Les livres qui parlent

François Lapèlerie

Dans le récent compte rendu de la journée d'étude intitulée Le livre parlé 1 il n'a pas été question de la production et de l'utilisation de livres qui parlent aux Etats-Unis. Quelques informations à ce sujet peuvent intéresser les (nombreux) lecteurs du Bulletin des bibliothèques de France. Personne n'en doute.

Une industrie à part entière

Depuis une vingtaine d'années, l'audiolivre (audiobook) connaît une croissance régulière aux Etats-Unis, sans rapport avec ce que nous voyons en France. Même si le bénévolat existe toujours, c'est devenu une industrie à part entière. Les producteurs sont des sociétés importantes, qui se sont regroupées au sein de l'Audio Publishers Association (APA). L'APA publie régulièrement des statistiques et des enquêtes.

Cela s'explique certes par la taille du marché américain qui est à l'échelle d'un continent, mais aussi par les caractéristiques de la clientèle américaine. L'audiolivre en effet n'a plus depuis longtemps cette image étroite de service aux handicapés qu'il a encore trop souvent de ce côté de l'Atlantique. Tous les publics sont visés et sont utilisateurs. Si l'acheteur type de l'audiolivre, selon la profession, est une personne qui a un niveau d'études supérieures, 30 ans, et des revenus de 35 000 dollars annuels, il n'en demeure pas moins que la majorité des utilisateurs ne correspond pas à ce profil. On y trouve des jeunes, des autodidactes, des automobilistes qui passent de longues heures dans leurs voitures (et dans les embouteillages) et aussi des chauffeurs routiers qui n'ont pas tous le front bas de Sylvester Stallone dans Over the top. L'Américain, qui n'est pas l'illettré que l'on caricature volontiers - il suffit de voir les bibliothèques publiques américaines - utilise fréquemment l'audiolivre dans la vie quotidienne. Ainsi, selon l'APA, en 1993, le nombre des foyers qui a acheté ou utilisé des audiolivres a augmenté de 17 % par rapport à 1992, soit le double des six années précédentes. Toujours selon l'APA, plus de la moitié des personnes qui ont écouté des audiolivres en 1993 les ont empruntés (ou loués) à leur bibliothèque. Aujourd'hui, environ 60 000 titres d'audiolivres sont disponibles sur le marché américain et le nombre des nouveautés ne cesse d'augmenter. L'abondance des titres s'explique très simplement : producteurs et bibliothécaires considèrent l'audiolivre comme un substitut à part entière du livre. En plus de sa fonction traditionnelle auprès des handicapés, l'audiolivre est aussi susceptible soit de remplacer totalement le livre auprès de populations qui ne feront jamais l'effort de lire, soit d'amener à la lecture ceux qui n'ont pas eu jusque-là l'occasion de lire.

Une abondante littérature professionnelle

Au lieu d'aller à la recherche de rares titres, le bibliothécaire doit donc, au contraire, sélectionner. La littérature professionnelle sur le sujet est abondante. Pour commencer une collection, des livres comme celui de Hoffman et Osteyee 2 ou celui de Palmer 3 sont très utiles. Des revues publient des comptes rendus d'audiolivres, comme Booklist, Library Journal, Publisher's Weekly et surtout AudioFile, un mensuel spécialisé. Sans oublier le répertoire le plus important : Word on cassette, édité par Bowker. En plus des index traditionnels - par auteurs, titres, sujets -, Word on cassette a un index des donneurs de voix (qui sont souvent des vendeurs de voix). Ce qui permet de choisir les narrateurs favoris du public lorsque la même œuvre a été enregistrée par des donneurs différents. Certains donneurs-vendeurs de voix sont célèbres, comme Barbara Bush, ancienne First Lady, qui a toujours fait un bénévolat très actif en faveur des bibliothèques, ou des acteurs (comme en France) : Kathleen Turner ou encore Rebecca DeMornay. De nombreux auteurs enregistrent eux-mêmes leurs œuvres. En revanche, certains refusent que leurs œuvres soient enregistrées.

La production essaye de s'adapter aux goûts des publics et aux modes. En 1993, selon l'APA, les préférences du public vont à égalité aux œuvres de fiction et aux œuvres de non-fiction. Même si elle occupe une part importante du catalogue, la littérature classique n'est pas majoritaire. On peut tout trouver en audiolivre aux Etats-Unis. Ces temps-ci, le vainqueur toutes catégories est l'audiolivre religieux ou spirituel (« inspirational ») au sens large du terme (y compris par exemple le New Age, le spiritisme, l'au-delà, le satanisme, etc.). Aucun public n'est oublié, de l'enfant au 4e age, en passant par toutes les catégories sociales ou socioprofessionnelles et tous les sujets.

