Musées et bibliothèques littéraires : du « sanctuaire » au centre culturel ?

Philippe Hoch

À l’occasion de l’exposition internationale des arts et techniques de Paris, en 1937, Julien Cain présentait une « ébauche » et les « premiers éléments d’un musée de la Littérature ». L’entreprise, qui avait bénéficié du patronage illustre de Paul Valéry, ne connut cependant point les développements que son auteur avait voulu lui donner.

S’il n’existe toujours pas en France de grand établissement dont l’objet serait non de présenter tel auteur ou telle école, mais de « donner à voir » la « matière littéraire » elle-même, nombreux sont en revanche les musées, les maisons d’écrivain, mais aussi – investies toutefois d’une mission quelque peu différente – les bibliothèques, chargés de conserver, de communiquer et de mettre en valeur des collections monographiques. Ces institutions, petites ou grandes, bien fréquentées ou méconnues, rencontrent des problèmes qui, en raison du domaine – la littérature – qu’elles ont en partage, intéressent à la fois les conservateurs de musées, les bibliothécaires, voire les archivistes.

Ces trois professions étaient largement représentées lors de la journée d’étude proposée le 13 avril 1996 à l’auditorium de la Bibliothèque nationale de France. Une centaine de personnes – parmi lesquelles figuraient des libraires, professeurs, responsables de centres culturels ou de sociétés d’amis des musées – avaient répondu à l’invitation de l’Association des bibliothécaires français.

Au nom des organisateurs et des bibliothécaires en général, Maud Espérou fit part de leurs interrogations et proposa quelques pistes de réflexion. Si les musées littéraires et les maisons natales d’auteurs plus ou moins célèbres apparaissent bien dans les guides spécialisés, il n’en va pas de même des bibliothèques, à l’exception toutefois des plus importantes d’entre elles. Aucun répertoire ne recense les ressources documentaires qui dépendent, précisément, des musées littéraires. Les chercheurs savent combien il est difficile non seulement de localiser les fonds de manuscrits ou les correspondances, mais aussi d’y accéder, en particulier lorsque ces collections relèvent du domaine privé.

En amont de la communication des documents, pour la constitution même des fonds et la collecte des pièces de musée, bibliothécaires et muséographes se trouvent confrontés à la nécessité d’établir des critères pertinents, afin, d’une part, d’éviter une concurrence regrettable entre établissements et, d’autre part, de servir tout à la fois les intérêts – divergents – de la recherche et ceux d’un large public, sans tomber toutefois dans le travers du « fétichisme ».

Décloisonner

Blanche Grinbaum-Salgas, qui élabora en 1992 une carte des maisons d’écrivains, s’interrogea sur le culte de « la relique mise sous vitrine », qui résulte trop souvent d’une coupure funeste entre des institutions parfois sclérosées et la vie littéraire dans ses expressions foisonnantes. Musées et bibliothèques ne souffrent pas seulement d’une insuffisante attention portée à la création poétique ou romanesque ; ils pâtissent aussi d’un criant manque de collaboration entre eux et de l’absence de liens avec l’université. Le mot d’ordre est donc de « décloisonner ».

La diversité extrême des statuts juridiques et des situations administratives ne rend pas toujours aisée une telle démarche. Le comte d’Haussonville, propriétaire du château de Coppet, en Suisse, qui appartint à Madame de Staël, fit part des difficultés que connaît un particulier, héritier d’un patrimoine à la fois monumental et littéraire dont il a toute la charge, morale et financière. Soucieux d’entretenir la présence staëlienne à Coppet et de prendre part aux initiatives (colloques, publications…) visant à faire mieux connaître l’auteur qui y vécut, le dixième propriétaire du château n’est cependant pas en mesure, de son propre aveu, de rendre aux érudits les services que propose une institution publique.

Le souvenir et l’avenir

Un musée littéraire doit assurer, précisément, une « pluralité de fonctions » qu’évoqua Judith Meyer-Petit, directeur de la Maison de Balzac à Paris. Il s’agit d’« associer le souvenir et l’avenir » en développant les collections permanentes, en combinant expositions temporaires, activités pédagogiques, colloques, et en enrichissant la bibliothèque. Ce dernier point n’est sans doute pas le moins important : un musée littéraire doit être à la fois musée et bibliothèque, indissociablement, et Judith Meyer-Petit plaida à son tour en faveur de relations plus étroites entre deux mondes qui, souvent encore, s’ignorent avec superbe.

Comme Balzac, Chateaubriand a suscité bien plus qu’un « espace sanctuaire ». Le musée, que présenta Bernard Degout, reconstitué selon « le principe des sympathies de réminiscences », ne se contente pas de proposer aux visiteurs des « reliques », mais offre une palette d’activités (spectacles historiques, conférences, séminaires…) et de services (centre de documentation, accueil de chercheurs dans deux appartements prévus à cet effet) qui font de la Maison de Chateaubriand un centre culturel se mouvant entre tradition et innovation.

À Grenoble, comme l’expliqua Yves Jocteur-Montrozier, la mémoire stendhalienne est cultivée en trois sites distincts : la bibliothèque municipale, tout d’abord, que dirigea en son temps le grand-père de Beyle et qui conserve aujourd’hui les trois-quarts de ses manuscrits ; le musée Stendhal, créé dans un contexte difficile en 1934 et administré par la bibliothèque ; le logement du grand-père de l’écrivain, enfin, « lieu chargé de mémoire ». De plus, en 1995, l’appartement natal de Stendhal s’est libéré, événement qui conduira à une utilisation nouvelle des espaces stendhaliens, pour laquelle une réflexion largement ouverte est engagée.

