Les musées et les bibliothèques

Entre légitimité sociale et projet culturel

Guy Saez

Si les bibliothèques ont largement bénéficié de l'expansion de l'action culturelle publique, les musées semblent aujourd'hui avoir les faveurs des responsables politiques. S'agit-il d'un rattrapage des investissements ou d'une priorité du projet culturel patrimonial sur les principes de la démocratisation et du développement culturel ? Posée en ces termes la question paraît indécidable. En examinant les facteurs qui influent sur l'offre culturelle de ces deux institutions, on observe que les musées abordent d'une manière plus cohérente les problèmes posés par la recomposition des politiques culturelles. Les bibliothèques, soumises à des logiques contradictoires, à des attentes, des représentations et des pratiques diverses peuvent néanmoins affirmer un projet fort en apprenant à gérer la pluralité.

If libraries widely enjoyed the boom of public cultural action, today museums seem to be preferred by local representatives. Is it an adjustment of investments or a priority of the cultural patrimonial scheme over the principles of democratization and cultural development ? With these words, one cannot answer this question. When the factors acting upon the cultural offer of both institutions are examined, it can be observed that museums tackle in a more coherent way the problems posed by the recomposition of cultural policies. Libraries, subjected to contradictory logics, to expectations, to representations and different practices, can nevertheless assert an important scheme through the management of plurality.

Obwohl die Bibliotheken einen bedeutenden Nutzen aus der Entwicklung der öffentlichen kulturellen Wirkung gezogen haben, werden heute die Museen von den politischen Verantwortlichen anscheinend begünstigt. Handelt es sich um Nachholen der Investitionen, oder um eine dem kulturellen Patrimonialvorhaben auf Grund der Demokratisierung und der kulturellen Entwicklung verliehene Priorität ? Eine solche Frage gilt als unlösbar. Wenn man die Faktoren erwägt, die einen Einfluß; auf das kulturelle Angebot dieser beiden Anstalten ausüben, kann man feststellen, daß; die Museen die von der Neugestaltung der kulturellen Politiken gestellten Problemen sachlicher behandeln als die Bibliotheken. Die Bibliotheken nähmlich müssen verschiedene Denk- und Handlungsweisen, Wünsche und Vorstellungen aussöhnen ; sie können doch ein starkes Vorhaben befördern, sofern sie diese Vielfältigkeit verwalten wissen.

« Le XIXe siècle nous avait légué des bâtiments imposants, moitié musée, moitié bibliothèque, la bibliothèque en général à l'étage, équipée de rayons inaccessibles sans ces merveilleuses échelles de bois que nous avons connues ».

Jean Gattégno 1

Au cours des dernières années, la plupart des professionnels de la culture ont eu des motifs de se réjouir dans la mesure où les différents secteurs ou disciplines qui composent la politique culturelle ont été soutenus à un niveau jamais atteint. Mieux, chacun de ces secteurs semble avoir été, relativement aux autres, suffisamment bien traité pour que ne se rallument pas ces guerres périodiques où les uns crient à la disette pendant que les autres sont soupçonnés de faire bombance.

Musées, bibliothèques : rattrapage, jeu égal, ou suprématie ?

C'est ainsi que, dans les grandes villes, l'ordre des priorités de politique culturelle n'accuse pas de changement brusque dans les années quatre-vingt, si on excepte le spectacle vivant. Cependant, la courbe de progression des bibliothèques s'infléchit à partir de 1985, alors que celle des musées continue sa hausse. Sur la base des chiffres disponibles en 1990, on voit que musées et bibliothèques sont maintenant au coude à coude puisqu'ils sont financés à part égale (96 F par habitant) 2. Une répartition plus fine des dépenses selon le type de villes montre que le poste livre-bibliothèques fait à peu près jeu égal dans les grandes villes et les villes périphériques par rapport aux arts plastiques (respectivement 11,5 contre 11,9 % et 22,8 contre 21 %) et qu'il distance nettement le poste arts plastiques dans les villes isolées 3. Autrement dit le rôle des musées s'est accru là où il y a situation d'agglomération tandis que la lecture publique reste en tête dans les villes de banlieue et dans les villes moyennes.

