Marketing des bibliothèques et des centres de documentation
Analyse
Jean-Michel Salaün
Né dans l'entreprise, le marketing s'est étendu à divers domaines, y compris le service public. Nombre de ses outils peuvent aujourd'hui s'adapter aux besoins des bibliothèques et des centres de documentation, ce qui nécessite une analyse précise de l'organisation et de son environnement. L'auteur établit un parallèle entre le secteur économique et le domaine des bibbliothèques, montrant l'originalité de celui-ci.
Created for the firms, marketing fits different fields, including public service. Many formulas of its may fit needs of the libraries and documentation centers. This requires an exact analysis of the organisation and environment. The author draws a parallel between economic and librarian sectors, laying great stress upon the originality of this last one.
Parler de « marketing des bibliothèques et des centres de documentation » paraît encore à certains étrange ou même iconoclaste. Le marketing, disent-ils, est affaire d'entreprises privées produisant en série des biens matériels destinés à la grande consommation. Les bibliothèques sont la plupart du temps un service public, gratuit, dont l'activité est tournée vers les richesses intellectuelles où l'on privilégie la qualité plus que la quantité. Certes les centres de documentation sont souvent intégrés dans les entreprises, mais leur organisation reste artisanale et leur production bien souvent confidentielle. Bref, le marketing est affaire de marchands de soupe aux antipodes des nobles préoccupations des professions du « document ».
Un mariage de raison ?
Une telle réaction, courante, même si elle n'est pas toujours exprimée aussi brutalement, ignore que le succès de la discipline, ou de la technique, l'a fait largement déborder de son terreau d'origine et qu'elle s'épanouit sur les terrains les plus divers. Mieux, l'information et la culture sont aujourd'hui en première ligne et le service public s'appuie souvent sur ses outils pour sa rénovation.
Ces réticences ne sont pas néanmoins dénuées de tout fondement. Le marketing, comme toutes les méthodes de gestion moderne, a gardé de ses origines « entrepreneuriales » quelques réflexes, une coloration, qui ne sauraient se dupliquer sans précaution dans des organisations d'autres natures. Son orientation fortement commerciale notamment doit être sérieusement nuancée dans notre domaine. Le marketing est à la fois l'enfant et l'inspirateur de la société d'abondance ou « société de consommation ». Tradition qui reste présente dans la quasi-totalité des livres sur la question, y compris les plus récents, comme en témoigne cette première définition du domaine tirée d'un manuel classique : « Le marketing, c'est l'ensemble des moyens dont disposent les entreprises en vue de créer, de conserver et de développer leurs marchés ou, si l'on préfère, leurs clientèles » 1.
Mais l'efficacité des méthodes développées - dont on voit bien dans cette définition qu'elles concernent les rapports entre une organisation et ses usagers, sa « clientèle » - déborde largement la simple recherche du profit. Les hommes de marketing, sous l'impulsion notamment de Philip Kotler 2, ont fait de leur discipline une véritable philosophie de gestion avec un succès certain. Leur influence est perceptible dans les domaines les plus divers : santé, politique, médias... et même charité.
Cette extension du marketing ne s'explique pas uniquement par le prosélytisme de ses promoteurs. Le succès tient aussi largement de la transformation de la vie civile, et particulièrement de l'évolution des services de l'Etat-Providence : services publics en général, assurances sociales, services urbains, éducation nationale, mais aussi associations diverses. Longtemps considérés uniquement comme le résultat positif des revendications et des luttes ouvrières, ils se sont aujourd'hui banalisés. Leur principe n'est plus vraiment remis en cause, les discussions et conflits, parfois sévères, portent sur leurs modalités d'applications. On ne se demande plus s'il faut gérer le social, mais quoi gérer et comment le gérer. Personne ne remet en cause sérieusement le principe de la sécurité sociale, mais tout le monde discute sur la meilleure façon d'équilibrer ses comptes. Dès lors, il est naturel qu'une technique de gestion qui a fait ses preuves sur d'autres terrains soit aussi sollicitée sur celui-ci. Le même processus de « transfert de technique de gestion » est en cours sur le management des ressources humaines ou celui de la qualité.
