Les animations lecture
Rôle et efficacité
Christian Poslaniec
Les animations lecture sont pratiquées dans de nombreux lieux depuis une vingtaine d'années. Mais qu'est-ce exactement qu'une animation lecture ? Cet article en propose une définition précise, rend compte de recherches montrant leur efficacité, et avance des hypothèses pour expliquer cette efficacité. Cependant, il y a des limites à l'animation lecture, dont il faut en tenir compte, faute de quoi l'effet obtenu peut être l'inverse de ce qui était projeté.
Reading programmes have been practised in a number of places for around twenty years. But, what exactly is a reading programme? This article offers a precise definition, taking account of research showing their efficacity, and advancing hypotheses to explain this efficacity. However, there are limits to reading programmes, so it is necessary also to take into account the reasons that the results obtained may be the inverse of those projected.
Leseanimationen werden seit ungefähr zwanzig Jahren an zahlreichen Orten praktiziert. Aber worin besteht eine Leseanimation genau? Dieser Artikel schlägt hierzu eine genaue Definition vor, berichtet über Untersuchungen zu deren Wirksamkeit und stellt Hypothesen auf, um diese Wirksamkeit zu erklären. Es bestehen jedoch Grenzen, die man berücksichtigen muss, will man nicht das Gegenteil von dem erreichen was ursprünglich Vorgesehen war.
A la fin des années 80, en répertoriant des « animations lecture » – autrement dit des activités susceptibles de faire lire les jeunes ou de les réconcilier avec les livres –, j’ai été surpris de découvrir qu’elles étaient fort nombreuses et inventées par des médiateurs de lecture fort variés : enseignants, bibliothécaires, animateurs d’éducation populaire…
Ce travail m’a permis de publier, en 1990, Donner le goût de lire. Des animations pour faire découvrir aux jeunes le plaisir de la lecture, et l’année suivante, De la lecture à la littérature. Introduction à la littérature. Littérature, « littérature de jeunesse », enseignement 1.
Le premier volume dénombrait trente animations regroupées selon ce qui apparaissait comme leur moteur opérationnel : une motivation ludique ou responsabilisante communiquée aux jeunes. Elles étaient manifestement efficaces, et j’essayais de déterminer pourquoi. Ce livre s’est beaucoup vendu, preuve qu’il correspond à l’une des préoccupations des médiateurs. Mes interrogations concernant le mode d’action et l’efficacité de ce type d’animation se sont concrétisées sous la forme d’une recherche publiée sous le titre : Comportement de lecteur d’enfants du CM2. Profils, représentations, influence des animations, influence de la contrainte 2. Cette recherche a permis de donner une définition des « animations lecture », de vérifier leur efficacité pour faire lire les enfants (même les faibles lecteurs), et d’opposer contrainte à lire et motivation.
Le second volume s’attaquait au concept de « littérarité » pour en montrer les limites, les indéterminations, les partis pris idéologiques et, surtout, pour le mettre en relation avec la littérature pour la jeunesse, et les animations susceptibles d’initier les jeunes à la lecture littéraire. Cet essai s’est prolongé par un colloque dont les actes ont été publiés sous le titre Littérature et jeunesse 3, puis par une thèse intitulée L’Évolution de la littérature de jeunesse, de 1850 à nos jours, au travers de l’instance narrative 4, qui tente de définir les spécificités de la littérature de jeunesse, la double postulation qui s’offre aux écrivains selon leur représentation de l’enfance, et de décrire le champ de la littérature de jeunesse contemporaine (éditeurs, médiateurs, lecteurs).
Personnellement, j’établis un lien entre le statut de la littérature de jeunesse, les théories contemporaines de la réception, et les animations lecture.
Les théories de la réception 5 s’efforcent de décrire comment on lit un livre. Elles s’entendent toutes pour donner au lecteur la responsabilité de son interprétation. Et cette interprétation, particulière à chaque lecteur, est le résultat d’une négociation entre les contenus du livre, et tout ce qui préexiste dans la tête du lecteur (souvenirs personnels, fantasmes, lectures antérieures, questions existentielles, curiosités, savoirs, etc.). Certains, comme Umberto Eco, s’interrogent sur les « limites de l’interprétation », mais ne remettent pas fondamentalement en cause la liberté interprétative du lecteur. A cet égard, on parle même de « co-énonciation », comme si le lecteur créait en partie le sens d’une œuvre.
