La conversion du mauvais lecteur et la naissance de la lecture publique

par Philippe Hoch

Noë Richter

Marigné : Ed. de la Queue du chat, 1992. - 93 p. ; 22 cm.

En marge de la véritable somme érudite que constituent les deux volumes consacrés à La lecture et ses institutions depuis le début du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, Noë Richter, poursuivant et complétant son enquête historique, propose un intéressant recueil de trois études plus ponctuelles. Celles-ci abordent une nouvelle fois, sous un angle différent, les sujets de la lecture, des bibliothèques et des bibliothécaires, vaste domaine dont l'auteur est devenu un spécialiste incontesté.

Le premier chapitre de l'ouvrage, sous le titre de « La conversion du mauvais lecteur », reprend le texte d'une communication présentée à Brest en 1990 à l'occasion d'un colloque. L'objet précis de la recherche de Noë Richter est constitué par le passage, chez certains individus, de la non-lecture (analphabétisme ou illettrisme), à la lecture. Comment la sortie, généralement inespérée, hors d'un milieu fermé à toute présence de l'écrit et l'entrée, puis la plongée dans la culture livresque sont-elles possibles ? Pourquoi tel homme - parmi les personnages qu'évoque Noë Richter il n'est guère de femmes -, que la fortune n'a jamais placé au contact des documents écrits, risque-t-il la « conversion à la lecture ? De telles transformations, dont les exemples ne manquent point, sont pour le moins source d'étonnement. « J'ai été fasciné, confesse Noë Richter, par les récits autobiographiques des hommes et des femmes du peuple dont le destin prévisible était de demeurer analphabètes et qui ont fait un double ou triple passage vers l'alphabétisation, la lecture, la lecture lettrée et parfois même la lecture savante. Je me suis demandé, je me demande encore, pourquoi ces hommes et ces femmes, dans l'environnement desquels le livre était rare et le plus souvent absent, où rien ni personne ne pouvait les inciter à en faire usage, pourquoi ils ont rompu avec les références et les valeurs qui ont baigné leur enfance, pour entrer dans le système de la lecture dominante, alors que leurs frères, leurs voisins et leurs amis n'étaient pas entraînés dans cette conversion ».

Transfuges culturels

Avant de s'interroger sur les différents facteurs d'une telle mutation, l'auteur évoque deux exemples précis, résume la trajectoire atypique de deux « convertis », « transfuges culturels », l'un au siècle des Lumières, l'autre de nos jours. En examinant ces itinéraires autodidactiques et en convoquant bien d'autres personnages encore, Noë Richter s'efforce de mettre en évidence les origines, tant intérieures qu'extérieures, des spectaculaires rejets de la non-lecture qu'enregistre l'historien.

Le premier facteur d'explication doit, pour l'auteur, être recherché dans l'individu lui-même, mû par quelque « force intérieure [qui] le pousse à briser le conditionnement familial et traditionnel ». L'environnement joue lui aussi, naturellement, un rôle primordial, sous la forme d'incitations parfois fortuites à la lecture et à l'étude. Les « causes immédiates », le déclic si l'on veut, résident souvent dans la découverte d'un livre, d'un auteur (ainsi Rousseau pour nombre d'autodidactes du XIXe siècle), ou encore dans une crise sociale, politique, économique dans laquelle le sujet se trouve pris (guerre, captivité, résistance...). Ses premières lectures, souvent réalisées, donc, en des circonstances graves, cruciales, le « converti » les doit fréquemment aussi à des médiateurs, dont le rôle, jamais négligeable, pourra être plus ou moins important. Les protecteurs généreux, remarquant l'intelligence vive de tel jeune homme et finançant ses tardives études, en constituent un exemple éloquent. Noë Richter souligne enfin qu'au terme de son cheminement (si fin il peut y avoir), installé dans la culture lettrée, le « mauvais lecteur » d'hier, animé par la grâce et la foi du « converti », devient en général un « militant », défenseur achamé de la bonne cause culturelle.