Le transfert des bibliothèques centrales de prêt aux départements s'est évidemment accompagné d'un bond en avant de ce domaine qui se classe en 1990 au quatrième rang des priorités de ces collectivités, encore loin cependant du patrimoine (19,3 %), musique (13,9 %) et archives (12,8 %) étant plus proches. Les statistiques distinguent le patrimoine du domaine des arts plastiques qui absorbent 6,6 % des dépenses. En revanche, l'effort en faveur du livre et des bibliothèques reste marginal dans les dépenses des régions qui lui consacrent 4,7 % alors que le patrimoine atteint 15,2 % ; les régions dépensent 7,5 % pour les autres musées 4. Enfin, dans la synthèse effectuée sur l'évolution des conventions culturelles signées entre l'État et les collectivités territoriales, on constate « une affirmation de l'intérêt marqué pour le patrimoine dès 1985, la musique, la danse et le théâtre dès 1987, une désaffection progressive pour les secteurs livre-lecture et arts plastiques, la médiocrité des crédits pour le cinéma et les musées» 5. Dans son dernier rapport, le Conseil supérieur des bibliothèques n'a pas manqué d'alerter sur la faiblesse de la lecture publique, l'oubliée des conventions de développement culturel, faiblesse mise au compte de la propension actuelle de l'action publique à privilégier la voie contractuelle sur la traditionnelle voie législative 6.

La loi du rattrapage

Ces quelques observations font apparaître une nette progression de l'intérêt des financeurs publics pour les musées et un recul, tout relatif, des investissements en faveur du livre et des bibliothèques. Il se peut que tout ceci ne soit que l'expression d'une sorte de mécanique des cycles qui se traduit par des engouements successifs. Après les vigoureux efforts en faveur des bibliothèques dans les périodes 1969-1976 et 1982-1990, on déciderait de combler le retard pris par les domaines patrimoine-musées dans la période actuelle des années quatre-vingt-dix. Selon cette interprétation - appelons-la loi du rattrapage - on pourrait faire l'hypothèse qu'une fois les objectifs de construction et de réarrangements de ces musées réalisés, on passera à un soutien plus actif en faveur d'autres domaines négligés, la musique ou le théâtre par exemple. Ainsi, sur une longue période, il y aurait mutatis mutandis un certain équilibre relatif entre les grands secteurs de la politique culturelle, c'est-à-dire maintien des écarts traditionnels qui correspondent à une structure légitime du soutien financier à la culture.

Cette appréciation fonctionnelle est séduisante parce qu'elle est, au fond, rassurante : il y aurait bien une stratégie constante à long terme qui traite les différents domaines culturels à peu près équitablement, mais qui progresse par à-coups, en raison d'un type de fonctionnement des administrations françaises tellement courant et intériorisé qu'il est devenu un mal supportable. Dans le bilan précis qu'il dresse, Dominique Arot remarque : « On ne peut parler d'un développement continu des bibliothèques municipales, mais d'une alternance de périodes fastes et néfastes au gré des plans de rigueur et de relance » 7. On en conclurait que la différence de traitement financier selon les époques concerne surtout les investissements lourds, les mises en chantier d'équipements sans remettre en cause les projets de politique culturelle qui soutiennent ces secteurs. On conclurait également que les fondements de ces politiques restent solides.

Mais une autre hypothèse est envisageable. Loin de voir dans la situation actuelle une simple illustration de la loi des rattrapages, on peut se demander si la priorité en termes d'investissements et d'équipements qui se dessine en faveur des musées n'indique pas une véritable modification des projets de politique culturelle. Il s'agirait en fait d'un tournant, souhaité et préparé par une intense bataille doctrinale ces dernières années 8, bien que peu argumenté dans les énoncés officiels de l'action publique, qui laisserait s'estomper les rêves inaccomplis d'une politique culturelle conçue en termes de développement et de démocratisation au profit d'une perspective patrimoniale et des beaux-arts.

Renversement des priorités

Tous les éléments à l'appui de cette hypothèse ne peuvent être rapportés, encore moins discutés, dans le cadre de cet article. Ils reposent sur des observations continues de l'action publique dans le domaine culturel 9 Celle-ci instaure un décalage entre le moment et la manière de formuler des objectifs de politique culturelle et les efforts dans la mise en œuvre des politiques d'équipements. Comme au temps de la planification triomphante et de l'Etat-constructeur, l'action publique souffre d'un « complexe des équipements » : leur création domine le processus de l'action publique ; elle tient lieu de projet politique. Il en résulte un écart entre ce qui concerne la programmation et la construction des équipements, opérations fortement valorisées, et la définition d'objectifs précis et évalués de politique culturelle sur lesquels la nation s'engagerait, qui est un moment plus évanescent. En conséquence, le moment de la programmation est celui d'un discours sur l'équipement, discours surinvesti par l'ensemble des partenaires, dans lequel il faut chercher des orientations et des réorientations politiques, qui s'inscrivent dans le béton sans avoir été validées par un débat public. Le glissement progressif, qui conduit aujourd'hui à voir dans les projets de démocratisation culturelle une aimable vieillerie, ne résulte pas d'un débat argumenté sur les limites et les avancées de la démocratisation, sur son abandon ou sa relance possible.

C'est dans la pierre qu'il faut en chercher la trace.

