Le manuscrit électronique

De la cascade au compte-gouttes ou de la photocomposition au traitement de textes

Roland Bertrand

Jean-Pierre Juillet

Le manuscrit électronique est le produit, généralement sous forme de disquette, de la saisie des textes sur matériel informatique par leurs auteurs eux-mêmes. Dans quelle mesure cette pratique, déjà effective en Grande-Bretagne dans le secteur universitaire, constitue-t-elle une alternative aux procédés classiques de fabrication de l'imprimé et remet-elle en cause la répartition des responsabilités et des compétences entre auteur, éditeur et imprimeur ?

The electronic manuscript is the result (generally in floppy disk form) of the texts input on electronic data processing equipment, by the authors themselves. How far this experience, already in use in British universities, is an alternative to the traditional techniques and can question the distribution of responsibilities and competences between authors, publishers and printers ?

L'auteur est, d'évidence, à l'origine de tout processus éditorial. Des pratiques d'écriture, retenons l'aspect le plus matériel. Avec quoi écrivent-ils ? Délaissant le stylo, certains déjà sont coutumiers de la machine à écrire. Aujourd'hui la micro-informatique et ses logiciels de traitement de textes leur offrent de nouveaux outils. À partir de l'exemple anglais, Roland Bertrand et Jean-Pierre Juillet observent les effets de l'introduction du manuscrit électronique dans l'édition universitaire.

Au cours de ces dernières années, l'augmentation des coûts de fabrication notamment pour les petits tirages (la quasi-totalité de la « littérature » scientifique et d'érudition), due pour une part aux investissements imposés par le développement des techniques de photocomposition, a coïncidé avec l'acquisition progressive par les institutions de recherche ou par les chercheurs eux-mêmes de matériels de micro-informatique et de logiciels de traitement de textes, censés leur offrir des possibilités d'« édition » aussi variées qu'étendues. Assez vite, et souvent non sans déception de la part des intéressés, les limites inhérentes au traitement de textes et surtout à son utilisation hors d'une véritable chaîne éditoriale sont apparues. Le besoin s'est alors fait sentir, en particulier chez les éditeurs, d'enrôler ces nouveaux auteurs, quelque peu clavistes, et leurs matériels, au service de procédés de fabrication, mieux adaptés au travail et à l'édition scientifiques et surtout moins coûteux. Le temps est peut-être venu de tenter de faire très succinctement le point de ces expériences de production électronique de documents.

Avant de décrire les transformations introduites par le manuscrit électronique dans les rapports entre auteur, éditeur et compositeur et d'examiner les questions posées par cette mutation partielle de l'activité d'édition, il faut souligner que l'on se bornera à traiter ici des produits sur papier - livres, périodiques, rapports, communications écrites, etc. - et non des produits électroniques.

Quand la chaîne éditoriale est orientée vers la photocomposition et l'impression, la spécificité du processus éditorial considéré réside en amont dans l'utilisation par l'auteur d'un système de traitement de textes pour la saisie, machine dédiée ou micro-ordinateur, et dans la réception et l'exploitation par l'éditeur d'un support magnétique (la procédure de télétransmission semble en effet très peu employée). Dans ce cas, le produit final - livre ou revue - ne se distingue en rien, par sa qualité typographique et sa mise en page, de publications réalisées de manière conventionnelle. En revanche, quand l'édition - la « sortie » - repose sur l'utilisation d'une imprimante, on constate des différences dans la qualité de la présentation dues aux ressources typographiques (nombre de polices relativement restreint, définition médiocre) et de mise en page limitées de l'imprimante.

En effet, contrairement à ce qui se dit ou s'écrit notamment dans les prospectus de présentation de matériels ou de logiciels, le traitement de textes sur micro-ordinateur, même associé à un logiciel de composition et de mise en page (type Pagemaker) et à une imprimante de très bonne qualité (laser par exemple) ne permet pas actuellement de produire un livre conforme aux stricts critères de présentation généralement adoptés par les éditeurs scientifiques ou d'érudition. Cela n'est possible que si le traitement de textes est relayé par un système de photocomposition. Relais d'ajustement malaisé dans la mesure où il suppose la conversion de codes insérés dans le texte au stade de la saisie, en codes de photocomposition. Question sur laquelle nous reviendrons dans le cours de cet article. L'association du traitement de textes et de la photocomposition n'apporte donc aucun supplément de qualité à un produit final - le livre - conçu traditionnellement à partir d'exigences typographiques difficilement améliorables.

En revanche, l'utilisation conjointe d'un traitement de textes et d'une imprimante locale peut améliorer de façon sensible la présentation d'une abondante « littérature » - revues, rapports, communications, thèses - produite par les institutions d'enseignement et de recherche. Le tirage et l'impression peuvent être effectués en photocopie ou en offset. Le procédé de la « camera-ready copy », c'est-à-dire d'un document « sorti » avant son clichage, sur une imprimante de très bonne qualité, s'il semble a priori bien adapté aux courts tirages est encore peu pratiqué dans le secteur de l'édition professionnelle.