La seconde étude du livre porte sur « La naissance de la lecture publique, 1890-1945 ». Les dernières années du XIXe siècle sont celles d'un certain « modemisme bibliothéconomique ». Deux activités nouvelles font alors leur apparition dans ce domaine. La première est la documentation, liée à l'exercice de la bibliographie spécialisée (notamment juridique, scientifique et technique), dont l'importance a été mise en évidence par Paul Otlet et Henri La Fontaine. « Leur activité a jeté les fondements de la documentation moderne qui se démarque de la bibliographie et de la bibliothéconomie traditionnelles par la primauté donnée à l'analyse, à la diffusion et à l'exploitation de l'information contenue dans les textes et par un moindre intérêt porté au support et à la conservation du document ».

Mais si l'information doit être collectée, enregistrée, stockée, c'est afin qu'elle puisse être mise à la disposition de tout un chacun. Pionniers de la documentation, Otlet et La Fontaine sont aussi les apôtres de la naissante « lecture publique », en menant une lutte contre « l'élitisme, la ségrégation ». Ces deux lignes directrices nouvelles vont très progressivement, à pas comptés, converger et se trouver réunies dans une même institution, la bibliothèque publique, incarnées par un même professionnel, le bibliothécaire « moderniste », lequel se trouve appelé à exercer « ses talents à la fois dans la documentation spécialisée, dans la bibliothèque savante traditionnelle et dans la lecture publique ». Mais, encore une fois, l'évolution fut lente. Il était nécessaire, en effet, que les germes placés en terre par les fondateurs portassent leurs fruits. Et Noë Richter, en de belles pages, met justement l'accent sur l'œuvre accomplie non seulement par Otlet et La Fontaine, mais aussi par Ernest Coyecque ou encore Eugène Morel, « héraut des idées nouvelles », dont la fameuse Librairie publique « amorcera en France une réforme institutionnelle de longue durée qui débouchera sur la conception de la médiathèque publique d'aujourd'hui ».

Le modèle américain

Les uns et les autres, les mers franchies à l'occasion de studieux congés ou de fructueuses missions, avaient eu la révélation du modèle britannique et, plus encore, américain, source d'admiration et, un peu plus tard, d'imitation. Observé outre-Atlantique, le « modèle américain », dans les années 1920 « essaime » grâce aux célèbres implantations de Bruxelles, de l'Aisne et de Paris.

Et avec ces quelques établissements, si éloignés de la réalité un rien sordide des bibliothèques françaises, naît aussi la formation professionnelle élémentaire, qui constitue une sorte de nécessaire mesure d'accompagnement et un respect non négligeable du « lifting » et du « new-look » de nos institutions rajeunies.

Ces dernières, à l'image des bibliothèques américaines, commencent à bénéficier de locaux plus clairs et plus accueillants, d'un mobilier approprié, de collections en libre accès et offrent aux lecteurs des services nouveaux et variés. Si la greffe réussit, ce fut bien sûr au prix d'une nécessaire adaptation, du reste souvent difficile, laborieuse. « Elaboré dans un pays riche et sans passé culturel, le modèle américain a dû être réajusté à la complexité d'un vieux pays où existaient d'innombrables services de lecture relevant de mouvances idéologiques diversifiées à l'extrême, où les bibliothèques des villes géraient d'énormes collections de livres anciens et où le mécénat s'intéressait peu à la lecture du peuple ». L'évolution fut en vérité d'autant moins prompte que des « résistances » se faisaient jour, chez les bibliothécaires eux-mêmes, souvent attachés avant toute chose à la préservation du patrimoine et chez les instituteurs revendiquant leur propre compétence en la matière. L'enthousiasme et l'engagement d'une fraction des professionnels des bibliothèques fut freiné, estime Noë Richter, par la force d'inertie d'un corps largement... conservateur !

Une dernière partie du livre, intitulée « Les hommes qui ont fait la lecture publique », retrace brièvement la pensée et l'action des « pionniers » : Henri La Fontaine, Paul Otlet, Eugène Morel, Emest Coyecque, Henri Lemaître et Gabriel Henriot. Enfin, une bibliographie sélective invite à des lectures complémentaires.