Bibliothèques départementales de prêt

Le Cinquantenaire

Isabelle Masse

Les 13 et 14 novembre 1995, les bibliothèques départementales de prêt (BDP) - tout comme l'Organisation des Nations Unies, l'Ecole nationale d'administration et la Documentation française quelques semaines plus tôt - fêtaient le cinquantenaire de leur création, dans la grande salle du Centre Georges Pompidou, au cours d'un colloque organisé par l'ADBDP (Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt), avec le soutien de la Direction du livre et de la lecture, et la collaboration de la Bibliothèque publique d'information. Etaient réunis représentants de ministères, sociologues, historiens, élus, bibliothécaires, tous présents pour débattre de l'avenir, du rôle, des formes, et des moyens à mettre en oeuvre pour les BDP et la lecture en zone rurale.

L'histoire des BDP commence en effet le 2 novembre 1945 par une ordonnance ministérielle donnant le principe de création d'une bibliothèque par département, et ayant pour ambition de couvrir le territoire. Huit BCP sont créées cette année-là, et ce n'est que depuis 1982 que l'ensemble du territoire est couvert. Aujourd'hui, les BDP sont au nombre de 96, avec 60 annexes. 400 bibliobus desservent plus de 30 000 relais-lecture disséminés dans toute la France rurale (bibliothèques municipales, écoles, collèges...).

Amenagement du territoire

Pour la DATAR (Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale), la culture est un élément clef de l'aménagement du territoire. Le réseau des BDP s'inscrit par conséquent dans les dispositions de la loi du 4 février 1995 sur l'aménagement du territoire. Etat, collectivités locales, acteurs économiques, participent ensemble à la lutte contre les inégalités sociales, pour la garantie des mêmes conditions de vie, et pour l'égalité des chances sur tout le territoire. Ils mènent une réflexion sur la réorganisation des services publics - qui doivent agir en coopération et pratiquer la polyvalence -, et sur la mise en place de nouveaux moyens pour le développement local.

Pour Jean Viard, chercheur au Centre d'études de la vie politique française, l'opposition urbain/rural n'a plus grand sens. En ville, la campagne est aujourd'hui considérée d'une manière bien différente. Campagne est aujourd'hui synonyme de liberté, de repos, de calme, en totale opposition avec le vacarme et les contraintes (!) de la vie en ville. Quant au monde actuel, habitants des villes et habitants des champs se le représentent à peu près de la même manière - phénomène probablement dû à l'influence des médias -, même si chacun de son côté est persuadé du contraire.

Les politiques culturelles

Depuis 1945, la culture s'institutionnalise de plus en plus. Les acteurs se multiplient. Pascal Ory, historien et professeur à l'Université de Versailles-Saint-Quentin, distingue trois périodes : la IVe République, au cours de laquelle ont émergé les notions de politique des loisirs et de la jeunesse, et où le théâtre a pris son essor (centres dramatiques nationaux, jeunes compagnies) ; la Ve République, elle-même divisée en deux parties, avec la toute nouvelle autonomie du ministère des Affaires culturelles (André Malraux), une dimension culturelle visible en termes d'aménagement du territoire, et un chef de l'Etat devenu un agent culturel actif (Georges Pompidou) ; puis à l'arrivée de François Mitterrand et Jack Lang, un budget amplifié et un plus grand interventionnisme. L'Etat a maintenant un rôle d'incitateur par la déconcentration, et par l'intermédiaire de services extérieurs solides, comme les DRAC (Directions régionales des affaires culturelles). Dans les collectivités locales, est apparue une nouvelle génération d'élus, plus sensibilisés à la culture.

Pour Pascal Ory, l'échelle départementale pourrait bien se trouver privilégiée, et représenter un équilibre entre le national (menacé par l'Europe ?) et l'émergence, sur le modèle de l'Etat central, des politiques culturelles municipales et régionales.

Richesse et évolution

Bertrand Calenge, directeur de l'Institut de formation des bibliothécaires, montrera la richesse et l'adaptabilité du modèle des BDP. La bibliothèque « symbiotique-dynamique », conception originale du partenariat, aide les petites bibliothèques à grandir, à être efficaces et autonomes, avec un réseau de correspondants au sein duquel les partenaires s'enrichissent et se stimulent mutuellement. La BDP est une tête de réseau modeste, souple et inventive. Elle est un solide point d'appui, détermine des objectifs bien identifiés, va hors les murs, et structure son territoire documentaire. Enfin, elle devient virtuelle, et sa logique de services se substitue à une logique de diffusion.

Pour Michel Melot, président du Conseil supérieur des bibliothèques, six questions essentielles se posent, au coeur de l'évolution des BDP.

- le statut et la place des BDP dans une loi sur la lecture publique. A l'heure actuelle, aucun texte législatif et réglementaire ne les « arrime » au département. Elles sont ignorées par les régions, situation cependant atténuée par l'attitude généralement positive des conseils généraux. Leur santé est donc bonne, mais reste fragile. Déprofessionnalisation et privatisation sont deux risques particulièrement importants à l'heure actuelle : les bibliothèques doivent être confiées à des bibliothécaires professionnels ; la lecture publique est laïque : le fait que des BDP soient confiées à des services privés, voire confessionnels - ce qui arrive parfois aujourd'hui -, est une atteinte évidente à la laïcité de l'Etat, et par conséquent inadmissible ;

- le morcellement des communes françaises - au nombre de 36 664 - et la nécessité de l'intercommunalité sont la deuxième question. Les BDP pratiquent en permanence négociations et conventionnements avec les communes 1. La coopération intercommunale est à l'ordre du jour ;