Finalement il y aurait un parallèle à faire entre l'avènement de la « société de consommation » et ce que certains ont appelé « la crise de l'Etat-Providence ». L'un et l'autre nécessitent une gestion fine du social, et le marketing est l'un des outils de celle-ci.
Une fois les objections de principe levées, - et, semble-t-il, les réticences de la profession s'estompent -, il reste à voir comment concrètement la discipline peut s'appliquer aux bibliothèques et centres de documentation. Quelles adaptations sont nécessaires ? Quels éléments peuvent être repris, lesquels doivent être rejetés? Quels autres doivent être reconstruits?
Cet article fait quelques propositions en ce sens à partir d'observations et de réflexions personnelles, et prend en compte les recherches menées en France sur le management des services et sur la socio-économie de l'information.
Pragmatisme
Par de multiples canaux les techniques de marketing pénètrent aujourd'hui les bibliothèques. En particulier, les études sur le public sont courantes : les tentatives d'adaptation plus systématique des services à des clientèles ciblées ou encore les politiques de communication utilisent des savoir-faire développés dans les écoles de commerce en renouvelant les antiques principes de la bibliothéconomie qui déjà mettaient souvent l'accent sur la satisfaction du lecteur ou du chercheur. Mais ces emprunts sont faits au coup par coup. S'ils sont ponctuellement très utiles, ils ignorent l'intérêt principal de la discipline qui réside dans la mise en place d'une stratégie globale des relations entre une organisation et son environnement. Du coup le risque est de dévoyer la démarche par des analyses partielles et incomplètes, par exemple sur le comportement des usagers, et de conduire à des décisions erronées. Le marketing sera alors accusé et rejeté en bloc, alors que la difficulté vient justement de ce qu'il n'a pas été appliqué correctement.
Réjean Savard, il faut lui rendre cet hommage, fut sans doute le premier francophone, et semble-t-il toujours le seul..., à présenter et populariser auprès des bibliothèques le marketing dans son ensemble et donc à rester fidèle à ses promoteurs. Dans cette présentation 3, il reprend en effet les orientations et les outils de la discipline pour les appliquer au domaine. Ce faisant, il suit la tradition des auteurs anglo-saxons qui ont publié plusieurs manuels dans ce sens. Courant marqué par la mentalité pragmatique dominante outre-atlantique : la discipline marche, appliquons-la sur les bibliothèques. Dans un premier temps, celui de la découverte, la démarche est très utile. Mais à terme, elle rencontre des limites, en particulier celle de ne pouvoir remettre en cause la pertinence de certains présupposés ou de certains outils. Par ailleurs, les mentalités et les structures européennes nécessitent une argumentation plus raisonnée, plus « cartésienne », pour évoluer.
Aujourd'hui les recherches françaises sur l'économie et le management des services et sur ceux de l'information ont permis de dégager certaines de leurs spécificités. Il est dès lors possible d'adapter plus étroitement le marketing aux bibliothèques et aux centres de documentation. C'est en tout cas ce que tentera de démontrer cet article, en s'attachant à l'une des deux étapes fondamentales de l'approche: l'analyse, interne et exteme 4.
La « servuction »
L'activité des bibliothèques et centres de documentation est une activité de service, « service » entendu ici au sens économique, par comparaison aux activités agricoles ou industrielles. On sait aujourd'hui que ce type d'organisations a certaines caractéristiques qui induisent des structures qui lui sont propres. La principale différence entre une entreprise de service et une entreprise industrielle classique tient dans le rôle actif que joue la clientèle ou l'usager. Dans une production traditionnelle, le consommateur n'intervient qu'en bout de chaîne, une fois le produit entièrement terminé et conditionné. La coupure entre l'activité de production et de consommation est totale, l'articulation est réalisée de façon autonome par une autre activité, celle de la distribution et du commerce. Au contraire, un service ne peut se rendre que si la participation de son consommateur se fait beaucoup plus en amont, au moment même de la production du service. Pas de voyage sans voyageurs, pas de médecine sans malades, pas de gardiennage sans locataires, pas de restaurant sans clients attablés, par de supermarché sans ménagères... L'usager, dans les services, participe toujours à la production, plus ou moins selon le service proposé et son organisation.