Chercher et créer

La vocation de la Fondation Elsa Triolet-Louis Aragon est, quant à elle, très précisément définie. Son directeur, Michel Apel-Muller, a l’ambition de transformer la propriété de Saint-Arnoult, un ancien moulin qu’Aragon légua à l’État, en un site voué à la création littéraire et à la recherche artistique, grâce aux 170 000 documents (dont 60 000 manuscrits) que l’écrivain céda au CNRS et qui seront installés dans la Maison Triolet-Aragon, où ils pourront être étudiés à loisir dans un cadre champêtre.

Ce n’est pas à la création poétique, mais à l’ethnologie régionale qu’est aujourd’hui consacrée la Maison Joë Bousquet à Carcassonne, dont Catherine Velay-Vallantin retraça l’histoire. La chambre de l’écrivain, blessé durant la Grande Guerre et resté invalide, se transforma durant plus de trente années en un foyer intellectuel actif où se retrouvaient ces « passants considérables » que furent Ernst, Bellmer, Dubuffet, Valéry, Gide, Éluard, Aragon et d’autres encore. Joë Bousquet manifesta de bonne heure un vif intérêt pour les recherches ethnographiques menées à partir de 1937 par le Groupe audois d’études folkloriques. Ces investigations bénéficient désormais, à Carcassonne, du « patronage » et de la « présence » de l’une des figures les plus singulières de la littérature de ce siècle.

Les projets documentaires

Madame de Staël, Balzac, Stendhal, Aragon, Bousquet : ce ne furent là que quelques exemples, pris parmi bien d’autres et, à la faveur des discussions, le rôle, les difficultés et les ambitions de plusieurs autres institutions furent évoqués. De même, une table ronde centrée sur les projets documentaires qu’étudient ou qu’ont menés à bien différents établissements, permit à l’auditoire de faire connaissance encore avec le Centre international George Sand du Tertre (Orne), en cours de travaux, voué à l’étude du romantisme sous ses versants littéraire et musical ; la Maison Pierre Loti de Rochefort, dont le centre de documentation devrait servir à la constitution d’une base de données ; la bibliothèque de Roger Martin du Gard à Sérigny, qui accueille des groupes de recherche et produit des spectacles ; le Centre de documentation Jules Verne à Amiens, qu’un statut associatif et un fonctionnement reposant sur le bénévolat rendent fragile. Enfin, Robert Tranchida, maître d’œuvre de la journée, présenta la politique documentaire de la Maison de Balzac, dont la bibliothèque, créée en 1971, est devenue un centre d’étude et de recherche réputé ; ses ressources devraient, elles aussi, être mieux connues grâce à une future base de données, à une banque d’images numérisées et à un CD-Rom.

À l’étranger

Les organisateurs de cette rencontre – la première du genre – avaient souhaité que le bilan, tout provisoire, de la situation des musées et bibliothèques littéraires français fût complété par une ouverture sur l’étranger. Sarah Fox-Pitt, venue de la Tate Gallery à Londres, présenta un projet de guide international des archives littéraires et artistiques, à la rédaction duquel travaille depuis plusieurs années le Conseil international des archives, en collaboration avec la Fédération internationale des associations de bibliothécaires. Quelque trois mille institutions devraient figurer dans cet ambitieux répertoire. Sa mise en œuvre devrait être l’occasion d’intensifier des échanges internationaux encore insuffisants et de parvenir à l’élaboration d’un langage commun.

Dans l’enquête dont Sarah Fox-Pitt entretint l’assemblée, l’Allemagne occupera sans nul doute une place de choix. Les musées littéraires y sont en effet, selon Friedrich Pfäfflin, « une tradition ». L’ancienneté et le nombre élevé de ces établissements – deux cents environ – désignent la situation en République fédérale comme exemplaire. Ainsi, la seule ville de Marbach-am-Neckar (12 000 habitants) réunit la Maison natale de Schiller, le Musée national Schiller (créé en 1903) et les Archives de la littérature allemande, qui gèrent quelque mille successions littéraires. De ce fait, Marbach possède une véritable vocation nationale que nul ne songe à lui contester.

Sortir du flou

Invité à clore les travaux, Michel Melot rappela que la trente-neuvième mesure du « plan d’action pour le livre et la lecture » annoncé par le ministre de la Culture visait à créer un réseau des maisons d’écrivains. Cette sollicitude ne doit cependant pas faire oublier une « malédiction des organigrammes » comparable à celle qui frappe les bibliothèques musicales, les directions de tutelle se renvoyant mutuellement la balle. Du reste, selon le président du Conseil supérieur des bibliothèques, le « flou administratif » recouvre un « flou intellectuel » qui devrait inciter les professionnels à œuvrer selon plusieurs axes : identifier un « patrimoine dispersé » à l’excès, en rassembler les « éléments épars » ; confier plus systématiquement musées et bibliothèques à des personnels formés et compétents ; « animer et faire vivre » ces structures, qui sont certes des « lieux de mémoire », mais aussi des lieux de recherche « insérés dans la vie littéraire et la création » ; enfin, fédérer les expériences menées dans toute l’Europe. Pour ce faire, Michel Melot invita ses collègues à « investir les organisations internationales », dans lesquelles la France se trouve notoirement sous-représentée.