Voici quelques exemples : Random House a créé une collection destinée aux enfants, Children's classics. Chaque cassette dans cette série ne contient qu'une heure d'enregistrement. On y trouve entre autres Swiss family Robinson, Alice's adventures in wonderland (lu par Kathleen Turner), Peter Pan, Treasure island, The wonderful Wizard of Oz... Les œuvres très spécialisées ne manquent pas. Ainsi vient de sortir The kingdom : Arabia and the house of Sa'oud, de Robert Lacy, en version intégrale de 16 cassettes, soit... 24 heures d'enregistrement. Pour public averti Bondage (Esclavage), de Patti Davis vient de donner en 3 heures tout ce que ce titre peut laisser espérer (« Not recommended » conclut James Dudley, le critique de Library Journal). Certains se lécheront les babines en écoutant Buffy the Vampire slayer ou Dracula. L'actualité n'est pas oubliée, Le journal de Zlata = Zlata's diary : a child's life in Sarajevo vient de sortir en version abrégée, en même temps que l'édition papier. Et, pour faire plus vrai et plus émouvant, Dorota Puzio, qui a enregistré le texte, a un fort accent slave... Souvent les œuvres sont abrégées et il arrive que coexistent des versions abrégées et non abrégées des mêmes œuvres. Abréger certaines œuvres peut être une tâche assez scabreuse 4, mais de nombreux éditeurs s'y résignent pour des raisons économiques et parce que le public le réclame (les Américains ne sont pas les inventeurs du digest pour rien). Une enquête faite par American Libraries en 1990 auprès de 314 bibliothèques a indiqué que 37,6 % des lecteurs préféraient des œuvres intégrales, tandis que 32,2 % préféraient des œuvres abrégées 5... Quoi qu'il en soit, le débat fait rage entre les pour et les contre 6. Abréger permet aussi de mettre rapidement et simultanément sur le marché un livre imprimé et sa version audio abrégée.

Certains éditeurs se spécialisent dans l'abrégé et produisent des collections à bas prix d'ouvrages secondaires, comme Dove Audio, Harper Audio ou Durkin Hayes. Certains éditeurs se refusent à abréger : Audio Renaissance, Blackstone, Chivers, Books on Tape, Recorded Books... Certains auteurs aussi.

La présentation matérielle des emballages des cassettes est en général soignée pour attirer le regard. Une des préoccupations des bibliothécaires est d'avoir des emballages capables de résister au soleil dans les voitures, lieu fréquent d'utilisation des audiolivres.

La cassette semble encore assurée d'un bel avenir dans la production d'audiolivres. En effet, le substitut auquel on pense, le disque compact, suppose la présence de lecteur de disque. Or ces lecteurs ne sont pas encore assez nombreux dans... les voitures pour que les producteurs se lancent dans cette fabrication.

Combien ça coûte ?

Enfin, last but not least, combien ça coûte ? Une œuvre non abrégée coûte en moyenne 50 dollars. Une œuvre abrégée environ 20 dollars. Les audiolivres pour enfants de Random House coûtent 11 dollars. Les œuvres secondaires abrégées produites par Dove Audio ou Harper Audio coûtent autour de 10 dollars. Une bibliothèque doit offrir les deux types d'enregistrement pour satisfaire tous les goûts. Un budget relativement important est donc nécessaire pour constituer une bibliothèque moyenne 7 : 1 000 audiolivres non abrégés à 50 dollars reviennent à 50 000 dollars et 1 000 audiolivres abrégés à 20 dollars reviennent à 20 000 dollars, soit au total 70 000 dollars. Pour une grosse bibliothèque d'audiolivres, il faudra compter sur 250 000 dollars. Une étude faite par Cahner's Research auprès de 250 bibliothèques publiques a révélé qu'en 1991 la moyenne des dépenses en audiolivres atteignait 13 000 dollars par an, soit 6 % de leur budget, et que, pour les grosses bibliothèques, ces chiffres atteignaient 45 000 dollars annuels ou 8 %. Budget toujours en deçà des besoins, puisqu'un bibliothécaire américain disait récemment : « Même si nous arrivions à doubler nos investissements consacrés à l'audiolivre, nous serions toujours très loin de satisfaire la demande ».

  1. (retour)↑  Isabelle MASSE, « Le livre parlé », Bulletin des bibliothèques de France, 1994, n° 3, p. 75-76.
  2. (retour)↑  Piston HOFFMAN ; Carol H. OSTEYEE, Audio breakthrough : a guide. London Greenwood Press, 1993.
  3. (retour)↑  Jean B. PALMER, KLIATT Audiobook guide, Library Unlimited, 1994.
  4. (retour)↑  Mark ANNICHIARICO, « Playing for time : the délicate art of abridging audiobooks », Library journal, 1992, vol. 117, n° 19, p. 41-44.
  5. (retour)↑  Mark ANNICHIARICO, « Spoken word audio : the fastestgrowing library collection », Library journal, 1991, vol. 116, n° 9, p. 36-38.
  6. (retour)↑  Kimberly Olson FAKIH, « Books unbound : abridged vs. unabridged audiocassettes », Library journal, 1989, vol. 114, n° 19, p. 38-42.
  7. (retour)↑  Sheldon KAYE ; Beth BAXTER, « Breaking the sound barrier, starting and maintaining an audiobook collection », Library journal, 1994, vol. 119, n° 9, p. 36-38.