Dans le secteur de l'information, la différence entre une activité de service et une activité de production classique s'est concrétisée par les développements autonomes des bibliothèques et de la documentation d'une part, et ceux des médias de l'autre. La production des médias se fait en dehors des lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs auxquels ils sont distribués ou diffusés par la suite : la coupure entre le producteur d'informations et le récepteur est totale. Une bibliothèque, au contraire, n'a de sens que si elle dispose d'une salle de lecture ou d'un service de prêt. La documentation résulte d'une demande de renseignements.
Les spécialistes du marketing des services ont donné un nom barbare à la participation active de l'usager : la « servuction » 5, contraction entre « service » et « production », qui permet de nommer le moment où l'usager et le producteur combinent leur énergie pour produire le service. Au-delà du vocabulaire, le phénomène a une importance capitale pour l'analyse de l'activité. Ses conséquences sont perceptibles dans la vie quotidienne. Les restaurants « self-service », les super-marchés, les guichets automatiques dans les banques ou les gares, l'accueil dans les hôtels... sont les résultats concrets de ce genre d'analyse, qui consiste à étudier les interactions entre les usagers, les supports matériels et le personnel pour produire le service. Etude parfois poussée très loin. A titre d'exemple, un tableau (tabl. 1) tend à décomposer la « servuction » dans une pizzeria : il vise bien sûr à optimiser la production du service en question.
L'étude consiste donc à analyser très précisément les interactions entre trois pôles : les clients, les supports matériels et le personnel en contact. De plus, les clients, dans leur attitude active, interagissent entre eux. L'analyse de ces interactions est aussi indispensable.
Il n'existe pas au jour d'aujourd'hui d'études équivalentes pour les bibliothèques. Pire, les professionnels semblent avoir beaucoup d'a priori sur le comportement de leurs usagers.
Pourtant les services d'information suivent une évolution parallèle à celle, générale, des services grand public. L'organisation des salles en libre accès, par exemple, vise une meilleure gestion de la « servuction ». Les OPAC, les commandes par messageries ou l'accès direct aux banques de données pourraient aussi entrer dans le même courant. Mais il faut constater que ces choix ne résultent pas d'une vision aussi claire que celle des services traditionnels.
L'analyse ne saurait s'arrêter là, la suite est encore plus exemplaire pour les activités qui nous intéressent. Deux leçons importantes doivent être tirées, la première concernant l'organisation concrète de l'activité, la seconde l'offre de services.
« Face-avant » et « base-arrière »
Dire qu'une part de l'activité de production de service se fait en liaison avec l'usager suppose qu'une autre se fait en interne, coupée de ce dernier. L'illustration la plus parlante de ces deux pôles est celle du restaurant avec la cuisine d'un côté, la salle de l'autre. En jargon marketing, on dira « back-office » (base-arrière) et « front-office » (face-avant). Un schéma peut de nouveau matérialiser ce type original d'organisation, qu'il est assez simple d'appliquer à l'activité d'une bibliothèque (cf. tabl. 2). Tout le travail du back-office relève de la classique bibliothéconomie, en particulier la gestion des fonds, tandis que le front-office concernera les salles et le prêt. Pour la documentation, le dialogue entre le chercheur et le documentaliste relève de la « servuction » et donc se gère dans la « face avant ». La collaboration peut être plus ou moins poussée selon les cas. L'entretien du réseau documentaire, la gestion du fonds et des sources, mais aussi la réalisation de produits documentaires plus ou moins édités se réalisent dans la « base-arrière ».
Ce type d'analyse permet de comprendre l'évolution de l'organisation de ces services. La « base-arrière » et la « face-avant » ont leur propre dynamique et l'articulation entre les deux devient fondamentale.
L'activité de la « base-arrière » coupée de l'usager a tendance à s'industrialiser de façon classique pour améliorer sa productivité. On y retrouve les trois formes traditionnelles de l'organisation du travail, illustrées par des exemples pris dans le domaine qui nous concerne : l'atelier pour les travaux courants de bibliothéconomie, avec une large polyvalence et certaines spécialisations, la manufacture dans les structures plus grosses où le travail de rentrée des données ou du catalogage, par exemple, prend de l'ampleur - mais aussi le travail à la chaîne pour certaines banques de données américaines - ou bien l'organisation par projets pour des demandes documentaires spécifiques. Enfin l'importance prise par les réseaux et la coopération tend à transformer en profondeur l'activité de la « base-arrière » qui, à la limite, pourrait se contenter de devenir une tête de réseau. L'exemple de la récupération des notices, et donc de la relativisation des tâches de catalogage dans les bibliothèques, est clair. Là encore, un parallèle peut être fait avec le restaurant et le développement de l'industrie agro-alimentaire qui, aujourd'hui, livre les plats cuisinés qu'il suffira de réchauffer dans un four micro-ondes.
