Culture et politique

par Yves Desrichard
Le Débat, Paris : Gallimard, 1992. - 224 p. ; 26 cm.
(N° 70 - mai-août 92)
ISSN 0246-2346 : 88 F

« Encore les bibliothèques [!] » propose le numéro 70 du Débat : et, si le point d'exclamation manque, c'est que la tradition de sérieux et de sérénité qui préside - le plus souvent - au contenu de la revue des éditions Gallimard ne le permet pas. Pour autant, on devine que les rédacteurs souhaiteraient que les textes présentés, consacrés pour part à la Bibliothèque de France, soient les derniers éléments polémistes suscités par ce projet, entré, pour Pierre Nora, « dans une phase décisive de matérialisation ».

Cependant, et un peu contradictoirement 1, le même Pierre Nora introduit et conclut son article rétrospectif (« Bibliothèque de France : d'où venons-nous, où allons-nous ») sur les différentes étapes politiques, architecturales et administratives de ce projet si contesté, par quelques phrases qui traduisent le désarroi actuel d'intellectuels attachés au concept (la nécessité d'une Bibliothèque nationale « transfigurée »), mais plus ou moins hostiles à sa concrétisation dans ses formes actuelles.

D'ailleurs, Georges Le Rider (« Bibliothèque de France : des correctifs » insuffisants) se charge de tempérer l'optimisme déjà relatif de Pierre Nora dans ses réactions aux nouvelles orientations données, par le Président de la République, au projet architectural ; son exposé rappelle les principaux arguments des détracteurs du bâtiment (plus que de son ou plutôt de ses contenus), et invite l'ensemble de la communauté intellectuelle à rester vigilante, et à suivre les travaux de la nouvelle commission nommée pour réorienter, dans des proportions à définir, les éléments du projet qui suscitent l'opposition la plus vive de Georges Le Rider et des signataires de sa lettre ouverte.

Les bibliothèques peuvent répondre

Soucieux de montrer que « l'arbre ne cache pas la forêt », Le Débat propose ensuite trois articles qui brossent un tableau contrasté, mais somme toute encourageant, du paysage des bibliothèques françaises. Au travers de deux « figures emblématiques » de ce paysage, la Bibliothèque publique d'information et la bibliothèque de la Sorbonne, deux chercheurs viennent rappeler que les bibliothèques sont, dans notre pays, avant tout victimes de leur succès, là même où d'autres secteurs culturels (cinéma) le seraient plutôt d'une désaffection progressive du public.

Robert Fossier (« La bibliothèque de la Sorbonne est en danger »), chercheur et usager de cette prestigieuse institution, vient, en quelques pages bien senties, souligner la nécessité d'accompagner l'immense effort fourni pour la Bibliothèque de France d'une rénovation et d'une modemisation tout aussi importantes des bibliothèques universitaires parisiennes, dont certains n'ont pas, pour le stockage et la consultation de leurs collections d'une part, et pour l'accueil de leurs personnels et de leurs publics d'autre part, des locaux et des moyens à la hauteur de l'intérêt de leurs fonds. Faute de cet effort, la Bibliothèque de France courrait le risque de draîner un public largement universitaire, qui n'est pas forcément sa vocation première. C'est en tout cas ce qui se passe à la Bibliothèque publique d'information, dont l'immense succès vient, pour plus de la moitié, d'étudiants qui ne trouvent pas dans les bibliothèques universitaires de Paris et de la région parisienne, soit les collections, soit les conditions de travail, dont ils ont besoin. Sur ce dossier, et par une analyse in vivo de la fameuse queue qui, plusieurs heures par jour, s'entasse patiemment dans le couloir d'accès à la bibliothèque du deuxième étage du Centre Georges Pompidou, Daglind Sonolet (« Le succès difficile : sur le public de la Bibliothèque publique d'information ») apporte des éléments pas forcément nouveaux, mais qui ont le mérite du pittoresque, ainsi de ce jeune publicitaire déplorant « qu'il n'y ait pas des petits Beaubourg un peu partout dans d'autres quartiers » - oubliant un peu vite le réseau des bibliothèques de la Ville de Paris.

Enfin, Daniel Renoult (« La rénovation des bibliothèques universitaires : trois ans après le rapport Miquel ») souligne que la part de cet effort, déjà consenti pour les bibliothèques universitaires, commence à porter ses fruits dans tous les domaines : accueil des étudiants, mise à niveau des collections, informatisation, encadrement, les indicateurs progressent dans tous les cas. Preuve, s'il en était besoin, que, à condition de disposer de moyens suffisants, et sans vouloir attendre de résultats immédiatement spectaculaires (ou médiatiques ?), les bibliothèques françaises peuvent répondre aux exigences des citoyens quant au bon usage de leurs deniers...

Sur ce dernier aspect, d'autres articles de ce même numéro du Débat semblent largement accablants, même s'ils n'évitent pas toujours, effet après tout inévitable de la polémique, la simplification ou le raccourci. On retiendra tout particulièrement l'article délectable (si l'on veut bien faire abstraction de son statut de contribuable pas forcément acquis à l'art lyrique), « L'opéra de l'Opéra Bastille », consacré par Philippe Meyer à la genèse de l'opéra Bastille et - surtout -aux résultats de son exploitation 2. Comme le disait l'un des détracteurs du projet de l'époque, « L'Opéra Bastille constitue la mauvaise réponse à un problème qui ne se pose pas ». Il semble, hélas, que les faits lui aient donné raison - et à quel prix.