Les enfants, par définition, sont des apprentis lecteurs. Ils ne disposent pas d’autant de souvenirs, de savoirs, de fantasmes, de compétences même, qu’un lecteur adulte. S’ils ne perçoivent pas, dans un roman, un message implicite symbolique, ils ne peuvent pas le mettre en relation avec leurs propres expériences, et participent faiblement à la construction du sens. Par exemple, si un lecteur ne perçoit pas qu’un personnage d’ogresse 6 symbolise les mères abusives dans tous les domaines, il n’est pas en mesure de prendre en compte sa relation avec sa propre mère pour donner sens au livre.
Face à cette situation particulière, certains auteurs et éditeurs choisissent de proposer aux jeunes des livres qui restreignent la part de négociation prévue pour le lecteur, par exemple, des livres très explicatifs ou sans implicite. D’autres, au contraire, s’efforcent de proposer des œuvres ouvertes, négociables, chargées de symbolique, en faisant confiance aux jeunes lecteurs. C’est cette alternative que j’appelle la double postulation de la littérature de jeunesse.
Or les animations lecture, au-delà de la motivation à lire qui sert de moteur, proposent, pour beaucoup, des activités qui permettent aux jeunes de s’initier à la complexité littéraire, qui les aident à percevoir, par des consignes-jeux de lecture, tout ce qui leur échappe spontanément. Améliorant ainsi les capacités des jeunes lecteurs, elles contribuent à ouvrir leur mode de réception, ce qui leur permet alors de participer davantage à l’interprétation de ce qu’ils lisent.
Malgré les liens que j’établis entre ces approches habituellement distinctes, je centrerai cet article, principalement, sur les animations lecture.
De l’efficacité des animations lecture
D’après les observations d’animations lecture pratiquées spontanément, on peut en donner la définition suivante :
– l’animation lecture est une activité de médiation culturelle entre des livres et des enfants, destinée à réduire l’écart – physique, culturel, psychologique – qui existe entre les deux ;
– la nature de la médiation exclut l’obligation de lire imposée par un adulte. Elle consiste, au contraire, à créer une motivation incitant les enfants à aller vers les livres et à les lire ;
– les deux principales motivations créées par la médiation sont d’une part, une motivation ludique, et d’autre part, une motivation responsabilisante. Dans le premier cas, les livres sont proposés aux enfants dans le cadre d’un jeu (game 7) dont la première règle est qu’il est nécessaire de lire pour jouer ; mais nécessité n’est pas obligation (par exemple, le point commun, le procès littéraire, le défi-lecture…) 8 ; dans le second cas, les livres sont proposés aux enfants dans le cadre d’une activité sociale qui leur confie une responsabilité vis-à-vis d’autres personnes (par exemple, les grands lisent à des petits, les jeunes enregistrent des cassettes pour les aveugles, les jeunes jouent le rôle de mini-bibliothécaires…) ;
– le choix des livres est vaste et diversifié ;
– l’animation lecture n’impose pas à l’enfant de s’exprimer à propos des livres lus. Elle considère que cela ressortit à la sphère de l’intimité. En revanche, l’une des règles du jeu – ou l’une des nécessités de la responsabilisation –, peut inciter à révéler certains aspects de la lecture (par exemple, dans les nombreuses revues artisanales de critique de livres).
L’expérimentation réalisée en CM2 a montré que les enfants lisent bien plus de livres dans les classes qui pratiquent beaucoup d’animations lecture que dans celles qui le font moins ou pas du tout, et ceci quel que soit le critère pris en compte : nombre de romans, de livres (incluant donc aussi les bandes dessinées, les documentaires, les albums), de pages…
Par exemple, les deux classes où, en moyenne, les enfants lisent le moins de livres, sont une classe sans aucune animation lecture et une classe où l’on pratique principalement la lecture suivie (dont les critères ne correspondent pas à la définition de l’animation lecture). Dans ces deux classes, les enfants ont lu en moyenne de un à trois romans intégralement, de trois à quatorze livres (dans l’une des deux classes, les enfants lisent des BD), et de 500 à 1 000 pages.