S'intéresser à la « face-avant », c'est mettre l'accent sur les relations entre l'usager, l'équipement et le personnel dans le processus de production. Le client, ou l'usager, sous-traite à une entreprise de service une fonction nécessaire à la satisfaction d'un besoin. Plutôt que d'acheter un livre, un disque ou une revue, l'habitué des bibliothèques l'emprunte. L'étudiant travaille à la bibliothèque universitaire parce qu'il y trouvera mobilier, tranquillité, manuels disponibles ou pourra y faire des rencontres, mais il pourrait choisir une autre solution pour étudier. Le chercheur ou le décideur s'adresse au documentaliste pour gagner du temps dans sa quête d'informations.
Apprentissage et qualité
Le degré d'implication de l'usager peut être variable, le choix d'un livre par exemple peut être laissé à l'initiative du bibliothécaire ; il peut aussi résulter d'une recherche dans le catalogue de la bibliothèque, puis être commandé à une banque, ou directement puisé dans les rayons dans le cas d'un accès libre ; ou bien un bibliobus apporte à proximité du domicile une partie du fonds disponible ; ou encore il peut, ou pourrait, être commandé automatiquement via une messagerie télématique et livré à domicile, etc. Chacune de ces prestations rend le même service de base, mais la « servuction », l'interaction entre l'usager et la bibliothèque, est différente. Cet exemple - nous aurions pu en choisir bien d'autres - permet d'illustrer deux caractéristiques classiques des services : apprentissage et qualité.
L'implication de l'usager nécessite un apprentissage. Celui-ci peut se faire de façon interne ou externe au service mais, pour participer à la production du service, l'usager doit posséder un savoir-faire qui sera proportionnel à son degré d'implication. Moins la participation des professionnels est importante, plus l'éducation de l'usager sera essentielle. Dans l'exemple précédent, il est bien entendu plus simple pour un lecteur de s'adresser à un(e) bibliothécaire ou d'attendre un bibliobus pour se faire guider dans son choix. Au contraire, l'utilisation d'un catalogue, a fortiori d'un catalogue automatisé, nécessite une formation. Attention, le moindre effort n'est pas synonyme de la meilleure satisfaction de l'usager. Une personne cultivée, ou simplement indépendante ou timide, préférera souvent une recherche autonome, même plus longue, à l'aide d'un(e) bibliothécaire qui viendrait parasiter son propre cheminement. Quoiqu'il en soit, une attention particulière doit être portée sur l'apprentissage ou l'éducation de l'usager en fonction du degré d'implication recherché.
Par ailleurs, l'implication de l'usager dans la prestation le rend particulièrement sensible à la notion de qualité du service rendu. Le producteur du service, bibliothécaire, documentaliste, est en contact direct avec lui. Cette notion s'applique aussi bien à la qualité du résultat, le livre, le renseignement, le document adéquat trouvé dans un délai acceptable, qu'à la qualité du travail réalisé à la vue et avec la participation de l'usager. Accueil, ambiance, compétence reconnue, ergonomie... tous ces éléments prennent une importance capitale. En particulier, le personnel en contact, souvent négligé dans les bibliothèques, doit au contraire être valorisé et formé spécialement pour ces tâches.
Un autre élément essentiel, mis en avant par les chercheurs du management des services, est la gestion des moyens matériels. Dans ce domaine, deux objectifs doivent être atteints simultanément. C'est le dilemme vitrine/ usine. Il faut être performant à la fois dans le domaine de l'ambiance et dans le domaine de l'efficacité fonctionnelle. Il faut que le service soit rendu effectivement et qu'il soit reçu. Outre les classiques de l'ergonomie, mobilier, éclairage..., deux gestions sont importantes : celle de l'espace où vont évoluer à la fois le personnel en contact et les usagers, et celle du temps. Des salles de lecture ou pas de salles, des services physiquement séparés, des horaires d'ouvertures modulés, amplitude des attentes... A l'articulation de ces deux gestions se trouve celle des flux d'usagers.
