Pour une sociologie de la lecture

lectures et lecteurs dans la France contemporaine

par Huguette Rigot
sous la direction de Martine Poulain
Paris : Ed. du Cercle de la librairie, 1988. - 241 p.; 24 cm.
ISBN 2-7654-0403-8: 160 F

Pour une sociologie de la lecture nous annonce, aussi bien par son avant-propos que par l'article qui lui sert de conclusion, quelle est son ambition - parler de la lecture et des lecteurs - et son destinataire explicite mais non exclusif, à savoir les professionnels du livre, terme plus large que celui de bibliothécaire qui est resté attaché longtemps au livre, à son traitement, son analyse, sa conservation et sa communication. De fait, c'est bien le lecteur, ou plutôt les lecteurs, individus s'adonnant à un ensemble de pratiques, la lecture, qui constituent le fil directeur de ce livre mais aussi le fil que doivent suivre ou contribuer à tisser tous ceux qui s'intéressent à la lecture et à ses pratiquants, professionnels comme simples usagers du livre.

Les contributions diverses, constituant cet ouvrage édité sous la direction de Martine Poulain, doivent permettre de faire éclater le cadre trop étroit de la lecture et de déboucher sur les axes qui sont à même actuellement de structurer l'étude d'un « corps de pratiques » et qui empruntent les voies de l'histoire culturelle et de l'histoire littéraire; ces voies restituent les pratiques de lecture au sein de sociabilités passées (Roger Chartier) comme plus contemporaines (Jacques Leenhardt), mais aussi au sein du vécu quotidien de chaque individu, de.ses représentations de soi et des autres, des représentations de ses pratiques culturelles.

Ce que pensent les experts

Examinons plus précisément ce qui fait l'apport décisif des contributions des spécialistes qui occupent différemment et complémentairement le terrain de la sociologie de la lecture. Roger Chartier, au travers de ses recherches actuelles et notamment à partir du texte qui inaugure Pour une sociologie de la lecture, pose les difficultés de la socio-histoire des pratiques de lecture. Celle-ci est confrontée d'une part aux tentations d'une traditionnelle histoire littéraire qui affirme la toute-puissance du texte face au lecteur et qui fait de la lecture une pratique dont l'auteur est le maître d'oeuvre, le créateur, et d'autre part aux accents d'une sociologie culturelle ou d'une histoire littéraire récente, qui pose comme prioritaire la création, l'invention du lecteur, producteur d'effets non voulus ou prévus par l'auteur du texte. Ce qui se joue autour de ces conceptions de la lecture est capital, tant pour la compréhension et l'analyse intellectuelle de ce problème que pour la dimension épistémologique qui suppose la résolution de cette contradiction. La marge de manoeuvre des socio-historiens de la culture est réduite; il leur faut, à l'exemple de R. Chartier, identifier des pratiques à la fois dans leurs dimensions sociale et individuelle et comprendre comment un texte peut prendre un sens historiquement et socialement construit, partagé, et une signification relevant d'une quotidienneté individuelle et sociale. Comment concilier la lecture comme pratique sociale et comme pratique individuelle ? L'étude du Prologo de la Celestina de Rojas illustre cette problématique.

Jacques Leenhardt s'attaque à un autre problème, d'une façon apparemment plus sociologique, en retraçant de manière rapide les acquis mais aussi l'histoire de la sociologie de la lecture pour aboutir à la conclusion que celle-ci est partie de la simple question « qui lit quoi ? » (Mais au fait, a-t'on eu des réponses intéressantes ?) pour passer aux questions «pourquoi» et «comment ? » Le pourquoi a d'abord été étudié, mais sans aboutir à de réelles solutions, la sociologie ayant été sollicitée par d'autres sujets (mass-media, industries culturelles); aussi le qualitatif en matière de recherche reste d'actualité et source d'avancée dans le domaine de la lecture. La fonctionnalité de la lecture ne peut être étudiée qu'en rapport avec les dimensions sociales du procès de lecture : le pourquoi et le comment ne se comprennent qu'au travers des expériences, des choix, des modèles qui sous-tendent, suscitent, construisent la pratique d'un individu.

