La culture a-t-elle un prix ?

Essai sur l'économie de l'art

par Yves Desrichard

Walter Pommerehne

Bruno Frey

Paris : Plon, 1993. - 289 p. ; 23 cm. - (Commentaire)
ISBN 2-259-02689-3 : 158 F.

Le titre volontairement provocateur de l'ouvrage de Walter Pommerehne et Bruno Frey ne relève du truisme qu'en apparence : la question est plutôt de savoir si la culture peut, ou doit, relever d'une démarche d'économiste.

On le devine, l'essentiel de l'interrogation des auteurs est entre ce « peut » et ce « doit » : faut-il soumettre le secteur culturel, ou plutôt les secteurs culturels 1 à une logique purement économique, régulant l'offre et la demande, le coût et le profit, ou faut-il faire prévaloir un interventionnisme d'Etat, ou un mécénat privé, comme c'est le cas dans la majeure partie des pays européens, la France et l'Italie en tête ?

Si leur ouvrage a le mérite d'apporter, sur des sujets déjà largement débattus, l'assurance d'une méthode pragmatique, on peut lui reprocher de ne pas définir au préalable les notions fondamentales dont il se sert : qu'est-ce-que l'art au sens économique ? Qu'est-ce-que l'interventionnisme, voire qu'est-ce-que l'Etat, puisque, curieusement, selon les pays et selon les pratiques, ce « domaine réservé » ne recouvre pas pour eux les mêmes réalités.

Au fil des pages, on se rend compte que la logique économique qu'ils essaient de déterminer semble relever de l'abstraction, entre les subsides gouvemementaux, les tentations protectionnistes du « patrimoine » 2, les régulations macro-économiques, les réglementations nationales ou intemationales ; dans ces conditions, il semble illusoire de vouloir opposer, d'une part les marchés de l'art soumis à des contraintes artificielles et, d'autre part, des marchés simplement équilibrés par des « lois » constamment battues en brèche : en matière artistique, l'économie n'est pas une science exacte, pas plus que dans le marché des matières premières ou dans celui de l'or.

C'est dans l'étude de cas spécifiques que La culture a-t-elle un prix ? réserve ses meilleures pages : l'analyse du fonctionnnement aberrant du festival musical de Salzbourg, où la politique du gouvernement autrichien constitue un encouragement à la surenchère financière et à creuser le déficit de la manifestation, est un modèle que, malgré tout, les auteurs ont tort de vouloir généraliser.

Car l'impressionnante bibliographie ne doit pas cacher que, d'avoir multiplié des exemples hétérogènes, des données parfois douteuses ou présentées d'une manière discutable, les auteurs tirent de cet assemblage hétéroclite des conclusions qui ont rarement le mérite de l'originalité : dire que les politiques gouvernementales en matière culturelle sont davantage influencées par les intérêts particuliers de groupes de pression que par un « intérêt général » difficile à cerner n'étonnera personne, pas plus que lire que le marché de la peinture est soumis à des aléas historiques et psychologiques difficiles à réduire en équations.

En ce sens, « l'économie de l'art » relève plus de la martingale que d'un prévisionnisme fiable à moyen ou à long terme, et l'on peut craindre que MM. Pommerehne et Frey, économistes compétents, mais pas forcément très bons connaisseurs du monde artistique 3, pèchent parfois par naïveté, prenant pour des découvertes des évidences déjà bien connues.

Partagé entre des « études générales des comportements et des institutions », où des réflexions justes et lucides côtoient des approximations hasardeuses ou incertaines, et des « analyses de certains marchés particuliers », où l'on n'évite pas toujours de dériver, sans preuve, du particulier au général, l'ouvrage brosse un tableau parfois embrouillé d'une situation difficile à réduire à ses composantes strictement commerciale : la « qualité » d'un artiste, qui est l'un des éléments de calcul du prix de revient de l'œuvre paraît en effet difficilement réductible aux grilles mathématiques proposées.

Surtout, faire cohabiter des domaines artistiques où les prix de revient des œuvres sont faibles par rapport à leur prix de vente (la peinture), et d'autres où l'on s'efforce à l'équilibre financier (les productions d'opéra) revient à confondre sous une même entité des logiques qui, même sur le plan économique, n'ont pas grand chose à voir.

Pour autant, les auteurs n'hésitent pas à conclure que l'interventionnisme de l'Etat est plutôt une mauvaise chose, s'appuyant notamment sur le dépouillement de « votations » consacrées, en Suisse, à des sujets d'ordre culturel. Certes, les démarches gouvemementales sont souvent bien éloignées des « lois du marché ». On aurait envie d'écrire que c'est justement cette dissemblance, même fourvoyée, qui doit être préservée, chacun étant libre de déterminer dans le cadre d'un processus démocratique un interventionnisme plus ou moins tempéré 4.

L'introduction du livre ne craint pas d'évoquer le « blasphème » qu'il y aurait à parler d'économie en matière d'art. A la fin, on se demande si, dans un monde où l'économie de masse tend de toute façon à banaliser les « produits » culturels, et leur médiatisation à priver une démarche curieuse ou sensible de signification ou de désir, leur « combat », présenté comme pionnier, n'est pas d'ores et déjà - hélas - gagné.

  1. (retour)↑  Car certains sont, au moins d'apparence, placés sur des marchés plus concurrentiels que d'autres, le cinéma, l'édition ou l'industrie du disque plus que le marché de la peinture ou l'opéra par exemple.
  2. (retour)↑  Dont les auteurs notent justement qu'il inclut tout à la fois les œuvres d'origine nationale et celles conservées sur le sol national.
  3. (retour)↑  Il est vrai qu'ils en font une garantie du sérieux de leur démarche.
  4. (retour)↑  Les auteurs auraient pu s'interroger sur les politiques culturelles de dictatures qui, pour certaines, professent ou ont professé une politique économique ultra-libérale.