Le management d'un service associe donc deux organisations du travail, celle de la « base arrière » et celle de « la face avant ». La question se pose de savoir quelle part du service doit être réalisée en interne ou en sous-traitance, quelle autre doit se concevoir avec l'usager. Les réponses à cette question sont multiples et varient considérablement d'une structure à l'autre. Elles dépendent de fait des choix, conscients ou inconscients, effectués, d'une stratégie ou d'une fatalité. Mais dans les bibliothèques et les centres de documentation, comme dans les autres services traditionnels, la tendance à l'effacement de la « base-arrière » au profit de la « face-avant » est nette. L'ampleur prise par ce que les bibliothécaires appellent le « service public » en témoigne. L'identité de la profession, qui s'est construite autour des techniques pointues de la bibliothéconomie, transmises de génération en génération, s'en trouve ébranlée.
Une fois encore, la profession est confrontée quotidiennement aux questions soulevées ici. Elle ne s'est simplement peut être pas rendu compte que d'autres se les étaient déjà posées et qu'ils s'étaient donné des outils pour y répondre systématiquement.
L'offre de services
Une bibliothèque, une médiathèque, un centre de documentation offrent, bien entendu, plusieurs services qui peuvent être parallèles ou complémentaires. Mais ces structures, comme toutes les entreprises, s'organisent d'abord autour d'un service de base. Par tradition, le service de base de la bibliothèque est le prêt de livres, celui du centre de documentation est la recherche documentaire.
Au prêt de livres d'une bibliothèque publique, il est possible d'ajouter l'accueil et le conseil, les salles de lecture, les expositions sur un thème proche. A la salle des usuels d'une bibliothèque universitaire en libre accès, s'articule la banque de prêts. De même, un centre de documentation peut proposer en supplément à un chercheur une veille documentaire, une revue de presse, un conseil en base de données personnelles... Ces services sont des services complémentaires du service de base, ils viennent compléter ou élargir ce dernier, ils permettent de l'approfondir.
Le prêt de livres pour enfants peut aussi être proposé en plus, comme celui de disques, de vidéocassettes, d'oeuvres d'art, de logiciels... La bibliothèque déclinant son savoir-faire sur de multiples supports devient une médiathèque. La bibliothèque universitaire ouvre aussi ses portes aux étudiants de troisième cycle, pour qui l'exhaustivité et la tranquillité sont essentielles, ainsi qu'à des chercheurs soucieux d'un accès rapide à des documents rares ou lointains. Ces services sont différents et ne sauraient être considérés comme directement complémentaires des précédents. Les centres de documentation ont aussi des usagers aux besoins différents, nécessitant la mise en place d'autres services, d'autres « servuctions ». Ainsi, il existe plusieurs services de base différents dans une bibliothèque ou un centre de documentation qui répondent à des besoins et souvent des usagers différents. On appelle cette palette de services disponibles la « largeur de l'offre ». « Une offre est large si elle comprend un grand nombre de services de base, c'est-à-dire un grand nombre de services autonomes ayant des objectifs différents, susceptibles d'attirer une clientèle propre. Chaque service de base constitue un mode d'accès pour le client. Plus l'offre est large, plus le client peut satisfaire un nombre élevé de besoins.
Une offre est profonde si elle propose une grande variété de moyens pour satisfaire un besoin exprimé. La profondeur exprime la richesse du choix offert par l'entreprise pour atteindre un résultat clairement identifié 6 ».
Profondeur et largeur de l'offre sont représentées sur un tableau - La représentation des composantes de l'offre de services -, dont l'intérêt est de fournir une vision claire et synthétique des services offerts et de leurs éventuelles relations. L'organisation générale de l'articulation des « servuctions » apparaît clairement et peut être optimisée. Et surtout une vision globale facilite grandement les choix stratégiques.
Ainsi les bibliothèques peuvent facilement et directement puiser, chez les auteurs qui ont travaillé sur le management des services, des outils adaptés à l'analyse de leur activité. Pour une fois, les Français brillent par la qualité de leurs résultats. La profession aurait tort de ne pas en profiter ! Ces outils d'analyse, dont les principales caractéristiques n'ont été que brièvement évoquées ici, permettent d'abord une étude beaucoup plus systématique des services, et donc d'en repérer les dysfonctionnements ou d'en améliorer le quotidien. Ils ont une autre qualité : faciliter la mise en place d'une stratégie. Pour définir une stratégie, il est nécessaire de connaître préalablement son environnement.