L'étude de la lecture de textes littéraires menée dans deux pays différents, la France et la Hongrie, permet de déterminer des modalités de lecture et l'existence de systèmes de lecture. Ces systèmes de lecture conduisent à classer les lecteurs et à comprendre comment chacun d'entre eux construit sa lecture et négocie son adhésion à un système de lecture à partir de son appartenance sociale, de son âge, de sa mobilité sociale et de son capital scolaire.

Dans des registres différents, les articles de Danielle et Francis Marcoin, de Joëlle Bahloul, de Patrick Parmentier, de Michel Peroni, d'Antoine Provansal et de Blandine Willemin nous renvoient à des réalités objectives différentes, à l'apprentissage, au vécu, à l'expérience, à la biographie de lecteurs ordinaires, de ces pratiquants de la lecture que nous rencontrons tous les jours et que nous pouvons connaître à condition de vouloir les faire parler et les écouter.

liberté, égalité, lecture

L'article de Danielle et Francis Marcoin est très important car dans Pour une sociologie de la lecture, il joue un peu le rôle de chaînon entre les apports théoriques des sociologues et des historiens de la lecture et les micro-études qui suivent et qui ont pour but d'analyser la fibre même de ces pratiques. Cet article nous rappelle la place des pratiques de lecture au sein des sociabilités qui s'articulent fondamentalement entre distinction et divulgation, donc exclusion, et le rôle du jugement esthétique et du plaisir de lire dans la disqualification de certaines manières de lire, mais aussi des lecteurs eux-mêmes. Même les discours les plus neutres assurant la promotion de la lecture ne parviennent qu'à énoncer leur contraire : la liberté de tous devant la lecture n'est-elle pas obligation pour certains ?

Par contre, à côté des campagnes de promotion pour la lecture n'existe-t-il pas d'autres façons de réduire l'inégalité de tous face à cette pratique ? Travailler sur les diverses formes de sociabilité autour du livre, n'est-ce pas une façon de parler du livre, d'anticiper sur sa lecture ou sur ce contact direct imprimé/lecteur qui isole et marginalise, qui intimide et interdit? On sait aujourd'hui que pour lire il faut savoir lire et plus encore savoir ce qu'on va lire. Tout ce qui peut rapprocher, familiariser texte et lecteur, tout ce qui peut préparer la rencontre des deux, tout ce qui peut faire naître l'attente d'un livre chez un lecteur, ne peut que placer celui-ci dans une situation de sécurité, de « normalité » par rapport au livre.

Joëlle Balhoul et Michel Peroni ont connu ou subi le même point de départ: le problème révélé par l'étude quantitative des Pratiques culturelles des Français, enquête du ministère de la Culture qui constatait l'augmentation de la catégorie des faibles lecteurs. Cela était-il dû à une diminution des catégories des moyens et gros lecteurs ou à une réduction de la catégorie des non-lecteurs ? Cette dernière hypothèse ayant été retenue, le spectre de l'illettrisme a une nouvelle fois été agité; restait à prouver par des enquêtes qualitatives le bien-fondé de cette hypothèse. Joëlle Bahloul, par sa recherche, démontre deux choses importantes. Tout d'abord, elle attaque la méthodologie selon laquelle des enquêtes quantitatives conduisent à créer de toute pièce des entités statistiques, en l'occurrence les faibles lecteurs, entités dont on ne peut définir les caractéristiques sociologiques. Le passage du quantitatif au qualitatif ne se fait pas si naturellement! Ensuite, elle démontre que le scénario pessimiste qui insistait sur l'accroissement de l'illettrisme par diminution des catégories de moyens et gros lecteurs n'était pas la bonne hypothèse : en fait c'est la catégorie statistique des faibles lecteurs qui est alimentée par les non-lecteurs, qui voient, eux, leur nombre diminuer.

La non-lecture ; une pratique

Les biographies des faibles lecteurs révèlent certaines caractéristiques : ce sont des individus qui sont éloignés des institutions de la lecture (l'école et la bibliothèque); par contre ce qui les rapproche du livre, c'est la presse, écrite et audio-visuelle, l'environnement familial et amical, tandis que le bouche à oreille constitue le meilleur moyen de choisir. Leurs pratiques de lecture se font suivant un rythme particulier, elles ont un aspect occasionnel quasi fugitif, ce qui amène l'auteur à définir la faible lecture d'abord par son rapport au temps, par son volume, mais aussi par ses choix en termes de genres et d'auteurs. Enfin, le faible lecteur est celui qui se reconnaît comme tel, celui qui dévalorise ses pratiques comme les types d'imprimés qu'il lit.

