Éditorial

1993 : murmures autour d'une naissance

Au xvme siècle, l'Europe s'étendait jusqu'à l'Oural et recouvrait 10 millions de km2 ; en 1914, l'ensemble des pays acquis à la civilisation européenne recouvrait 110 millions de km2 et comptait 740 millions d'habitants. Entre le déclin et les fragmentations de tout ordre intervenus depuis, l'Europe d'aujourd'hui est une notion historique et culturelle au moins autant que politique : il faut revenir sur cette évidence pour rappeler que l'Europe des réseaux, l'Europe du livre et l'Europe des bibliothèques, autant d'éléments de ce qu'on appelle « l'Euroculture », dépassent largement les frontières de la Communauté européenne.

Tout discours sur l'Europe, qu'il s'agisse de culture, de sciences, d'information ou de marché, véhicule obligatoirement une série de lieux communs et nécessite le rappel des vérités les plus élémentaires : l'Europe des foires, des monastères et des universités existe depuis le Moyen Age et marchands, hommes de lettres et forains ont fréquenté les mêmes routes.

Culture et économie sont depuis longtemps les mamelles de l'Europe : la foire de Francfort, on le sait, rayonne sur le livre depuis le début du XVIe siècle. Où est donc la nouveauté européenne ?

La création d'un grand marché européen à partir de 1993, fixant une échéance à la construction de l'Europe, a provoqué une révolution des esprits : on a pu noter que l'inauguration du moindre chemm vicinal donnait lieu à une évocation lyrico-dramatique de la construction européenne. Il en va un peu de même dans les secteurs du livre et des bibliothèques. Pour ces dernières, l'Europe se présente sous les traits de la coopération : certes, on n'avait pas attendu la CCE pour coopérer, ou, plus exactement, pour se rencontrer et pour tenir des discours sur la nécessité, l'opportunité, l'intérêt de la coopération. Mais cette coopération, maintenant ressentie et invoquée journellement comme une « nécessité ardente », passe d'abord par des préalables économiques et financiers : est-ce parce que cette démarche a été insuffisante que les projets, similaires, de contrôle bibliographique universel et d'accès au document de l'IFLA, ont été récemment qualifiés « d'utopie technologique » par le rapport Beck ? La Communauté européenne, quant à elle, relève le défi : ses projets, encore imprécis, s'inscrivent dans des propositions d'actions, qui donneront lieu à des programmes, communications, résolutions, directives, règlements...

Les procédures de fonctionnement d'un organisme supra-européen, qui se doit de respecter les souverainetés nationales tout en s'inscrivant dans un projet collectif, cheminent par des méandres plus que complexes pour l'observateur extérieur. Cela ne l'empêche pas de progresser.

L'Europe des bibliothèques a déjà pu donner lieu à des discours idyllico-œcuméniques : elle sera parée de tous les charmes des nouvelles technologies, sera placée sous le signe de l'informatique, des réseaux, et de l'économie, s'inscrira dans un espace de culture, d'efficacité et d'harmonisation. A moins que... Les constats qui ont pu être dressés n'incitent guère à pavoiser ; ils rappellent cruellement des réalités que l'on n'aime guère regarder en face, que l'Europe bibliothéconomique, comme l'Europe tout court, se situe sous le signe de l'inégalité et que l'époque de la « prépondérance française » est bien révolue ; au reste, dans le domaine bibliothéconomique, il n'y a même pas lieu de se rattacher à l'histoire, qui a été essentiellement britannique et nordique. Ce leardership de l'Europe nordique en général et anglo-saxonne en particulier a pu être plus écrasant qu'il ne l'est actuellement ; mais s'il a pu se voir remis en cause sur certains points, polémiques et discours n'empêcheront pas le British council d'une part, la British library de l'autre, de constituer des étapes obligées de l'intégration européenne en matière de bibliothèques, d'information et de culture. Et tout le monde sait que les portes britanniques ouvrent sur l'Amérique : peut-on, avant même qu'il ne se constitue, parler d'un espace complètement européen, alors même que le débarquement Nord-américain est en train d'avoir lieu, à Caen, à Birmingham, Lisbonne et Barcelone ?

Mais le problème de l'Europe ne se pose pas seulement en termes de leadership : les bibliothèques de tout bord se sont généralement définies par rapport à une institution et un public local - quand il ne s'agissait pas d'un public maison. Les nouvelles technologies ont élargi leur horizon vers la région, vers la nation, maintenant vers l'Europe, pour ne pas dire le monde : pourront-elles s'intégrer à ces nouveaux champs d'action en continuant à remplir leur mission traditionnelle de services d'éducation, de culture et d'information ? Ce ne sera pas le moindre intérêt de l'échéance européenne que de permettre d'en poser la question.