La lecture

regards européens

Martine Poulain

Les recherches sur la lecture. Regards européens. Tel était le thème d'une rencontre organisée les 10 et 11 mai derniers par la Table ronde de l'IFLA 1 « Recherches sur la lecture », le Bulletin des bibliothèques de France et le Service des études et de la recherche de la BPI 2. Le but de ce séminaire, qui s'inscrit par ailleurs dans les rencontres régulières qu'organise de par le monde la Table ronde de l'IFLA, était de constituer un premier jalon pour une meilleure connaissance des recherches effectuées sur ce thème dans divers pays européens.

Libertés et contraintes

Une part importante des contributions fut dédiée aux études menées dans l'ex-Europe de l'Est, dans le contexte nouveau de la liberté de parole, de lecture et d'écriture, associée toutefois à des problèmes idéologiques, économiques et structurels importants. La situation de la lecture en Russie, en Roumanie, en Hongrie fut ainsi présentée. De quelle manière les anciennes pressions et les anciennes censures de l'écrit ont-elles marqué durablement les esprits des lecteurs ?

En Russie par exemple (Valeria Stelmakh, Gennady Iakimov), les lecteurs se sont dans un premier temps précipités sur ces nouveaux écrits et notamment sur la presse ou les revues littéraires, délaissant, parfois dans des proportions très importantes, les bibliothèques publiques, qui, situation ubuesque, ajoutaient à une pénurie d'ouvrages récents souvent dramatique une offre de livres que les lecteurs ne voulaient pas lire. La proportion d'usagers des bibliothèques publiques est ainsi tombée, dans l'ex-Empire de 21 à 15 % (soit environ dix millions de personnes en moins). Les bibliothèques n'achetaient pas plus de 10% de la production nationale ; encore ces acquisitions étaient-elles le plus souvent, selon Valeria Stelmakh, constituées d'ouvrages de propagande politique ou de documents techniques et professionnels. Ainsi 30 à 50 % de ce qui était en libre accès n'était jamais emprunté, pendant que de 40 à 90 % des demandes des usagers restaient insatisfaites.

En Roumanie (Constantin Schifimet), les changements politiques ont eu des effets variables sur la fréquentation des bibliothèques. Le nombre d'utilisateurs a dans un premier temps nettement décru : des publics auparavant captifs, voire obligés (les scolaires par exemple), ne sont plus venus. Depuis 1991, les Roumains semblent retrouver le chemin des bibliothèques, notamment pour résister à la hausse vertigineuse du prix du livre. La situation en Roumanie est en tout nouvelle : liberté de publication, abolition de la censure ; émergence d'une édition privée et d'une économie de marché ; curiosité des lecteurs envers les auteurs étrangers ou auparavant interdits, mais aussi nouvelles attirances vers les médias autres que l'imprimé.

Partout, les bouleversements politiques ont mis en lumière une importante volonté de lire et rendu manifestes les décalages entre attentes ou pratiques des lecteurs et offre éditoriale ou publique.

Lectures comparées

Le colloque s'essaya aussi à comparer les lecteurs et la lecture dans deux pays, la Finlande et la Hongrie (Judith Lorincz) : dans les deux pays, les femmes sont plus lectrices que les hommes ; les Finnois sont, davantage que les Hongrois, lecteurs de documentaires ; les premiers demandent à leurs lectures de les aider à acquérir des connaissances (ils lisent assez volontiers de la vulgarisation scientifique), tendent à une lecture instrumentale, alors que les seconds attendent de l'univers de la fiction un éloignement des contingences quotidiennes. Mais les goûts littéraires hongrois sont cosmopolites et non centrés sur les seuls auteurs nationaux alors que les Finnois semblent moins curieux des littératures étrangères et d'ailleurs portés vers une littérature de tradition réaliste ou naturaliste.

Ces échanges se sont aussi intéressés à de nouvelles réflexions sur la situation dans les pays d'Europe de l'Ouest où les pratiques de lecture ont besoin d'être mieux connues. Ainsi, en Italie (Everardo Minardi), les contrastes entre le Nord (plus riche et mieux équipé, proposant une offre de bibliothèques plus moderne et diversifiée) et le Sud (moins riche, l'offre des bibliothèques y étant très traditionnelle et limitée) s'appliquent aussi au domaine de la lecture et des bibliothèques. Une offre diversifiée motivera les lecteurs, intéressera de nouveaux publics et sera source de nouveaux comportements documentaires. Elle démultipliera les usages et les attentes. Une offre limitée et plus traditionnelle (telle celle qui prévaut dans le Sud) n'attirera que les publics traditionnellement captifs des bibliothèques (élèves par exemple).

En France, on cherche à mieux connaître la lecture en milieu rural (Raymonde Ladefroux). S'il est vrai que les statistiques nationales disent qu'en général les ruraux lisent peu de livres, encore cette situation peut-elle évoluer considérablement d'un village à l'autre, selon les traditions historiques, les conditions géographiques, etc.

Des modèles de lecture

Les réflexions théoriques n'ont pas manqué au cours de ce séminaire. Ainsi on se demanda comment furent reçues en France les premières études sociologiques sur la lecture entre les deux guerres. C'est en Russie, en Allemagne et aux Etats-Unis que se développèrent ces premières enquêtes, pour des raisons essentiellement sociopolitiques. On espérait qu'une connaissance des effets de la lecture permettrait de former des hommes meilleurs et des sociétés plus humaines. Des sociétés sans guerre (le spectre de la première guerre mondiale est très présent chez les premiers « sociologues », tels le Russe Roubakine) et sans crise sociale : la crise de 1929 est à l'origine du développement des études de sociologie de la lecture aux Etats-Unis. Les chercheurs de Chicago se demandent comment lecture et bibliothèques peuvent aider leurs concitoyens à résister aux effets de la crise ou comment la communication humaine par les écrits pourrait être améliorée.

Au cours de ces journées furent aussi interpellés les divers modèles d'investigations sociologiques. Michel Peroni souligna une nouvelle fois les limites de l'interprétation à partir de données quantitatives. Il proposa de substituer à la logique d'imposition de modèles et de textes, celle d'appropriation et de réception par des lecteurs actifs.

Enfin, Pertti Vakkari interrogea la naissance de nouveaux modèles de constitution des savoirs en Allemagne au XVIIIe siècle, lorsque l'augmentation de la production imprimée et la nécessité d'un savoir encyclopédique imposèrent de nouveaux modèles de lecture et de connaissance des textes, et par exemple le feuilletage et le recours à la référence.