Le traitement de textes : les limites d'une formule

La diversité des matériels et des logiciels, liée à la concurrence acharnée entre fabricants, rend peu probable l'accession d'un seul type de machine à une position dominante au cours des années à venir; ce qui n'est pas contradictoire avec la recherche d'une standardisation améliorant la compatibilité entre les matériels et par conséquent les logiciels.

Les éditeurs ne sont donc pas en mesure d'imposer aux auteurs une machine ou un logiciel déterminés même s'ils avouent parfois leur prédilection pour le Mac Intosh ou prêtent à l'auteur une machine pendant la durée du travail (70 micro-ordinateurs Apricot sont à la disposition des auteurs à l'Oxford university press); la variété dans ce domaine est donc de règle. La saisie, quant à elle, tend à s'inscrire, d'entrée de jeu, dans un protocole de codification élaboré par l'éditeur ou le compositeur et destiné à l'auteur, ce qui n'est concevable que dans la mesure où le livre est écrit sur la commande d'un éditeur. Cette pratique plus anglo-saxonne que française s'explique par les liens souvent institutionnels entre édition et université, elle sera sans doute favorisée par le développement du manuscrit électronique.

Par ailleurs, les limites inhérentes aux systèmes de traitement de textes les plus répandus interdisent de saisir des textes offrant une typographie ou une mise en page trop complexes. Longues formules mathématiques, longues séquences de caractères non-latins (à l'exception du grec) sont bannies; l'introduction de graphiques ou d'illustrations a lieu fort classiquement après la composition au moment du montage. L'intégration d'éléments calculés par des tableurs semble néanmoins envisageable. Des progrès remarquables ont cependant été obtenus dans la mise au point de systèmes de traitement de textes mathématiques (cf. Mathor développé par l'imprimerie Jouve).

Codifications

Dans le cas de la production d'ouvrages, les protocoles de codification du plus simple (saisie au kilomètre distinguant uniquement chapitres et paragraphes) au plus complexe (introduction d'éléments de plus en plus complets de préparation typographique répartis sur trois niveaux dans le cas de Cambridge university press) ne sont pas standard. Chaque éditeur a le sien et l'adoption d'une norme ne semble ni souhaitée, ni attendue.

D'une façon générale, la disquette envoyée à l'éditeur est accompagnée voire précédée d'une copie papier réalisée sur une imprimante possédée par l'auteur. Cette copie est soumise au comité de lecture, elle recueille également les recommandations typographiques codées, introduites lors de la préparation de la copie. Certains éditeurs restituent à l'auteur cette copie papier préparée afin qu'il reporte sur la disquette encore en sa possession, les indications du préparateur de copie; ce n'est qu'après cette opération que le support magnétique est communiqué à l'éditeur 1. Bien entendu l'introduction des codes typographiques peut être effectuée à l'écran, mais il faut alors que le claviste-compositeur relise la totalité du texte, au détriment d'une économie de temps réalisée en amont 2. Ces contraintes sont allégées si les documents produits ne sont pas destinés à être diffusés commercialement. Les choix de l'auteur sont alors plus libres.

Conversion et recodification pour la photocomposition

Le succès de cette étape technique repose sur la mise au point récente de systèmes de transcription de disquettes (Multi Media Converter) à même d'assurer la relecture et le traitement de disquettes d'origines diverses (conversion des formats et des codes jusqu'à 480 « entrées » et 20 « sorties » possibles) à des fins de photocomposition.

En l'état actuel des choses, ce poste de conversion semble imposer l'utilisation conjointe d'un matériel plus performant: système informatique de lecture de bandes magnétiques pour le stockage, éventuellement le traitement de toute l'information. Son efficacité dépend de l'introduction dans la chaîne éditoriale, soit sous la forme d'un prestataire de service extérieur à la maison d'édition, soit par l'intégration à l'équipe éditoriale, d'un nouveau type de compétence, essentiellement informatique.

Cette étape dans le traitement du manuscrit électronique est très technique, elle suppose des investissements non négligeables. En fait, elle ne peut être menée à bien que si l'on se limite aux matériels et aux logiciels les plus répandus. Une solution peut être trouvée dans la conversion automatique des balises (introduites par l'auteur au stade de la saisie) en codes de photocomposition. Dans ce cas, il est impératif de se limiter à une photocomposeuse déterminée et à une petite variété de systèmes de traitement de textes.

Relations éditeur, auteur, compositeur

L'introduction du manuscrit électronique dans l'édition a inévitablement des effets sur la division du travail et la répartition des responsabilités et des compétences : l'auteur exerce désormais techniquement (et financièrement) une fonction éditoriale au sein même du processus d'édition et de fabrication de l'ouvrage. Les répercussions, comme on l'a vu, s'en étendent jusqu'à la photocomposition elle-même.