C'est dans cette perspective qu'il faut placer les propos de Jacques Sallois quand il indique qu'au cours des dernières années « on a probablement plus dépensé que dans toute autre période historique pour acquérir, enrichir, restaurer et entretenir les collections » 10. Ces objectifs proprement quantitatifs ou de gestion traditionnelle n'ont pas un rapport évident avec les aspects que prennent aujourd'hui les mutations des représentations du patrimoine. S'il est vrai que « les musées sont aujourd'hui le lieu où se travaillent les modalités pratiques de la mise en place d'un nouveau statut du patrimoine » 11, grâce à une compréhension fine des phénomènes de médiatisation, la notion de projet culturel de musée ressemble plus à un vague manteau jeté à la hâte sur des structures qui prolifèrent qu'à la manifestation d'une pensée claire et prospective sur les usages sociaux et l'instrumentalisation du patrimoine.

A défaut d'une analyse complète, on peut au moins aborder la problématique de cette mutation en prenant à témoin certaines questions posées par l'évolution récente des bibliothèques de lecture publique et des musées. Prendre à témoin ces deux catégories d'équipements pour illustrer le déclin d'une conception du développement culturel fondé sur l'idée de démocratisation conduit à prendre acte de l'émergence du nouveau statut symbolique du patrimoine qui anime désormais la politique culturelle. C'est aussi, sans céder à la morosité des uns ou au triomphalisme des autres, prendre la mesure des rôles respectifs de ces institutions aujourd'hui.

La comparaison peut d'ailleurs être l'occasion d'un nouvel élan. Dans cette perspective, Jean Gattégno faisait preuve d'optimisme en 1990 lorsqu'il déclarait, à propos de la Bibliothèque de France, qu'il fallait élargir la communication des documents pour se donner les moyens d'une vraie politique de conservation : « Le paradoxe n'est qu'apparent, voir le développement des musées » 12. Il expliquait que la popularité des expositions et des musées n'allait pas sans contradiction puisque la liberté « d'un contact calme et prolongé avec les tableaux » risquait d'être refusée aux amateurs. De même les conservateurs souhaitent diriger de grands et beaux musées tout en se heurtant aux pouvoirs publics qui ne peuvent légitimer ces constructions coûteuses qu'en leur donnant une ouverture maximale. Conflit d'intérêt qui contredit le rêve des conservateurs d'en faire un havre pour amateurs éclairés et un atelier pour les professionnels 13. Sur le même registre mais d'une manière plus radicale, Patrice Béghain déclarait en 1992 au colloque de Poitiers : « La question d'un nouveau pacte public, analogue à ce qui se fait pour les musées, est désormais posée ».

Une comparaison sérieuse doit éviter les oppositions schématiques et probablement fausses entre les missions de ces deux types d'équipements. Les missions des musées ne peuvent plus être uniquement patrimoniales pas plus que celles des bibliothèques ne se réduisent au projet de la lecture pour tous. Ce qu'il y a de patrimonial dans les missions des bibliothèques ne se confond pas avec la notion qui en a court dans les musées 14. Inversement, l'approche de l'animation, d'abord développée par les bibliothèques, ne se nourrit pas des mêmes valeurs quand elle est appliquée dans les musées.

Les équivalences du type : la bibliothèque, c'est le social, le musée c'est la mémoire de la nation, qui en cachent d'autres (la bibliothèque est de gauche, le musée est de droite), préparent peut-être à des affrontements bien réglés auxquels certains sont prêts à succomber, mais obscurcissent le débat plutôt qu'elles ne l'éclairent. Donnons ici un seul exemple. L'École du patrimoine a pour ambition de former des conservateurs en regroupant dans un corps unique des professionnels chargés d'institutions différentes - musées, monuments, fouilles, archives. C'est autour d'une idée redéfinie du patrimoine que s'est élaborée cette réforme et que doit s'unifier ce corps de professionnels. En présentant cette réforme, le directeur de l'École du patrimoine précisait qu'à ces différentes familles d'institutions il fallait en ajouter une autre, les bibliothèques du patrimoine, « en souhaitant, précisait-il, que le personnel des bibliothèques rejoigne, à son tour, cette nouvelle communauté... » 15. Mais il attendait la revalorisation des statuts des bibliothécaires : « Je poserai alors la question de son éventuelle intégration au sein de la communauté du patrimoine », annonçait-il 16.

Derrière ces propos tenus avec la tranquille assurance que donne la conviction de décrire une situation logique, au dénouement inévitable, c'est toute la question de la pluralité des missions des bibliothèques qui est posée, et naturellement, des logiques différentes auxquelles recourent les professionnels pour les légitimer. De nouveau, ce raisonnement pourrait aussi bien être tenu pour les conservateurs des musées dont certains se sentent un peu dépassés, voire encombrés, par le succès populaire de leurs institutions qui dénature à leurs yeux leurs missions traditionnelles.