D'argent, il est aussi beaucoup question dans le chapitre consacré au financement de la culture dans d'autres pays de la Communauté européenne : chacun à sa manière, la Grande-Bretagne (Stefan Collini - « Du financement public de la culture en Grande-Bretagne. Sage pluralisme ou tradition de négligence ? »), l'Italie (Andrea Emiliani - « Libéralités italiennes »), et l'Allemagne - de l'ex-Ouest essentiellement -(Andreas Johannes Wiesand -« Vers le centralisme et la " culture d'Etat " ? Sur le financement de la culture en Allemagne ») proposent la description de modes de financement, étatiques et autres, de certaines activités culturelles, qui répondent avec plus ou moins de bonheur aux attentes des professionnels, demandeurs de crédits, comme à celles des citoyens, bailleurs de fonds. On retiendra que les auteurs, volontiers critiques, soulignent les limites, plus que les avantages, des systèmes en vigueur (notamment sur les illusions du mécénat à l'italienne, plus proche du clientélisme appliqué à un domaine spécifique).

Réfutations et controverses

On retiendra cependant que le « modèle français » (tout au moins sa part administrativement organisée autour du ministère de l'Education nationale et de la Culture) constitue une référence, dans un sens ou dans un autre. Ce qui est une manière de réponse au pamphlet de Marc Fumaroli (autre contempteur de la Bibliothèque de France), L'Etat culturel 3, qui fait l'objet d'un minutieux « décorticage » pour ses passages les plus contestables.

Antoine Compagnon (« L'Utopie d'une république athénienne »), Bemard Comte (« Pamphlet, histoire et fantaisie : à propos de Mounier, "ministre de la culture" de Vichy ») Yves Vadé (« Je me souviens des années cinquante ») se livrent à de savantes réfutations de certaines approximations historiques du livre de Marc Fumaroli, pas toujours accessibles au néophyte, mais dont le sérieux est difficilement contestable ; pour autant, Marc Fumaroli (« L'Etat, la culture et l'esprit »)... réfute la réfutation, préparant sans doute de nouveaux assauts contre des thèses qui ont au moins le mérite de susciter la discussion, parfois vive, en ces temps de consensus...

A ces réfutations détaillées, on s'excusera de préférer le petit texte allègre que Jean-Pierre Rioux consacre à « L'Etat culturel depuis la Libération : remarques sur un bricolage moderne », et qui vient tempérer les constats catastrophiques de Marc Fumaroli de main mise de l'appareil d'Etat sur l'expression de la culture (réduite dans cette perspective à de la propagande) en montrant - ce qu'aucun ministre ne pourrait avouer... - que, de ministère de « dernier recours » en échafaudages administratifs fragiles et hâtifs, de ruptures en contradictions, mais aussi de réussites en développements, la culture financée par l'Etat, si elle n'a pas toujours les moyens de ses ambitions, ou pas toujours les ambitions de ses moyens (une fois de plus, l'Opéra Bastille) n'a que difficilement l'apparence d'une hydre tentaculaire et toute puissante, grande pourvoyeuse de fonds mais éteignoir des créations les plus originales, tapie dans les souterrains de la rue de Valois ou les couloirs des directions régionales des affaires culturelles...

Enfin, et ce n'est pas un hasard, le dossier consacré aux grands travaux du Président, du Musée d'Orsay au ministère des Finances, de la Pyramide à la Bibliothèque de France et du Centre international de conférences au Nouveau Louvre, dresse là encore un tableau mitigé et plutôt critique de l'état du paysage architectural parisien.

Au-delà du « goût du Prince » stygmatisé dans l'éditorial, Philippe Genestier (« Grands projets ou médiocres desseins ? »), Jean-Pierre Le Dantec (« Empereur ou architecte »), François Loyer (« Monuments d'aujourd'hui »), Gérard Monnier (« Pour le néo-monument ») et Joseph Rykwert (« Keynes et le pharaon ») montrent que les réussites architecturales sacrifient parfois au conformisme ambiant, et encore plus à la fonctionnalité, de façon à ce que « la fonction réelle de l'édifice [tienne] plus dans les connotaboris et les effets de distinction produits que dans l'usage conscient et valant pour lui-même d'un moyen d'enrichissement spirituel » (P. Genestier). Entre la « tyrannie de la technique » et l'« image publicitaire », les exigences des usagers potentiels ou avérés de ces édifices semblent, pour les rédacteurs, bien oubliés, sans même parler du bien-fondé d'utilisation du financement public...

Encore faut-il rappeler que, avec moins de 1 % du budget public, le financement culturel semble susciter bien plus que sa part du débat théorique et pratique consacré à l'emploi de l'argent du contribuable...

Sans doute faut-il voir là les effets pervers d'une médiatisation par ailleurs bénéfique des activités culturelles, et d'une appropriation forte, par le citoyen, de son patrimoine culturel et artistique et, par conséquent, des moyens utilisés pour le préserver ou le développer.

Alors même que l'Opéra Bastille (et cela semble, rétrospectivement, curieux) n'a pas suscité, de sa conception à son inauguration, un débat enflammé et contradictoire, la Bibliothèque de France semble aujourd'hui à la confluence de ces controverses, symbole d'un projet culturel et architectural dont les dimensions intellectuelles, techniques, financières et, pourquoi pas, affectives, vont s'amplifiant, alors même que - et la considération semblera bien peu polémiste... - elle ne doit sans doute susciter ni cet excès d'honneur, ni cet excès d'indignité.

  1. (retour)↑  Contradiction apparemment résolue depuis la parution de cet article, puisqu'on retrouve les signatures de Pierre Nora et Georges Le Rider au bas d'une nouvelle pétition d'intellectuels appelant à une révision du projet, le 25 juin 1992.
  2. (retour)↑  La teneur de cet article étant extraite d'un livre de Maryvonne de Saint-Pulgent, Le syndrome de l'Opéra. - Paris : R. Laffont, 1991.
  3. (retour)↑  Récemment réédité au Livre de poche