L'intervention de l'auteur en effet ne se limite pas à une simple saisie. Il n'est certes pas de texte qui, traité informatiquement ou non, ne soit même de façon rudimentaire mis en forme; mais en l'occurrence, quelles sont les limites du transfert à l'auteur de tâches nouvelles ? Jusqu'à quel point doit-il assumer une responsabilité pseudo-typographique - pour l'heure non rémunérée -à laquelle il est peu préparé (travail d'« amateur », affirment les moins enthousiastes à propos de la qualité typographique du manuscrit électronique) ?

Les conséquences à terme de la généralisation d'une telle technique sur l'emploi des clavistes représentent par ailleurs un problème aigu et immédiat. S'ajoute à cette question sociale un problème technique : les photocompositeurs font valoir que plus le texte initial est enrichi par l'auteur au stade de la saisie grâce à un traitement de textes très sophistiqué (justification à droite, chasse variable, coupures de mot, gestion de notes en bas de page, formatage, etc.), plus le travail de reformatage et de recodification au stade de la photocomposition s'avère long et difficile et par conséquent coûteux. Les photocompositeurs aiment à rappeler que leur qualification tient beaucoup à la reprise d'un héritage « visuel », en d'autres termes leur savoir-faire est celui de typographes, de maquettistes secondés par l'informatique. Aussi ont-ils tendance à souhaiter limiter la part de l'auteur à une simple saisie. On peut en conclure qu'il n'y a donc pas d'harmonie a priori, ni même véritablement de complémentarité entre les possibilités et les exigences techniques des logiciels de traitement de textes et celles de la photocomposition. Il ne fait guère de doute que le développement du manuscrit électronique, sa banalisation, apportera au moins quelques éléments de réponse.

Aucune solution claire et définitive à toutes ces questions n'étant cependant aujourd'hui en vue, les éditeurs font montre de beaucoup de prudence, elle ne se dément pas quand il s'agit pour eux d'apprécier l'économie d'argent et de temps réalisée grâce au manuscrit électronique.

Gains

L'économie d'argent: dans les meilleures conditions, celles d'un respect minutieux par un auteur d'un protocole bien pensé, réduisant à peu de chose le travail de conversion de la disquette et d'introduction des codes de composition, elle peut s'élever à 25 ou 30 % des frais de composition mais jamais au-delà puisque ce pourcentage équivaut au coût d'une saisie effectuée par des clavistes professionnels. Or celui-ci, dit-on, a tendance à baisser.

Economie de temps : dans des conditions optimales, la possibilité d'un gain de temps est unanimement admise. Elle ne sera cependant significative que lorsque le manuscrit électronique ne correspondra plus à une technique d'édition occasionnelle. Les éditeurs disposent au mieux d'une expérience de deux ans, et le nombre d'ouvrages produits à partir d'un manuscrit électronique ne correspond encore en Grande-Bretagne par exemple qu'à 3 ou 5 % du total des publications d'une maison d'édition.

Il semble cependant que, dans l'immédiat, la généralisation du procédé - dans la mesure même où il remet en cause une division et une organisation « traditionnelles » du travail - ne permet pas une prévision des coûts et du calendrier aussi rigoureuse que par les techniques conventionnelles d'édition, où le travail est assuré de bout en bout par un personnel professionnel. L'extension du procédé du manuscrit électronique ne peut être d'ailleurs que progressive, calculée car elle va de pair avec, sinon un bouleversement, du moins une relative mutation des pratiques éditoriales, des qualifications et des compétences professionnelles.

A terme, il est concevable, notamment dans le secteur de la recherche, qu'un texte scientifique dans le cours de ses remaniements successifs soit imprimé sur une gamme de matériels allant du plus pauvre (l'imprimante matricielle « bas de gamme » de l'auteur pour une diffusion très restreinte de l'ordre de quelques exemplaires) au plus riche (toutes les ressources de la photocomposition et des tirages élevés correspondants), en passant par une « sortie » intermédiaire (sur une imprimante laser), et ce à partir d'une seule et unique saisie.

Il ne fait guère de doute que, si l'on s'en tient à la seule dimension technique, les conditions de l'informatisation d'une chaîne éditoriale dans sa totalité sont d'ores et déjà réunies, il reste cependant que les questions non moins cruciales de la répartition des tâches entre auteur, éditeur, compositeur, du partage indispensable des compétences, idéalement complémentaires, sont bien loin d'avoir trouvé leur solution.

  1. (retour)↑  Dans certains cas, un aller-retour supplémentaire de la copie papier est nécessaire.
  2. (retour)↑  Encore faut-il que le taux de remplissage des disquettes soit tel qu'il autorise l'introduction de signes supplémentaires.