Aussi faudrait-il nuancer et compléter l'hypothèse formulée plus haut. Ce n'est pas seulement parce que la période actuelle est marquée par un développement sans précédent des différentes catégories de musées que la tendance patrimoniale l'emporte sur le projet de démocratisation. Ce n'est pas seulement parce que les bibliothèques, en devenant médiathèques, se sont identifiées à l'image d'un développement culturel maintenant blessé qu'elles ne portent plus le blason du dynamisme des villes. D'un point de vue méthodologique, on se trouvera mieux en ne rapportant pas les oppositions constatées entre les missions des deux institutions à un goût, sociologiquement indéfinissable, en faveur du patrimoine ou à un dégoût, politiquement improbable, envers le projet de démocratisation. Il faut chercher plutôt à expliquer pourquoi le monde des musées réussit aujourd'hui mieux que celui des bibliothèques à se donner une cohérence d'ensemble, c'est-à-dire à élaborer de meilleurs compromis entre les différentes missions qu'ils sont censés remplir. En d'autres termes, il nous semble qu'ils apportent plus rapidement des réponses aux questions avec lesquelles les politiques culturelles sont aux prises.

Ces questions sont elles-mêmes vastes et pas toujours bien cernées, néanmoins on voudrait signaler ici comment musées et bibliothèques affrontent leurs problèmes communs : celui de leur insertion dans l'espace urbain, celui des réponses à la demande sociale, celui de leur attitude à l'égard des contraintes économiques. En jouant sur leur structuration interne pour innover et s'adapter aux conditions nouvelles, elles abordent différemment l'enjeu majeur qui est pour les deux institutions, pareillement aux prises avec une recomposition des politiques culturelles, de formuler un nouveau projet politique, cohérent et convaincant.

Légitimer des logiques hétérogènes

Exprimée par la notion de lecture publique, la bibliothèque propose une offre qui s'est modemisée et diversifiée. C'est en partie grâce à cette diversification dont le symbole est la médiathèque qu'elle a gagné des lecteurs (de 13 % en 1973 à 17 % en 1990), alors que l'on sait la lecture globalement en recul dans le pays.

Cette offre joue sur plusieurs registres dans lesquels sont traduits les systèmes de légitimité des bibliothécaires. Aux « discours » bien connus du bien-lire par lequel s'exerçait un magistère moral, l'exaltation d'un rapport à la culture qu'on pourrait dire républicain se sont ajoutées des conceptions autrefois déviantes de braconnage, de contournement et d'évitement de la littérature légitime, bien mises en relief dans l'œuvre de Michel de Certeau. Plus récemment s'est développé un discours sur la technicité et la nécessité d'offrir des supports documentaires hautement sophistiqués à un public spécialisé ou exigeant, sans que l'on abandonne le projet de mettre à disposition d'un autre public des produits de masse issus des industries de la communication.

Le caractère hétérogène de l'offre marque donc profondément le monde de la lecture publique. Hétérogénéité revendiquée quelques fois, mais qui entraîne une coexistence qui n'est pas toujours très pacifique entre des professionnels qui tiennent par ailleurs farouchement à leur unité. Il faut cependant se rendre à l'évidence : les clivages entre fonctions de conservation et de développement culturel, entre documentation spécialisée et services au grand public se sont institutionnalisés au sein de la corporation.

Formes de médiations

Cette hétérogénéité n'est en rien une donnée de fait qui reposerait sur une adaptation constante et continue de la bibliothèque aux goûts des lecteurs et aux progrès des techniques. Elle est avant tout une construction sociale, elle repose sur des théorisations, des rationalisations du rapport aux objets - les supports documentaires -, qui sert un double objectif. Ce rapport est médiateur dans les façons d'aborder le public ; il l'est également dans les pratiques à l'égard de l'institution. A travers cette médiation, les professionnels investissent des éléments de sens à leur action et organisent les représentations de leurs missions. D'où la stratification historique de ces missions, la ré-interprétation des clivages qu'ils entraînent dans la communauté professionnelle, à la lumière de nouveaux répertoires d'action exigés par l'évolution des attentes du public et des autorités politiques.

Le débat ancien entre lecture légitime - la bibliothèque-éducatrice au bien-lire - et lecture de braconnage - la bibliothèque-ouverture à la pluralité des expressions culturelles - ne fait peut-être plus rage. Mais qui peut affirmer qu'il est dépassé ? N'aurait-il pas seulement perdu une partie de son actualité parce que les positions se recomposent autour d'un débat nouveau : la bibliothèque-espace clos de toutes les lectures, d'un lire-indifférencié, la bibliothèque-agent de lutte contre le non-lire de l'illettrisme dans l'espace ouvert de la ville ?

