Les non-usagers des bibliothèques parisiennes

Aline Girard-Billon

Jean-François Hersent

L’enquête commanditée par l’Observatoire permanent de la lecture publique à Paris (OPLPP) et réalisée en 1997 par SCP Communication comportait deux volets : l’un sur les usagers des bibliothèques de la capitale, l’autre sur les Parisiens ne fréquentant aucune bibliothèque. Les observations concernant les usagers ont fait l’objet de deux articles dans le BBF 1. Ce sont les résultats de la phase d’enquête sur les non-usagers des bibliothèques qui sont présentés ici.

L’échantillon

La phase d’enquête sur les Parisiens non-usagers des bibliothèques a été réalisée du 26 au 31 mai 1997, auprès d’un échantillon de 508 personnes représentatives par arrondissement de l’ensemble de la population de la Ville de Paris. La sélection des personnes interrogées s’est faite par tirage aléatoire (une personne retenue sur trois) ; les points d’enquête ont été nombreux (un à deux par arrondissement, situés dans des zones « neutres », c’est-à-dire assez éloignées des bibliothèques à la sortie desquelles l’enquête « usagers » était en cours, et de préférence dans des rues d’habitation) ; les entretiens ont eu lieu en face à face. Deux questions filtres permettaient d’identifier les non-usagers qui devaient faire l’objet de l’enquête, c’est-à-dire ceux habitant Paris intra-muros et ne fréquentant aucune bibliothèque, quelle qu’elle soit 2.

Les résultats

Qui sont-ils et pourquoi ne vont-ils pas dans une des nombreuses bibliothèques situées sur le territoire de Paris ? Telles étaient les questions pour lesquelles l’OPLPP souhaitait avoir des éléments de réponse.

Qui sont-ils ? Les Parisiens ne fréquentant aucune bibliothèque à Paris sont représentés dans chacune des catégories socioprofessionnelles et ce, quels que soient les arrondissements – même s’ils le sont à des degrés divers. C’est dire que le niveau socio-économique n’est pas à lui seul suffisant pour rendre compte de cette non-pratique. En fait, ce sont avant tout les pratiques de lecture et le rapport au livre qui distinguent usagers et non-usagers des bibliothèques.

Les forts lecteurs – c’est-à-dire ceux qui consacrent au moins une heure par jour à la lecture – fréquentent en général les bibliothèques, alors que les faibles lecteurs – une demi-heure au maximum – les fréquentent moins.

Si l’on considère le nombre de livres lus en moyenne par an (en incluant aussi bien les lectures de vacances et de loisirs que les lectures de travail), on retrouve les mêmes observations : les non-usagers déclarent une moyenne de 21 livres lus par an, soit 1,75 livre par mois, alors que les usagers déclarent 54 livres par an, soit 4,5 livres par mois 3. Ces résultats recoupent ceux de l’enquête DLL/BPI menée en 1995 sur L’Expérience et l’image des bibliothèques municipales 4 : deux tiers des non-usagers déclaraient avoir lu au moins un livre en entier au cours des trois mois précédant l’enquête, alors que la proportion était en moyenne de 84 % chez les usagers des bibliothèques municipales (et de 89 % chez les inscrits).

Dans le même ordre d’idées, on observe que les non-usagers des bibliothèques consacrent moins de temps à la lecture en moyenne que les usagers.

Pourquoi ne fréquentent-ils pas les bibliothèques ? Trois types de réponses se détachent nettement.

La première réponse par ordre d’importance est « Je n’ai pas le temps » (42 %). C’est une réponse « excuse » mais elle montre aussi que « l’on ne prend pas le temps » : la fréquentation d’une bibliothèque n’est pas seulement affaire d’utilité ; tout simplement elle ne fait pas partie des habitudes ou des activités qui occupent le temps libre des non-usagers.

La deuxième réponse concerne le lien avec le livre : 38 % des non-usagers interrogés déclarent qu’ils préfèrent acheter les livres qu’ils lisent pour les garder 5. Cette proportion s’élève à 45 % chez les personnes ayant un niveau d’études supérieur et à 48 % chez les personnes qui lisent une heure ou plus par jour. Il est permis de voir là un symptôme assez net de la consécration de « l’objet livre » en tant que symbole culturel, répandu non seulement chez les forts lecteurs mais également chez les faibles lecteurs.

La troisième réponse renvoie à un rapport utilitaire à la bibliothèque : 23 % des personnes interrogées déclarent qu’elles ne fréquentent pas de bibliothèque tout simplement parce qu’elles ne lisent pas beaucoup 6. Mais cette réponse émane de 44 % de non-usagers ayant un niveau d’études primaire.