La faible lecture apparaît bien comme une pratique culturelle, dominée par des modèles légitimes, mais comme une pratique tout de même, par voie de conséquence : nous sommes donc bien loin de l'illettrisme.

Michel Peroni commence, lui aussi, par une critique qui porte sur deux niveaux : les catégories statistiques déterminées par les Pratiques culturelles mais aussi la connivence partagée par les professionnels de la lecture et les sociologues, qui supposent un continuum entre non-lecteur et gros-lecteur. M. Peroni rompt avec cette illusion et met particulièrement l'accent sur la non-linéarité de l'expérience ou de la carrière d'un lecteur. Ce sont des analyses de parcours biographiques précis qui permettent de justifier cette prise de position. Et c'est d'ailleurs cette voie que suivent Antoine Provansal et Blandine Willemin dans « Vieillir à Villeurbanne ». La sociologie de la lecture ne doit plus, désormais, se poser comme une sociologie du livre afin de redonner aux recherches dans ce domaine toute leur complexité et permettre ainsi aux professionnels de ne plus recourir à des discours promotionnels (qui supposent une conquête irréversible sur la non-lecture) et de ne plus fonder la place de la lecture à partir de sa définition normative.

Quelques questions

Patrick Parmentier nous permet, non d'abandonner les lecteurs, mais de repartir sur la représentation de l'imprimé à partir d'une étude originale sur les genres littéraires et leur classement par les lecteurs eux-mêmes. Cet objectif posé, quelques obstacles surgissent : qui va définir la notion de genre littéraire ? Les professionnels de la littérature, auteurs, critiques, les professionnels du livre ou les lecteurs eux-mêmes ? Patrick Parmentier choisit d'écouter ces derniers et alors, surprise : nous ne parlons pas tous des mêmes choses. La hiérarchie culturelle traditionnellement répartie suivant trois niveaux - pratiques culturelles légitimées, culture moyenne, pratiques culturelles illégitimées - ne renvoie pas à des genres différents et spécifiques mais traverse chacun des genres littéraires, qui ainsi possède son histoire, et une diversification littéraire ou culturelle qui renvoie à des publics différents. Chaque genre littéraire vit un déchirement culturel et social, une opposition entre un niveau légitime ou en cours de légitimation et un niveau illégitime.

Et les bibliothécaires dans tout cela. confrontés à ces pistes de recherches prometteuses, comment peuvent-ils se retrouver, éclaircir leurs idées, ordonner leur intuition, leur expérience professionnelle et le savoir apporté par les sociologues ? Martine Poulain fait très bien le point dans son article « Lecteurs et lectures : le paysage général », établissant clairement la synthèse à la fois des questionnements mais aussi des réponses apportées par l'énorme travail que représentent les Pratiques culturelles des Français. Tout ce qu'un professionnel a besoin de savoir ou doit savoir est exprimé, recensé dans cet article qui fait le point sur ce qui est recherches statistiques. En quelques pages, on accède ainsi aux données mais aussi à leur interprétation : un document précieux parce que concis et clair. Par contre, dans un deuxième article. Martine Poulain ouvre la boîte de Pandore des bibliothécaires en les mettant face à tous les problèmes bibliothéconomiques et même métaphysiques, en les renvoyant à leurs contradictions, à leurs questionnements. Il ne leur reste plus qu'à devenir sociologues ou au moins à savoir se retrouver dans les enquêtes, à en comprendre les hypothèses, la terminologie et les résultats, et c'est ce que fournit habilement, en conclusion, l'article de Jean-François Barbier-Bouvet.

Par ses changements de rythmes, de perspectives, qui apportent à la fois données de base et résultats d'enquêtes quantitatives comme qualitatives. Pour une sociologie de la lecture peut fournir une assurance sur ce qu'il faut abandonner dans notre manière d'envisager la sociologie du livre et de la lecture, mais aussi une insécurité grosse des recherches à venir. Présentation des acquis théoriques, méthodologiques et épistémologiques, cet ouvrage, dont Martine Poulain a assuré la responsabilité intellectuelle, peut être considéré comme le vade-mecum de tout praticien de la lecture, professionnel comme amateur averti.