L'environnement
L'application directe des concepts du marketing à l'analyse de l'environnement des bibliothèques ou de la documentation est plus délicate. Les spécificités du service public et d'une activité informationnelle obligent à d'importantes révisions dont quelques directions possibles seront esquissées ici.
Traditionnellement, l'environnement se décompose en deux niveaux différents : un niveau directement fonctionnel qui concerne les partenaires de l'organisation et un environnement plus contextuel et régulateur. Ce dernier ne pose pas de questions particulières sinon que le contexte des bibliothèques et de la documentation est en évolution rapide ou même parfois en révolution. Les technologies d'information sont en mutation complète. Le droit, en particulier le droit de propriété intellectuelle ou le droit public, est aussi entré dans une zone de turbulence. L'économie de la branche, du côté des médias comme de celui de l'information électronique, évolue quasi quotidiennement. La conjoncture politique est soumise elle aussi à ces orientations, disons, capricieuses. Enfin les mentalités et les pratiques culturelles ou informationnelles restent encore méconnues malgré les efforts des chercheurs.
Bref, l'environnement régulateur des bibliothèques est d'une grande instabilité, mais les hommes de marketing y sont habitués. Bien d'autres activités sont soumises à des pressions désordonnées. Il faut être attentif et percevoir les évolutions en cours qui transforment en profondeur le contexte et donc, par ricochet, la nature même de l'activité de nos organisations et sa régulation. En particulier, il est connu qu'un environnement mouvant favorise l'arrivée de nouveaux acteurs dans des secteurs autrefois protégés. Serveurs, brokers, consultants, presse spécialisée développent des services parfois comparables ou substituables à ceux, traditionnels, des centres de documentation ou bibliothèques spécialisées. Certains concepts de « Megastorés » rappellent étrangement les fonctions, sinon les missions, des bibliothèques de lecture publique...
L'analyse marketing développée au niveau fonctionnel mérite au contraire d'être révisée. Ce niveau regroupe les partenaires directement en contact avec l'organisation. Traditionnellement on y trouve les prescripteurs, les clients, les fournisseurs et les concurrents. Cette liste fait référence à une activité d'entreprise classique soumise à ses actionnaires, en compétition avec ses concurrents, et qui transforme des matières premières, achetées à des fournisseurs, en produits finis ou en services proposés aux consommateurs. Les bibliothèques ou les centres de documentation ont des partenaires dont les rôles pourraient être mis en parallèle avec les précédents, même si le vocabulaire employé est parfois différent : tutelles, usagers, interprofession. Pourtant les particularités de l'économie de l'information modifient les relations avec les partenaires. On y parle plus volontiers de réseau, de coopération, de service public que de commerce ou de concurrence. Même les centres de documentation, qui pourtant baignent souvent dans une ambiance d'entreprise, ont des pratiques quoditiennes qui relèvent plus de l'échange, du troc ou de partage que de l'achat ou de la vente.
Circulation de l'information
Cette caractéristique n'est pas un simple jeu de vocabulaire. Elle illustre les spécificités socio-économiques de l'information, en particulier que celle-ci est unique, peut se partager indéfiniment et n'est pas détruite par sa consommation. Ces spécificités autorisent et justifient une activité de bibliothèque et de documentation. Au niveau sociologique, elles fondent la notion d'espace public, c'est-à-dire de la nécessaire publicité et confrontation des informations dans une société démocratique - dont les médias constituent une des modalités de gestion 7.
Certes, là comme ailleurs, l'avancée de la marchandise est nettement perceptible, mais elle passe par des cheminements sinueux. Dans les médias, où elle est plus avancée, la place de la publicité, les multiples modalités de l'intervention de l'Etat ou encore le poids des investissements en matériel témoignent du caractère indirect et complexe de l'échange marchand. Les bibliothèques et centres de documentation autorisent un autre accès à l'espace public - ou à des espaces publics spécialisés -, plus souple, plus exhaustif ou plus pointu, mais sans doute moins massif que celui des médias. Une régulation par le marché reste encore marginale. Néanmoins le mouvement est net et s'accélère, notamment à la faveur de l'arrivée des technologies informatiques et de télécommunication, qui pèsent sur les budgets d'investissement et de fonctionnement, qui autorisent de nouvelles modalités d'accès à l'information et qui confrontent la profession traditionnelle à d'autres pratiques et modèles.