L'offre des musées est tout aussi hétérogène, dira-t-on. Elle s'exprime cependant sur un autre mode. Si des musées continuent d'exposer des objets hétéroclites pour lesquels il y a certainement des régimes du bien-voir différents, la diversification s'effectue plutôt au niveau des catégories de musées. On assiste aujourd'hui à une véritable « prolifération des musées » 17 dont le contrôle échappe pour une part aux professionnels, dans la mesure où elle semble exprimer une demande sociale vive bien que passablement brouillonne. C'est le cas pour ces nombreux musées de société dont les thèmes - ethnographie régionale, archéologie industrielle - expriment la dynamique propre des groupes localisés. La demande est relayée par des communes, même très modestes, qui en réclament l'ouverture au motif que ces musées seront les témoins irremplaçables de la mémoire collective, donc de l'identité des lieux et des populations. C'est ici la mémoire sociale locale comme facteur d'identification qui est en jeu. Elle motive une coopération particulière entre ces groupes et les autorités politiques locales qu'il faut réguler.

Une référence unifiante

En effet cette prolifération commence à s'organiser : la création dans certains départements de services de la conservation (ou services du patrimoine) manifeste le souci d'un début de rationalisation. Pour profuse qu'elle soit, cette offre possède donc, avec la notion de patrimoine, un foyer organisateur qui impose des procédures, des références intellectuelles et introduit des éléments d'apprentissage communs aux différents partenaires. Il faut revenir ici à l'École du patrimoine dont un des objectifs est de fournir des références communes et d'organiser, avec un certain succès, le rassemblement de ces différentes familles. Le patrimoine comme référence commune autorise la diversification des catégories de musées et donne à chaque type de musée une visibilité moins équivoque. Face à l'École du patrimoine, il n'existe pas un Institut supérieur de la lecture publique pour unifier les cadres normatifs et cognitifs des bibliothécaires, mais une École des bibliothèques. D'un côté l'accent est mis sur un projet intellectuel unificateur qui est de constituer le patrimoine en point de référence, malgré (ou à cause de) la diversité des institutions muséales, de l'autre il porte sur la pluralité institutionnelle du système d'équipements, sans que l'on perçoive nettement leur projet commun.

On pourrait douter, malgré un effort intellectuel indéniable, que la volonté d'unité qui caractérise le projet politique des conservateurs de musées soit au service du projet scientifique qui le complète et lui donne son sens : une sorte de bréviaire du savoir-voir. Le doute est augmenté par la considération de l'écart qui se fait jour entre la vision descendante de ce projet politico-scientifique d'ordre national avec la logique ascendante des pratiques sociales revendicatives qui est d'ordre local.

Les études de public montrent un engouement exceptionnel pour les musées, particulièrement pour les musées des Beaux-Arts et leurs expositions, au point qu'on peut se demander si, plutôt que d'étudier statistiquement des publics, il ne faudrait pas se pencher, à la façon des psychosociologues, sur des comportements de foule. Aussi, au grand dam des conservateurs et malgré tous leurs efforts de didactisme, il n'est pas sûr que le musée soit le lieu idéal d'apprentissage du regard esthétique. Le savoir-voir reste un principe limité à ceux qui savent déjà voir, tout comme la propension commune et corrélée à emprunter des livres et à les acheter en librairie reste l'apanage de personnes cultivées. Les foules des grandes expositions, l'affluence du public dans les nouveaux musées 18 laissent entrevoir une pluralité de pratiques ou de rapport à l'art qui n'est pas sans parenté avec la pluralité des rapports à la lecture qu'on a déjà constatée dans les bibliothèques.

Mais, si dans le cas des bibliothèques on ne peut faire autrement que rechercher une adéquation entre ce rapport à la lecture et les représentations fondatrices qui assurent le fonctionnement de l'institution, la question est différente pour les musées. Ici il semble qu'il y ait un « décrochage » assumé entre les registres (représentations, pratiques professionnelles, cadres normatifs) qui concement les objets présentés et la symbolique de l'équipement en tant que tel. Le contenant ne règle pas le contenu, alors qu'il y a une perception plus uniforme et un lien plus étroit en ce qui concerne les bibliothèques.

L'événement et le quotidien : des marqueurs différents de l'espace urbain

S'il y a décrochage, comme nous l'avons dit, entre la logique qui préside au fonctionnement interne de l'institution et sa logique symbolique, c'est au fond parce qu'il faut bien admettre une certaine autonomie des pratiques et des représentations des publics, convenir qu'on ne peut les contrôler et les diriger quelle que soit l'excellence du projet culturel dont on est porteur.