- le bénévolat. Michel Melot évoquera le recours aux bénévoles (qu'on appelle aussi volontaires), entraîné par l'excès de dessertes. Ils sont aujourd'hui entre 50 et 70 000. Il ne faut ni occulter, ni sous-estimer ce phénomène, car, dû au manque permanent de personnel, il est inéluctable. Mais il ne doit en aucun cas empêcher l'embauche 2 ;

- l'évolution de la population des zones rurales. Son émiettement, les demandes de plus en plus spécialisées, et professionnalisées, rendent difficiles les réponses à tous les besoins. Il devient nécessaire de mettre en place des accords de partenariat avec les bibliothèques municipales ou universitaires proches, de développer des services de documentation spécifiques, d'apprendre à fonctionner en réseau ;

- l'évolution des bibliothèques circulantes vers un service départemental de lecture à structure différente. Ce phénomène vient de la diversification des demandes, de la multiplication des relais, donc des centres de ressources, de services autres que la fourniture des livres, et entraîne la nécessité de nouvelles compétences, de nouveaux personnels, de nouvelles formes de bâtiment, de salles de formation, de lieux de stockage, d'exposition, d'ateliers, de techniciens ;

- enfin, la place des BDP par rapport aux établissements scolaires et leur rôle pédagogique. Leurs rapports doivent être différemment dosés, et les négociations menées de manière à ce que les deux services se confortent l'un l'autre, car la mission de formation permanente, en dehors ou après l'école, devient de plus en plus évidente.

Michel Melot insistera sur le rôle important de l'ADBDP, et de sa revue Transversales 3, qui toutes deux rendent compte de l'état de la lecture publique dans les départements au Conseil supérieur des bibliothèques, et sont des interlocuteurs compétents face aux pouvoirs publics.

Culture et mutations technologiques

Pour Dominique Wolton, directeur du Laboratoire Communication et politique du CNRS, qui donnera, dans une intervention impétueuse et quelque peu provocatrice, sa vision des rapports entre culture et mutations technologiques de communication, on assiste actuellement à une standardisation du contenu de l'information jamais réalisée dans toute l'histoire culturelle. Il devient nécessaire de préserver les politiques de défense du livre, de résister au mouvement de segmentation, de fragmentation, donc de maintenir les médias généralistes d'accès à la culture dont le rôle est essentiel (pas de chaînes spécifiques pour la télévision), de réaliser un équilibre stable entre médias publics et médias privés, de résister aux nouvelles technologies en général, et, en particulier, de se méfier de leur introduction à l'école, et tout ceci bien sûr sans sentiment de culpabilité.

La dernière demi-journée donnera la parole à des élus, venant de Gironde, des Côtes-d'Armor, du Jura et de l'Isère. Chacun donnera un aperçu de la politique culturelle de son département, et en particulier, de la politique de la lecture.

Dans les Côtes-d'Armor, l'approche intercommunale a bien répondu à la loi de 1992, par l'élaboration d'un projet de développement de la lecture publique sur le territoire de communes travaillant ensemble, l'établissement d'un budget financier, et la création d'un poste de bibliothécaire intercommunal 4. La BDP de l'Isère a cinquante ans. Un plan d'action sur quatre ans est aujourd'hui en cours - unité de lecture intercommunale, restructuration du réseau des bibliobus, aide aux bibliothèques communales, aide à la création de postes de bibliothécaires, et professionalisation renforcée.

Enfin, venu d'au-delà du Rhin, Peter Borchardt, directeur des bibliothèques de Berlin, donnait un aperçu de la situation en Allemagne (80 millions d'habitants, 16 000 communes). 70 % de la population a un accès direct à une bibliothèque de lecture publique. Il n'existe pas d'équivalent au réseau de BDP françaises, mais des institutions de promotion de la lecture et des bibliothèques dans les régions rurales, appelées Fachstellen. Ces institutions encouragent la construction de bibliothèques, la formation professionnelle et/ou continue, les expositions, les animations. En revanche, le bénévolat n'existe absolument pas.

Jean-Sébastien Dupuit, directeur du Livre et de la Lecture, fermait ce colloque dense, qui restera marqué par une forte participation du public, et par la présence d'un cercle d'intervenants élargi. Beaucoup de tâches ont été accomplies, mais il y a encore un long chemin à parcourir. Rendez-vous était pris pour le centenaire !

  1. (retour)↑  Voir l'article d'Anne DIVE sur les résultats de l'enquête sur le conventionnement des services des BDP avec leurs relais, Transversales, num. 50, 2 nov. 1995, p. 11-15.
  2. (retour)↑  Le bénévolat sera évoqué aussi par François COURSIN, vice-président du Conseil national de la vie associative, créé sous le gouvernement de Pierre Mauroy. Le CNVA représente les positions de l'ensemble des associations ; de nombreuses concertations ont lieu entre mouvements associatifs et pouvoirs publics. Les rapports bénévolat/emploi sont depuis longtemps marqués par de nombreuses critiques. Pour les uns, le bénévolat empêche les créations d'emplois, et les bénévoles sont des amateurs ; pour les autres, la professionnalisation tue le bénévolat, donc la vie associative. Des mesures sont proposées : réflexion sur une possibilité de congés ou de conventions de formation, etc. Pour François Coursin, l'engagement volontaire peut être un facteur éminent d'intégration sociale, voire d'insertion.
  3. (retour)↑  Transversales, Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt (BDP de l'Ain, 31 rue Juliette Récamier, 01000 Bourg-en-Bresse).
  4. (retour)↑  Philippe DOUSTE-BLAZY, ministre de la culture, a présenté lors du conseil des ministres du 19 octobre 1995 les objectifs de la politique du livre et de la lecture. L’un de ces objectifs est de favoriser la création d’emplois de bibliothécaires à temps partagé dans les petites communes rurales.