Deux conséquences pour l'analyse de l'environnement fonctionnel découlent de ces constatations. L'une est d'ordre économique et concerne la notion de concurrence, l'autre est d'ordre sociologique et concerne celle de la médiation. L'une et l'autre reflètent la complexité de l'analyse de l'environnement et l'inadaptation des outils disponibles à ce niveau dans le marketing classique. La concurrence commerciale fait en effet référence à un seul critère d'évaluation, celui de la rentabilité. Nous venons de le voir, il ne saurait rendre compte complètement de l'activité de nos organisations. Malheureusement, comme le montre Hervé Corvellec dans son article, la question de l'évaluation reste encore insuffisamment approfondie. Il convient donc de rester prudent.
L'analyse de l'environnement fonctionnel des bibliothèques et des centres de documentation doit alors être très ouverte. Il est utile de tracer la carte documentaire des ressources disponibles dans le champ disciplinaire et de leur accessibilité pour la population concernée. Tant que les choix stratégiques n'auront pas été effectués, il est en effet difficile de faire la part entre partenaires, complémentaires de l'activité de notre service, et concurrents. Il est vraisemblable d'ailleurs qu'un même acteur sera tantôt partenaire, tantôt concurrent. Mais l'élaboration d'une stratégie présuppose la connaissance de la circulation de l'information dans l'espace public, généraliste ou spécialisé, dont la bibliothèque ou le centre de documentation est un des acteurs.
La carte documentaire sur une ville ou un département repère bien sûr les bibliothèques et centres de documentation publics ou privés, mais aussi les médias locaux, les librairies, disquaires ou encore les services d'accueil des administrations, pour ce qui concerne les renseignements d'ordre public. Pour les bibliothèques universitaires ou les centres de documentation, chaque discipline scientifique a sa propre circulation de l'information, dont il faut répertorier les acteurs et les pratiques. La tâche pourrait paraître insurmontable dès que le territoire en champs, en étendue ou en population s'élargit. C'est oublier qu'il est alors possible de se partager le travail ou son financement. Plus le territoire est large, plus il existe d'acteurs intéressés par un tel outil. Ce type de recensement, pourtant élémentaire, paraît bien exceptionnel.
Ambiguïté de la médiation
Une seconde analyse de l'environnement fonctionnel est nécessaire. La notion de tutelle et d'usagers est elle aussi complexe. Une bibliothèque ou un centre de documentation fait partie d'un système plus vaste : un département, une municipalité, une université, une entreprise... Contrairement à une entreprise classique où le contrôle de l'activité et le marché sont largement déconnectés - les actionnaires ne sont pas les consommateurs -, nos organisations sont au centre d'un système de relations entrecroisées. Les usagers des bibliothèques publiques sont aussi des citoyens, et donc des électeurs qui décident de la survie de la tutelle des bibliothèques. Les étudiants des bibliothèques universitaires sont aussi les étudiants des enseignants qui eux mêmes peuvent être usagers et font partie des conseils qui décident de l'avenir de la structure. Les centres de documentation sont des entreprises à l'intérieur de leur entreprise, donc à la fois prestataire et filiale. Cette complexité de relations ne doit pas étonner, elle illustre simplement les ambiguïtés classiques d'une activité de communication ou de médiation. Mais ses conséquences sur les stratégies de marketing sont importantes. Il n'est pas possible d'appliquer mécaniquement les recettes classiques.