Sous cet angle la « proposition » des bibliothèques est de manifester avec insistance sa nature de service public, d'amener les usagers à « reconnaître » ce service. Dans les grandes villes, la lecture publique fonctionne comme un réseau de services de proximité à destination d'individus. Certes, par le jeu des animations, des coopérations avec les autres équipements (école, équipements de loisir et d'insertion sociale), elle tente de constituer des groupes, voire d'atteindre des communautés, mais sa finalité reste d'atteindre la conscience individuelle. « Le paradoxe - un paradoxe auquel nous sommes habitués - est que la bibliothèque publique a pour fonction d'organiser l'accueil, et donc le rassemblement, d'individus qui viennent pour se tourner le dos, pour cesser de se parler, pour se concentrer sur le désordre inconnaissable de leurs propres pensées » a dit un bon observateur 19. Le musée existe en dehors de cette logique, il est une institution unique qui affiche de manière emblématique une distance sociale. Mais, de plus en plus, il est fréquenté en groupe (couples, familles, sorties de classe, tournées touristiques). Il combine, dans des proportions qu'il reste à analyser, distance sociale et effusion communautaire.

Même si les codes du bien-voir édictent des normes valables pour la conscience individuelle, la sortie au musée (festive, exceptionnelle, mémorielle) revêt donc une valeur sociale à la fois éminemment distinctive et communautaire. On parle de sa visite au musée 20, on la perçoit autant comme événement que comme communion, en particulier pour les « musées de société ». On peut aller retirer un livre à la bibliothèque de quartier comme on retire des billets aux guichets automatiques des banques. Si la bibliothèque peut aussi être conçue comme un espace de sociabilité, c'est à propos de missions secondaires (exposition, débat public, rencontre avec des auteurs). Sa contribution à la construction du lien social est précisément ce qui demeure le plus problématique en termes d'activités (soutien scolaire, lutte contre l'illettrisme, participation aux projets de « développement social urbain ») et, par rapport aux populations concernées, ce qui divise le plus les professionnels.

Contraintes économiques et invention d'un nouveau projet politique

De cette organisation et de cet usage différent des deux types d'équipements, il résulte des attentes politiques asymétriques. Aux bibliothèques il est demandé une présence multiple, une structuration qui permette un maillage de l'espace social : le réseau des bibliothèques n'est pas seulement une nécessité technique, ce n'est pas seulement l'expression d'une volonté de politique culturelle d'égalité des chances, c'est aussi un instrument de politique urbaine, un moyen proprement politique de configurer une ville. Les bibliothèques doivent, sans mauvais jeu de mots, donner à lire un espace urbain caractérisé par des unités de vie sociale liées entre elles et branchées sur le vaste monde. Comme d'autres équipements socioculturels et avec eux, les annexes et bibliothèques de quartier servent de points de repère et, par les services qu'elles distribuent, elles deviennent des foyers organisateurs de vie sociale. Ensemble, ces équipements représentent l'action publique des autorités en même temps qu'ils la matérialisent. En conséquence, ils doivent assumer tous les problèmes et les contradictions de cette action publique. Il n'est donc pas sûr que le type de régulation politique dont ces équipements sont les vecteurs, sans même parler de leur offre culturelle, puisse entrer dans une interaction féconde avec les formes de régulations sociales que les populations donnent à leur vie quotidienne.

Le nouvel « impératif culturel » auquel les milieux professionnels ont été invités à collaborer au début des années quatre-vingt est vite apparu comme l'impératif d'une meilleure insertion des services culturels financés par l'argent public dans ce qu'on appelle la logique du marché. Il ne s'agissait certes pas de mettre ces services en concurrence avec ceux des industries culturelles, mais, selon les secteurs, de coopérer avec elles, de s'inspirer de leurs modes de gestion, d'accroître les ressources propres. Le thème de la modernisation du service public rend bien compte de la mutation souhaitée et de la charge valorisante qu'il véhicule.

Ce rapport à la logique économique contribue à modifier profondément les deux types d'institutions. Mais s'il y a bien modernisation dans les deux cas, elle emprunte des modus operandi distincts. Les musées l'ont abordée rapidement et de front, en y impliquant toute l'institution, tandis que les bibliothèques l'ont introduite plus difficilement par la médiation des technologies nouvelles.

Les musées ont abordé cette modernisation en faisant jouer de manière cohérente deux logiques qui auraient pu ne pas se rencontrer. Ils ont mis à profit l'expertise légitime qu'ils détiennent dans le monde de l'art quant à l'établissement des valeurs esthétiques. Cela est particulièrement vrai en ce qui conceme l'art moderne et contemporain pour lequel les marchés ont connu une grande expansion. En se faisant reconnaître comme opérateurs sur ce marché, les musées se sont délibérément inscrits dans une logique économique, comme l'a montré Raymonde Moulin. En débordant quelque peu les conclusions de cet auteur, on peut dire que la relation nouée entre art moderne, musées et marché est aussi une opération stratégique à l'égard du public. Les musées ont trouvé là une incitation puissante à rénover considérablement leur image et les conceptions que l'on pouvait se faire du patrimoine en établissant un lien perceptible entre l'art du passé et l'art vivant. Cette option, fortement soutenue par l'administration centrale, compte pour beaucoup dans le soutien que les élus locaux ont apporté à la modernisation ou à la création des équipements depuis une douzaine d'années.