La classe où les enfants lisent le plus (il y en a trois autres non loin derrière) est celle où l’enseignant a introduit le plus d’animations. En moyenne, ses élèves ont lu dans l’année : quinze romans, quarante-deux livres, 3 000 pages. Dans cette classe, les animations lecture étaient presque quotidiennes, à raison de quelques minutes à chaque fois en moyenne (la plus courte a duré deux minutes, la plus longue deux heures et demie). On a pu repérer douze animations différentes, intitulées : heure du conte (généralement en rapport avec des albums et non des contes, tout comme dans les bibliothèques qui utilisent ce terme), bourse aux livres, ronde des livres, coureurs de livres, safari livres, enregistrer un livre, point commun, des grands lisent à des petits, etc.
Il a également été possible de montrer que ces animations lecture, si elles profitent en priorité aux grands lecteurs – les innovations profitent toujours d’abord à ceux qui n’en auraient pas besoin –, ont une influence positive non négligeable sur les faibles lecteurs.
Il faut noter également que cette recherche ne recensait pas les lectures effectuées en classe, mais l’ensemble des lectures individuelles faites par chaque enfant, dans tous ses lieux de vie, grâce à un « répertoire de lecture » rempli quotidiennement, ce qui a permis également de reconstituer les profils de lecteur.
L’une des caractéristiques de ces profils mérite d’être notée ici : la distance qu’un enfant est prêt à parcourir pour se procurer des livres paraît proportionnelle à sa quantité de lecture. Les très petits lecteurs prennent surtout les livres chez eux (où il n’y en a guère) ; les moyens lecteurs s’alimentent à la BCD (bibliothèque centre documentaire) ; seuls les grands lecteurs se procurent essentiellement leurs lectures à la bibliothèque municipale. Mais il faut ajouter que plus on propose des livres différents aux enfants, à l’école, dans le cadre d’animations lecture, plus ces enfants sont nombreux, ensuite, à s’inscrire à la bibliothèque municipale, comme s’ils voulaient accéder à davantage de livres encore.
Cette recherche a permis de confirmer, quantitativement, nombre de constats empiriques faits par des médiateurs ou des innovateurs, avec des enfants, des adolescents ou des adultes (y compris des illettrés) : les animations font lire davantage, elles réconcilient avec les livres les personnes fâchées avec cette activité. Nombre d’actions réalisées en relation avec les bibliothèques, par exemple, et jadis décrites par la ville de Grenoble, les médiathèques de la banlieue parisienne ou le réseau des anciennes BCP (bibliothèques centrales de prêt), ont débouché sur une augmentation des prêts ou des inscrits. Le même phénomène a été maintes fois constaté dans les CDI (centres de documentation et d’information) de collèges et de lycées.
Récemment, j’ai eu l’occasion d’évaluer, par questionnaire, l’efficacité du Prix Goncourt des lycéens – une animation lecture authentique, qui correspond à la définition donnée plus haut. La plupart des enseignants ont donné des exemples d’adolescents qui, précédemment, ne lisaient pas et qui, dans le cadre de cette opération, ont lu cinq, six, ou dix des onze romans sélectionnés.
Hypothèses sur cette efficacité
Pour que quelqu’un lise ou ait envie de lire, il doit, j’en suis persuadé, être porteur d’un projet intérieur. Des chercheurs l’ont également constaté à propos de l’apprentissage de la lecture 9. Ce projet intérieur correspond à une structure mentale qui articule entre elles des motivations à lire et des compétences qui permettent de le faire.
Les compétences, au cours d’une autre recherche, sont appelées provisoirement des « petits savoirs ». Ce sont en quelque sorte des micro- compétences qui s’accumulent et qui concernent la maîtrise de la langue (décodage, phrases complexes, système anaphorique…), la sociabilité du livre (genres, collections, auteurs, lieux de prêt, classements…), la lecture littéraire (narrateur, personnages, articulation texte/images…), et les propres goûts des personnes (recherche de plaisir, questions existentielles, thèmes de prédilection…). Ce dernier ensemble correspond à une partie des motivations nécessaires, mais il peut y en avoir d’autres, comme le désir de s’insérer dans la société, l’envie de comprendre, la curiosité…
L’ensemble de ces « petits savoirs » et motivations s’articulent entre eux, d’une façon complexe, et c’est cette synthèse qui est à l’origine d’un comportement : lire d’une façon autonome.
Les animations lecture offrent, en quelque sorte, une motivation de substitution et, en même temps, mettent en place quantité de « petits savoirs » (par exemple, quand le « point commun » d’une pile de livres est le même éditeur, ou quand il s’agit de science-fiction, ou d’un narrateur-personnage…), pour ceux qui n’ont pas encore construit leur propre projet intérieur de lecteur.