La même proportion (23 %) avance un autre argument : ces personnes n’aiment pas les contraintes de l’emprunt (28 % parmi les diplômés de l’enseignement supérieur).

Pourtant, pour les non-usagers, les bibliothèques ne sont pas inconnues même s’ils en ont une image toute particulière.

Près des trois quarts (74 %), en effet, connaissent des gens qui fréquentent les bibliothèques – dont 52 % sont des membres de leur famille. Du reste, pour presque les deux tiers d’entre eux, une bibliothèque est un lieu ouvert à tous. Mais 21 % pensent que c’est un lieu que l’on fréquente durant sa scolarité et 14 % estiment que les bibliothèques sont des lieux que l’on fréquente quand on lit beaucoup.

Le rapport au livre

C’est qu’effectivement, le rapport au livre, ainsi qu’on l’a vu, semble être le facteur le plus discriminant : « l’objet livre » n’est pas un objet de consommation courante pour un grand nombre de non-usagers des bibliothèques. 40 % d’entre eux ont déclaré avoir acheté un livre dans les trois mois ou plus précédant l’enquête (dont 16 % dans l’année écoulée), 29 % dans le mois précédant l’enquête et 30 % pour la dernière fois une semaine avant l’enquête.

Toutefois, les choses changent dès qu’on analyse les réponses des non-usagers moyens ou forts lecteurs, c’est-à-dire les personnes lisant une heure et plus par jour : un sur deux a déclaré avoir acheté un livre une semaine avant l’enquête, 27 % un mois avant et 22 % dans un délai égal ou supérieur à trois mois.

Cette plus grande distance des non-usagers vis-à-vis du livre se manifeste également sous l’angle de la socialisation et de l’échange – en l’espèce beaucoup moins présents – autour du livre. Si plus des deux tiers (69 %), en effet, ont déclaré avoir acheté un livre pour l’offrir dans les trois mois ou plus précédant l’enquête – 29 % néanmoins déclarent ne pas l’avoir fait dans l’année écoulée –, ils ne sont que 14 % à avoir offert un livre dans le mois précédant l’enquête 7 et 11 % pour la dernière fois une semaine avant l’enquête.

Au bout du compte, les Parisiens non-usagers des bibliothèques sont, pour une forte proportion d’entre eux, des personnes qui lisent peu de livres. Même chez ceux qui sont des moyens ou forts lecteurs (c’est-à-dire qui lisent une heure et plus par jour), le nombre de livres lus est moins important que chez les usagers des bibliothèques. De fait, la bibliothèque, même pour les grands lecteurs non fréquentants, ne constitue ni un pôle d’attraction, ni un endroit privilégié, pas plus qu’un lieu de référence.

Illustration
Temps consacré à la lecture en moyenne par jour

  1. (retour)↑  Aline Girard-Billon, Jean-François Hersent, « Pratiques des bibliothèques à Paris aujourd’hui : résultats d’une enquête de l’OPLPP », BBF, 1998, t. 43, n° 4, p. 13-22 et « Les usagers des bibliothèques parisiennes : pratiques de lecture » dans la présente livraison, p. 43-49.
  2. (retour)↑  Il faut préciser cependant que l’échantillon des non-usagers interrogés ne peut pas être considéré comme représentatif de l’ensemble des non-usagers parisiens – l’interrogation d’un échantillon représentatif de non-usagers aurait nécessité la constitution d’un échantillon parisien représentatif au sein duquel on aurait isolé les non-usagers. Les résultats présentés ne concernent donc que la population de non-usagers interrogés.
  3. (retour)↑  En outre, on peut remarquer que, même auprès des personnes déclarant lire une heure et plus par jour, le nombre de livres lus est de 32, soit 2,66 par mois en moyenne, soit moins que les usagers des bibliothèques.
  4. (retour)↑  Cf. Anne-Marie Bertrand et Jean-François Hersent : « Les usagers et leur bibliothèque municipale », BBF, 1996, t. 41, n° 6, p. 8-17.
  5. (retour)↑  Dans l’enquête DLL/BPI de 1995, L’Expérience et l’image des bibliothèques municipales, deux tiers des non-usagers interrogés avaient répondu : « Je préfère acheter et lire mes livres à moi ». Cf. aussi, dans l’article d’Anne-Marie Bertrand, le tableau 5 p. 41.
  6. (retour)↑  Dans la même enquête DLL/BPI, op. cit., 51 % des non-usagers interrogés étaient dans ce cas.
  7. (retour)↑  Mais 20 % pour les personnes lisant une heure et plus par jour.