Partenaires à part entière d'un monde de l'art dominé par le marché, les musées ont donc offert une image rénovée de l'art et de l'institution muséale. Cela s'est également traduit très concrètement, pour le visiteur autant que pour les conservateurs, par des modifications significatives des modes de gestion et par des innovations juridiques 21. Pour les visiteurs, le détour à la boutique du musée prend une signification forte (souvenirs, cadeaux, etc.). Pour l'administration centrale des musées ou le conservateur d'un musée municipal, la vente de ces « produits dérivés » a, comme disent les spécialistes, accru leur « maturité » face à l'utilisation des techniques marketing... et rempli les caisses 22. Dès lors, on comprend mieux l'intérêt nouveau des élus locaux à l'égard du patrimoine et des musées. Envisagés sous l'angle de leur capacité d'attraction de touristes, les musées entrent naturellement dans le cadre de stratégies globales de développement économique local.

Ce n'est pas le cas, sauf exceptions, pour les bibliothèques dont on ne se demande pas comment les « vendre » 23. L'insertion dans l'économie s'est faite ici par la médiation des technologies nouvelles dont on sait qu'elles bouleversent le travail bibliothéconomique 24. Les technologies, comme objets socio-techniques, ont été les supports de stratégies nouvelles, c'est-à-dire des symboles idéologiques servant de classement ou de reclassement des positions des uns par rapport aux autres. Longues à mettre en place, pas immédiatement spectaculaires, concernant une fraction encore limitée du public, elles ont cependant occupé les professionnels et les ont mis au contact de producteurs industriels nouveaux, et bien différents des partenaires habituels, éditeurs et libraires.

Les efforts entrepris au début des années quatre-vingt pour renforcer les liens entre partenaires de « l'interprofession » ont peut-être manqué de constance puisqu'une sorte de dialogue de sourds semble s'être instauré à propos précisément de la participation des bibliothèques à l'économie du livre. Tout le sens de la discussion très animée à laquelle donne lieu la directive européenne sur le droit de prêt public est de manifester la difficulté de la coopération entre les bibliothécaires d'une part, les éditeurs et les auteurs d'autre part. Les progrès (relatifs) de la fréquentation des bibliothèques accentuent-ils la crise de l'édition en raréfiant les acheteurs de livres ? Oui, répondent les éditeurs qui ajoutent que si les bibliothécaires aiment les livres, ils n'aiment pas la façon dont ils sont produits. C'est donc toutes les modalités de l'insertion de la lecture publique dans le circuit économique qui serait à revoir. Le retard donné au rapport de l'Observatoire de l'économie du livre destiné à faire toute la lumière sur la question illustre l'embarras des autorités de tutelle 25. De ce qui en a filtré, la relation bibliothèque/éditeurs, envisagée sous l'angle de la comparaison entre taux de vente et taux d'emprunt, serait extrêmement diverse selon les secteurs.

On voit dans cette affaire que les enjeux purement économiques et ceux d'une politique culturelle visant à la sauvegarde de la langue française sont indissolublement liés, comme sont liés les enjeux tenant à l'extension de la lecture et ceux de la cohésion sociale dans l'espace urbain.

Quelles que soient les dimensions de la pratique professionnelle ou celles du mode d'existence des bibliothèques, ces enjeux sont multiples. Ils conduisent le monde de la lecture publique à apprendre à gérer la pluralité. Ils posent à nouveau le problème des arrangements et des compromis 26 plus ou moins stables et cohérents entre des représentations et des systèmes de légitimité différents à partir desquels les bibliothèques doivent construire leur identité.