La motivation ludique englobe aussi bien la recherche du plaisir que le désir de gagner, l’envie de partage à l’intérieur d’un groupe, la curiosité… La motivation responsabilisante regroupe le désir d’insertion, l’envie d’être reconnu, le besoin d’agir, la recherche d’autonomie…
Cependant, pareille hypothèse ne peut se concevoir que si l’on admet que les livres prennent alors le relais de l’animation lecture. En effet, les personnes qui entrent réellement en lecture à partir d’une animation sont certainement déjà proches de ce comportement, ce que Vygotski appelle « zone proximale ». Mais pour que le comportement de lecteur s’instaure durablement, encore faut-il que les livres tiennent leurs promesses, qu’ils soient suffisamment motivants par eux-mêmes. On a souvent dit qu’un lecteur était quelqu’un qui, à un moment donné, avait rencontré son livre. Cette rencontre doit donc être favorisée dans le cadre des animations lecture, après quoi il appartient à chacun de se mettre en quête d’autres livres procurant la même satisfaction, quitte à parcourir une certaine distance pour y parvenir.
Ainsi, bien que les comités de lecture ne soient pas des animations lecture (sauf quand les jeunes y participent, auquel cas elles deviennent des animations responsabilisantes), ils peuvent jouer un rôle dans leur préparation, à condition de ne pas se laisser piéger par l’idéologie des « bons » livres ou des éditeurs « littéraires », et de ne pas perdre de vue la variété de goûts des lecteurs potentiels.
Si les livres proposés sont suffisamment motivants par leur forme et leur contenu, alors je crois que le processus de quête de lecture peut s’autonomiser et se substituer à l’approche festive collective de l’animation.
Trois remarques à propos des animations
Trois remarques peuvent être faites à propos des animations.
1. L’animation lecture est une activité spécifique, orientée vers la lecture et la découverte des livres. La définition et les exemples donnés plus haut montrent qu’il ne s’agit pas de l’animation en général souvent pratiquée. Faire en sorte qu’une bibliothèque soit un lieu vivant, « animé », ne signifie pas pour autant qu’il fasse lire davantage. Par exemple, chose courante, lorsqu’un intervenant dit ses propres contes, qui ne sont pas publiés, et que l’animation est assimilable à un spectacle, il n’y a aucun lien avec la lecture, quel que soit le plaisir ressenti par les auditeurs.
En revanche, quand les contes qui font l’objet d’un spectacle existent sous forme de livres, et que ces derniers sont immédiatement mis à la disposition des auditeurs, on s’oriente vers l’animation lecture. Et quand, à l’occasion de ce qu’on appelle abusivement « heure du conte », un(e) bibliothécaire lit un livre (conte, album, court roman, ou documentaire), puis propose de nombreux autres ouvrages ayant éventuellement un lien avec celui-là (même thème, même collection, même auteur…), il s’agit pleinement d’une animation lecture.
D’ailleurs, il y a une façon toute simple de repérer une animation lecture. Au terme de pareille séquence, l’animateur propose toujours : « Qui veut emprunter un de ces livres ? », et les participants répondent positivement à cette offre de lecture, à une large majorité (par exemple, dans le cadre du point commun, du domino des livres, de la ronde des livres, ou du cache-livres). Dans les autres cas, la lecture des livres fait partie de la règle du jeu, ou de la responsabilité des jeunes.
2. Une animation lecture, aussi spectaculaire soit-elle, a peu de chance d’être efficace si elle ne s’inscrit pas dans la durée. En effet, les participants n’ont alors pas le temps de passer de la « zone proximale » au comportement établi. Ou, plus exactement, l’effet est aléatoire : par hasard, certains participants vont se sentir suffisamment concernés pour poursuivre, seuls, leur cheminement, comme lorsque les jeunes rencontrent, brièvement, un écrivain, dans un salon du livre, une bibliothèque ou une classe. En revanche, si la rencontre a été préparée en amont, les jeunes ont déjà lu des livres de l’écrivain, se sont posé des questions, se sentent concernés. Chaque fois qu’un médiateur prévoit une animation, il doit se demander quel en est l’objectif, et si la réponse est « faire lire », identifier la motivation proposée, et évaluer si les moyens utilisés pour la mettre en œuvre sont adéquats.
