mais on a là un joyeux pamphlet, un éloge vibrant des fondements de la création et de la diffusion culturelle – qu’on aurait pu attendre en d’autres temps du « Docteur Lindon » fréquemment épinglé par l’auteur –, un texte au vitriol qui rappelle que le livre, même en notre époque volontiers adepte du tout économique, recèle d’autres vertus que des droits d’auteur potentiels. Il n’est pas sûr que les entrepreneurs de l’édition et de la culture entendent ce langage, mais ce petit volume pourrait être une mouche du coche auprès des pouvoirs publics, dont on espère qu’ils n’oublieront pas que la société de l’information n’est pas seulement la société du marché de l’information.

  1. (retour)↑  Baptiste-Marrey, Éloge de la librairie avant qu’elle ne meure, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1991.