Juillet 1994

  1. (retour)↑  La citation de Jean Gattégno, auquel je voudrais rendre ici un modeste hommage, est tirée d'un entretien sur « Bibliothèques et lecture publique », Le débat, n° 48, 1988, p. 93-102, p. 95.
  2. (retour)↑  On a cru que la progression des musées avait dépassé celle des bibliothèques de quelques points : 66,9 F par habitant pour les bibliothèques en 1984 contre 61,8 F aux musées, soit un écart de 5,1 F contre 78,3 F aux musées et 73,6 F aux bibliothèques en 1987 soit un écart de 4,7 F. Cf. Développement cultureL n° 82, juillet 1989, p. 3.
  3. (retour)↑  Développement culturel, n° 85, mai 1990, p. 3.
  4. (retour)↑  Pour les départements, voir Développement culturel, n° 95, novembre 1992 ; pour les régions, Développement culturel, n° 96, décembre 1992.
  5. (retour)↑  Développement culturel, n° 98, février 1993.
  6. (retour)↑  Cf. Rapport du président, Paris, ACSB, 1993, p. 16.
  7. (retour)↑  Dominique AROT, « Bilan de la décentralisation », La bibliothèque dans la cité. Actes du colloque de Poitiers, 4-7 décembre 1992, Paris, BPI, p. 183-198, p. 185.
  8. (retour)↑  Je pense aux polémiques sur « l'Etat-culturel », le « tout-culturel », etc., dont l'objet a été de dévaloriser, dans les milieux concernés, les principes du développement culturel.
  9. (retour)↑  Je me permets de renvoyer à mes propres travaux et à ma thèse : L'Etat, la ville, la culture, thèse pour le doctorat d'Etat de science politique, Grenoble, 1993, 777 p.
  10. (retour)↑  Jacques SALLOIS, « Vers de nouvelles règles du jeu », Equipements culturels territoriaux, projets et modes de gestion, Paris, La Documentation française. 1994, p. 57-66. Rappelons qu'un même dithyrambe fut entonné lorsque l'on eut doublé la surface de planchers des bibliothèques municipales entre 1969 et 1978. Cette surface a de nouveau été doublée entre 1982 et 1990.
  11. (retour)↑  Jean DAVALLON, « A la recherche du produit patrimonial », Les papiers, n° 9, p. 67-84, p. 68.
  12. (retour)↑  Entretien avec Jean GATTÉGNO : « Pour quels publics », Le débat, n° 62, 1990, p. 18-25, p. 19.
  13. (retour)↑  Id., ibid.
  14. (retour)↑  « Les bibliothèques participent à la fois de la logique des musées, qui conservent de façon systématique ce qu'ils acquièrent et de celle des archives qui sélectionnent avant de conserver. Le patrimoine des bibliothèques ne peut donc être assimilé ni à celui des monuments historiques, ni à celui des archives, ni à celui des musées ». Cf. Rapport du président, op. cit., p. 19.
  15. (retour)↑  Entretien avec Jean-Pierre BADY, « Une Ecole du patrimoine : pour quoi faire ? », Le débat, n° 65, mai-août 1991, p. 177-181, p. 176. On notera que l'ouverture de la filière « bibliothèques de musée » a encore été retardée.
  16. (retour)↑  Id., p. 177.
  17. (retour)↑  L'expression est le titre d'un article d'E. POMMIER, Le débat, n° 65, 1991, p. 144-149.
  18. (retour)↑  Le nouveau musée de Grenoble a un succès public qui dépasse toutes les prévisions ; il est clair que les motivations des visiteurs ne sont pas réductibles à celles des professionnels qui l'animent.
  19. (retour)↑  P. PACHET, « Bibliothèque et solitude », La bibliothèque dans la cité, op. cit., p. 16-20.
  20. (retour)↑  On parle, mais entre initiés, de la visite aux grandes bibliothèques dont le concept (Maison du livre, de l'image et du son, Villeurbanne) ou l'architecture (Carré d'art, Nîmes) sont dans l'actualité.
  21. (retour)↑  Référence est faite ici à deux colloques co-organisés par l'Observatoire des politiques culturelles à propos de cette question ; cf. Equipements culturels territoriaux : projets et modes de gestion, Paris, La Documentation française, 1994, 199 p. (actes du colloque d'Amiens, janvier 1993). Les actes du colloque de Grenoble sur la gestion des musées (janvier 1994) paraîtront prochainement.
  22. (retour)↑  F. MAYAUX a classé les secteurs culturels selon cette maturité : forte pour la musique, l'édition, le cinéma, moyenne pour les arts plastiques et les musées, faible pour le spectacle vivant. Il n'a pas cru bon de situer les bibliothèques sur cette échelle. Cf. « Le marketing au service de la culture », Revue française de marketing, n° 113, 1987/3, p. 37-47, p. 38. Pour une analyse bien informée sur la question, voir Yves Evrard (dir.), Le management des entreprises artistiques et culturelles, Paris, Economica, 1993.
  23. (retour)↑  M. SMITHSON, Comment vendre une bibliothèque ?, colloque de Villeurbanne, 13/14 avril 1987. Il s'agit de la bibliothèque municipale du Borough de Sutton (Londres) qui vend des dîners littéraires, des livres, cartes, photographies... qui rapportent 20 % du budget de cette bibliothèque.
  24. (retour)↑  Au colloque sur les Equipements culturels de demain (Paris, novembre 1991). il est apparu une véritable compétition entre les diverses catégories d'équipement quant à l'intégration des technologies de communication dans leur offre et leur fonctionnement.
  25. (retour)↑  Les conclusions devraient être connues au moment de la parution de cette livraison du Bulletin des bibliothèques de France.
  26. (retour)↑  Voir la stimulante analyse de Denis BAYART et Pierre-Jean BENGHOZI, Le tournant commercial des musées en France et à l'étranger, Paris, La Documentation française, Paris, 1993, notamment p. 41-55.