Dans l’exemple donné plus haut – celui de la classe qui a lu le plus de livres en une année –, l’efficacité des animations lecture tenait certainement à leur répétition (cinq minutes par jour, en moyenne).
3. Mais les animations lecture s’usent. Un autre facteur d’efficacité des animations pratiquées dans la classe de CM2 évoquée ci-dessus, c’est qu’aucune n’a eu le temps de s’user, une nouvelle animation prenant la place de la précédente.
Les deux causes principales de cette usure sont l’institutionnalisation et la déformation. Une animation innovante réussie donne envie aux médiateurs de la renouveler. Généralement, elle prend davantage d’ampleur à chaque réitération. Les institutions s’y intéressent alors et tendent à figer la règle du jeu, à rigidifier la méthodologie. Tant et si bien que cela commence à apparaître comme une contrainte à certains des participants (et des organisateurs, d’ailleurs). Ce type d’évolution a souvent été constaté, par exemple, à propos des concours de lecture.
La déformation est provoquée par les représentations figées des personnes. Un bon exemple, dans un autre domaine, est donné par le « texte libre » pratiqué depuis les années 20 dans les classes Freinet. J’ai moi-même entendu, il n’y a pas si longtemps, dans des classes traditionnelles : « Vous m’écrirez un texte libre pour mardi prochain, sur le thème de la peur » ! Quand une innovation rencontre le succès, son titre est fréquemment récupéré pour qualifier des activités qui n’ont rien à voir avec les objectifs initiaux, et qui en sont même aux antipodes. L’animation lecture intitulée le « défi lecture », inventée par Christine Méron et Jean-Jacques Maga, dans les années 80, à Caen, a rencontré un tel succès qu’elle est déformée de toutes les façons possibles. Ainsi, a-t-on pu lire, dans une revue professionnelle de documentalistes, un article décrivant un « défi lecture » portant sur un seul livre 10. Alors même qu’une des lois de l’animation est de proposer trente ou quarante titres variés.
En guise de conclusion
J’ai parlé, plus haut, de la « zone proximale », mais nombre de personnes n’en sont pas encore là. Pour lire, il est évident qu’il faut savoir lire. Mais ce que l’on sait moins, c’est que, pour lire de la fiction, il faut savoir ce qu’est un récit 11. Les bibliothécaires n’accueillent pas les personnes qui ne savent pas lire, mais ils commencent à recevoir des adolescents qui ne maîtrisent pas le récit, et qui sont le résultat d’une forme de « culture zapping ».
Pour être bref – et donc caricatural –, on peut dire que, dans le cerveau, la mémoire retient des îlots d’informations éparses, chacun lié à une émotion. Pour que s’établisse un comportement, une opération mentale doit permettre de relier ces îlots en une sorte de super-information armant le comportement. Par exemple, quelqu’un peut savoir où se situe la bibliothèque, savoir que les livres sont classés en grandes catégories, savoir comment se déplacer en ville, avoir envie de connaître quelque chose sur un thème précis… et ne jamais aller chercher un livre en bibliothèque. Parce que ces informations restent séparées, et qu’elles ne sont pas regroupées en un comportement moteur correspondant à un projet intérieur.
Dans la recherche en cours sur la réception, je constate que même des adolescents font une lecture quantitative (« j’ai lu x pages ») et zapping (« il y a… il y a… ») et non qualitative ; ils ne perçoivent pas le récit, mais sont sensibles à des bribes éparses de ce qu’ils lisent (un personnage, une péripétie, un lieu), et focalisent une émotion sur ces bribes non reliées entre elles.
De ce point de vue, beaucoup de choses contribuent au zapping, y compris la variété de l’offre dans les médiathèques. Si des adolescents savent trouver des disques compacts (CD) ou des vidéos en médiathèque, et que ces secteurs sont loin des livres, qu’est-ce qui pourrait les inciter à diriger leurs pas, également, vers les romans, à moins d’être déjà lecteurs ? Peut-être les choses seraient-elles différentes si une pré- structuration leur était offerte : par exemple, des médiathèques où, en un même lieu, on trouverait à la fois des livres, des CD et des vidéos, ne serait-ce qu’un roman, son adaptation cinématographique, la musique du film, et des documentaires ou biographies en rapport !
Février 1999