Une histoire de la lecture
essai
Alberto Manguel
Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un bon coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? » Franz Kafka, « Lettre à Oskar Pollack », 1904.
Quel livre ! On en sort assommé, repu, angoissé aussi, car on a beau s'être fait une idée de l'histoire de la lecture, on pressent qu'il y aurait bien d'autres histoires possibles, qui tiendraient compte de la personnalité de chacun, de son parcours et de sa culture, de son origine géographique, et des nombreux facteurs qui font l'être humain.
Alberto Manguel, né en Argentine, devenu citoyen canadien après bien des vicissitudes, polyglotte et traducteur, romancier, essayiste et critique, était sans doute, de par son parcours intellectuel, l'un des mieux placés pour écrire un tel livre, modestement intitulé Une Histoire de la lecture. Car il sait mieux que personne que « l' » histoire de la lecture ne peut guère être écrite, en tout cas certainement pas par un seul homme, qui n'en a qu'une vision subjective. Et c'est tant mieux, car chaque lecteur de son livre peut, ici ou là, apporter des correctifs, reporter une part de son expérience de lecteur ou de ses connaissances érudites pour confirmer, modifier ou critiquer telle ou telle assertion de l'auteur.
Rien n'est plus difficile, au demeurant, que d'écrire « une » histoire de la lecture. Il y faut des recherches nombreuses, des lectures savantes dans le trésor de l'humanité, car on a forcément besoin de remonter aux sources, de traquer les balbutiements de ce que fut la lecture dans des lieux ou des périodes au sujet desquels il ne nous reste que des traces à travers la littérature, de vérifier que les choses ne sont pas si simples, que, des commencements à Babylone, cette histoire finit par aboutir à nos modernes hypertextes sur ordinateur.
Un pari réussi
Il nous semble que Alberto Manguel a réussi son pari. Certes, il s'est entouré des plus prestigieuses cautions, des plus grands lecteurs de tous temps et de tous pays, comme Abélard, Alhazen, saint Ambroise, Aristote, saint Augustin, Roger Bacon, Borges, Cicéron, Colette, Dante, Dickens, Huxley, Kafka, Kipling, Louise Labé, Dame Murasaki, Pétrarque, Rabelais, Sei Shônagon, Sénèque, Stevenson, et bien d'autres, tous de grands lecteurs avant d'être de grands auteurs. Il en profite d'ailleurs pour montrer, à plusieurs reprises, que le livre n'existe que par le lecteur qui, d'une certaine manière, par sa lecture personnelle, le recrée et devient « auteur » à son tour, même d'un livre médiocre. Évidemment, remarque-t-il, « rares sont les lecteurs qui lisent L'Impure [de Guy Des Cars] comme une Madame Bovary du xxe siècle ».
C'est que le jour où l'on s'aperçoit que l'on sait lire est un jour fabuleux : le monde est à nous, on devient tout-puissant, on n'a plus besoin de passer par le truchement des autres, parents, amis ou éducateurs. C'est une sorte de rite de passage, trop longtemps réservé à un petit nombre dont le pouvoir était grand, des hommes principalement ; l'on sait bien que les femmes durent gagner le droit de savoir lire, et surtout de pouvoir lire tout. La rencontre avec les livres fut longtemps déficiente, en raison de leur faiblesse quantitative, à peine atténuée par les lectures à haute voix, mais aussi du fait que seules les langues nobles avaient droit à l'écrit : rappelons le choc que fut la publication de la traduction allemande de la Bible par Luther, et à quel point la ligne de séparation était grande entre ceux qui savaient le latin ou le grec et les autres
Mais même aujourd'hui, où les livres sont innombrables, où, comme le remarque Manguel, on peut acheter des Penguin dans quasiment tous les pays du monde, la rencontre avec le livre est une question de chance : c'est que les obstacles sont nombreux. D'abord, il faut bien sûr savoir lire, et l'analphabétisme et l'illettrisme ne sont pas éliminés. De plus, quand on n'est pas issu d'un milieu lettré où le livre a une place évidente, il faut effectuer un véritable parcours du combattant. Si des échoppes et magasins divers proposent bien quelques livres au milieu d'autres produits, leur choix reste limité, et la probabilité de rencontrer « le » livre ou « l' » auteur qui va embraser le lecteur, le pousser dans ses retranchements, en faire un passionné en recherche perpétuelle, y est forcément plus réduite que dans les vraies librairies et les bibliothèques publiques
Le classement des livres est lui-même souvent un barrage. L'ordre alphabétique n'a de sens que pour qui connaît les auteurs les classifications imposent une certaine tyrannie et obligent « le lecteur curieux à délivrer le livre de la catégorie à laquelle on l'a condamné », remarque l'auteur. Par ailleurs, les grands livres font l'objet de multiples éditions, et il n'est pas indifférent non plus de lire une édition ou une traduction particulière : combien de préfaces, de choix de typographie, de mauvaises présentations, ont-ils découragé de lecteurs ?
Enfin, lire requiert le silence, voire la solitude et dans notre monde moderne, rien n'est plus rare. Dans le tiers monde, les traditions de vie et l'augmentation de la population rendent l'isolement difficile. Dans nos sociétés, l'omniprésence de l'audiovisuel la radio, la chaîne hi-fi, la télévision, et demain, l'ordinateur dans chaque chambre, réduit peu à peu l'espace et le temps qui pourraient être consacrés à la lecture, édification personnelle, exercice spirituel. Or, « le plaisir pris à lire dépend du confort physique du lecteur ».
Un livre jubilatoire
Une Histoire de la lecture est un livre jubilatoire, et, pour reprendre les métaphores gastronomiques de l'auteur, on le goûte, on le savoure, on le rumine, on le digère, avec parfois l'envie de le dévorer, voire de l'avaler. Il se lit comme un roman, pas du tout chronologique, même si chaque chapitre est souvent construit comme une histoire individuelle, mais les va-et-vient dans l'espace et le temps sont nombreux.
C'est un livre savant (les trente pages de notes bibliographiques en sont un témoignage), mais pas du tout abscons ; il est, au contraire, d'une clarté absolue, au point de s'écrier de temps à autre, comme un détective : « Bon sang, mais c'est bien sûr ». Par ailleurs, il est souvent d'un humour délicieux : ainsi, Manguel parle d'Alexandre le Grand, élève d'Aristote, et fin lettré, « en ces temps lointains où les généraux savaient lire ».
Chacun, selon ses désirs, appréciera davantage ce que l'auteur nous dit de la lecture silencieuse, de la lecture des images, de la forme du livre, des lieux de lecture notamment du lit, de la censure, de la qualité des lectures D'autres seront sensibles à la remarquable variété des illustrations, souvent peu connues, qui vont des tablettes d'argile mésopotamiennes aux peintures de toutes les époques, aux vitraux médiévaux, des représentations de lecteurs, aux meubles créés pour la lecture, aux bibliothèques et bien sûr aux livres eux-mêmes. C'est ainsi un très beau livre que tout bibliothécaire se doit de posséder. Il stimule le goût de lire, de réfléchir à ses propres façons de lire et fera découvrir des auteurs et des titres, ce qui n'est pas le moindre de ses mérites.