L'analyse comprend un volet inédit : celle de la position de notre service dans un ensemble fonctionnel plus vaste, collectivité territoriale, université, entreprise. La bibliothèque ou le centre de documentation s'articule donc sur une dynamique dont les enjeux dépassent sa propre activité. Quelle est l'évolution générale de l'ensemble et la place qu'y prend l'information ou la culture ? Où se trouve-t-on dans cette dynamique ? De plus, à moins d'une relation privilégiée avec les instances de décision, un étalon de mesure est indispensable pour comparer notre activité à d'autres, la plupart du temps de nature complètement différente. La multiplication des chiffres, des statistiques, neutres sinon objectives, dans les rapports d'activités répond à ce souci. Mais, là comme ailleurs, les critères économiques sont souvent déterminants. Combien coûte-t-on ? Comment évaluer la valeur ajoutée de notre activité sur celle de la structure globale ? Le renouveau d'intérêt pour les techniques d'évaluation s'inscrit dans ce contexte et non pas dans une perspective classique d'analyse concurrentielle. Reste que les réponses apportées ne sont pas encore très satisfaisantes.
Comportements versatiles
De même, les classiques études de marché ont une pertinence toute relative. Les usagers sont à la fois plus impliqués et plus capricieux. Plus impliqués, car ils pourront avoir le sentiment que la structure doit être à leur service au sens premier du terme. Plus capricieux, car la volatilité de l'information, l'accessibilité de l'espace public favorisent les comportements versatiles. C'est sans doute à ce niveau que le travail de recherche est le plus urgent - le CERSI 8 a d'ailleurs lancé des études dans ce sens. Il rejoint nos interrogations sur la « servuction ». Sans prétendre proposer des éléments définitifs, deux pistes peuvent déjà être signalées.
L'information et la culture sont une des composantes importantes de l'identité des collectivités, grandes ou petites, organisées ou agglomérées, société, groupe, bande, tribu... Faute d'une meilleure connaissance de leur public, les bibliothèques sont à la merci des pressions de catégories particulières qui, de bonne foi, considéreront le service comme une partie de leur patrimoine, leur outil privilégié de travail ou leur lieu de détente, et risquent d'orienter les activités au détriment d'autres publics moins bruyants, moins influents ou moins organisés. Là encore, il ne s'agit pas de refuser les influences, mais de ne pas subir des choix dont l'intérêt peut n'être que temporaire ou limité. Quelques-unes des pressions exercées sur le projet de Bibliothèque de France ne relèvent-elles pas de tels phénomènes ?
Plus encore que pour une activité classique, la notion de « leader d'opinion », chère aux hommes de marketing est pour nous essentielle. Il y a bien longtemps que des chercheurs ont montré que le flot de l'information passait par des filtres, institutionnalisés ou non, qui l'orientaient. La carte documentaire en donne une première appréciation en terme de systèmes organisés. Mais le concret de la circulation de l'information passe par des relations plus subjectives, plus individualisées, plus personnelles. Les Anglo-saxons parlent de « gate-keepers », appelons-les des relais. Repérer ces relais est vital. Journalistes, professeurs, chefs de laboratoire, chercheurs renommés, relations publiques sont les relais des collectivités organisées et hiérarchisées. Il en est d'autres, plus subjectifs, tout aussi importants pour les sociétés plus sauvages... L'information est matière première et produit final de nos services. Les relations avec les relais pourront se faire aussi bien en amont qu'en aval de l'activité. Nous retrouvons ainsi toute l'ambiguïté de la fonction de médiation.
L'analyse des usagers ou clients, actuels ou potentiels, est donc importante, mais les outils à notre disposition, outils conceptuels et outils d'enquêtes, restent insuffisants. Les travaux déjà réalisés, en particulier à la Bibliothèque publique d'information, fournissent une première base de réflexion. Mais ils sont trop orientés vers une connaissance sociologique pour être vraiment opérationnels dans une démarche marketing.
Bien que les analyses présentées restent parfois inachevées, les travaux des chercheurs sur le management des services ou sur la socio-économie de l'information permettent donc souvent d'adapter bien des outils du marketing aux besoins des bibliothèques et des centres de documentation.
Toutefois l'objectif du marketing ne s'arrête pas à l'analyse des organisations et de leur environnement. Sa vocation est de construire des stratégies. Celles-ci passent par un positionnement des activités, une segmentation et un ciblage des usagers, un subtil dosage (un mix) des éléments d'organisation du service et une planification des actions concrètes à mettre en oeuvre. Ces étapes ont été répertoriées par les tenants de la discipline. Comme précédemment, des adaptations sont nécessaires pour leur application aux bibliothèques et aux centres de documentation.
Décembre 1990