L'epopée du livre

du scribe à l'imprimerie

par Louis Desgraves

Adalbert G. Hamman

Paris : Librairie académique Perrin, 1985. - 239 p.; 23 cm. - (Coll. Pour l'histoire, ISSN 0761-6228).
Bibliogr. Index.
- ISBN 2-262-00349-1 : 100 F.

Mémoire de l'intelligence et de la pensée humaines, chaîne à laquelle manquent des maillons, mais reliant, cependant, les générations les unes aux autres depuis la découverte de l'écriture, l'écrit, quel que soit le support sur lequel il repose (tablettes, papyrus, parchemin, papier, etc.), a connu, depuis des millénaires, nombre de vicissitudes, de destructions, mais aussi de perfectionnements ; la découverte des caractères mobiles, au milieu du XVe siècle, permettant de le reproduire à l'infini, constitue une des étapes essentielles. Seule une partie de notre patrimoine intellectuel est parvenue jusqu'à nous : que d'œuvres à jamais perdues, que d'auteurs inconnus, mais aussi que de textes transmis par des copies fautives, infléchies par des interpolations involontaires ou orientées, devenus difficiles à déchiffrer par suite de l'usure du support, de l'utilisation d'abréviations malaisées à résoudre, ou encore par l'usage d'alphabets dont tous les secrets n'ont pas encore été percés.

Le Père A.-G. Hamman, professeur à l'Institut patristique de Rome, spécialiste de la patristique grecque et latine, a été tout naturellement amené à s'interroger sur L'Epopée du livre, du scribe à l'imprimerie. Sous ce titre, il nous livre le résultat de recherches poursuivies depuis de nombreuses années grâce à une parfaite connaissance des textes, à une érudition solide mais jamais pesante, à une méthode critique qui a fait ses preuves.

Ecriture et transmission

Se demandant d'abord ce que signifie « écrire », il nous montre comment les grecs et les latins composaient leurs livres. Les écrivains classiques, comme ceux de l'ère chrétienne, dictaient généralement leurs textes à des sténographes qui, à l'aide d'un poinçon, les gravaient sur des tablettes de cire ou de bois dur : ainsi Origène disposait de sept sténographes, de sept secrétaires et de jeunes filles calligraphes. Liées ensemble, ces tablettes de même format carré, composent un livre, un codex; les feuilles de papyrus ou de parchemin pliées et assemblées par cahiers en prennent la relève. Le texte pris au brouillon est ensuite transcrit sur une feuille, schedula, qui est revue par l'auteur avant l'établissement du manuscrit définitif. Le travail du sténographe varie selon les divers genres littéraires, lettres, discours et sermons, traités. Ces écrits, pour en assurer la diffusion, sont ensuite recopiés par des copistes, des scribes qui reproduisent le livre placé sur un pupitre, cahier par cahier. Dès le IVe siècle, moines et moniales se consacrent à la transcription des ouvrages chrétiens, mais aussi païens, puis apparaissent libraires et copistes au service de l'Université, afin de répondre aux besoins grandissants des professeurs et des étudiants : le système de la pecia, mis au point au XIIIe siècle, permet d'accélérer et de rationaliser la production des manuscrits.

Dans le second chapitre, intitulé « De l'écriture à l'édition », l'auteur étudie la fonction éditoriale, les rapports entre éditeurs et auteurs, le vol des manuscrits, les faussaires, les fraudes littéraires allant de la falsification des textes à la fabrication de faux pour défendre une thèse ou constituer des titres de propriété. Dans les temps modernes, parmi bien d'autres, trois célèbres faussaires ont exercé leur « art » : Jérôme Vignier (1606-1661), auteur d'un Dialogue entre le pape Anastase II et Clovis, pour accréditer le titre de « fils aîné » de l'Église que se donnaient les rois de France; Christian Matthieu Plaff (1686-1760), désireux de servir à l'unité des confessions chrétiennes, composa quatre fragments grecs qu'il attribua à Irénée de Lyon; Giuseppe Francisco Meyranesio (né en 1729) enrichit de 24 homélies nouvelles les œuvres de Maxime de Turin.

Les Romains réunissaient en un même lieu livres et archives et l'appellaient bibliothèque. Ainsi se constituèrent des bibliothèques remarquables. A l'ère chrétienne, se créent des bibliothèques privées, des bibliothèques monastiques, en Orient comme en Occident, puis des bibliothèques universitaires. L'Eglise se réfère, en effet, dès ses débuts, à l'Ecriture et au livre par excellence, la Bible; à la lecture des textes religieux s'ajoute aussi celle des auteurs classiques recopiés dans les scriptoria des monastères. Les bibliothèques s'enrichissent aussi par l'acquisition de manuscrits dont il est parfois possible de suivre l'itinéraire : ainsi un codex grec contenant des lectures tirées des Evangiles provenant du Mont Athos, après diverses étapes (Constantinople, Vérone), a fini son odyssée à Carpentras où il est devenu le manuscrit 11.

Les modes de transmission des textes ont évolué au cours des siècles ; devant l'ampleur des textes à lire, se constituent des florilèges, des morceaux choisis d'auteurs dont les noms changent mais dont le contenu est souvent assez semblable : ce sont les Extraits d'un auteur, les Sentences des Pères. Pour permettre une meilleure compréhension de ces textes, les éditeurs ont recours à la chaîne, la catena, procédé typographique utilisé pour les commentaires bibliques : il consiste à placer le texte scripturaire au milieu du folio et à disposer les explications comme une chaîne, tout autour. D'autres manuscrits, pour commenter le texte, utilisent à partir du VIIe siècle les gloses marginales ou interlinéaires. II se constitue aussi des recueils de gnomai, sentences ou maximes; des homiliaires, ou recueils de sermons apparaissent aux Ve et VIe siècles ainsi que des collections canoniques.

Vers l'édition critique

La révolution de l'imprimerie modifia profondément la transmission des textes et permit l'édition de collections ou bibliothèques des Pères Cette étape de la transmission des textes est la mieux connue; aussi le Père Hamman s'attache-t-il essentiellement à rappeler comment la typographie a permis de multiplier les exemplaires d'un même livre et d'en assurer une large diffusion. II insiste sur l'influence des humanistes favorisant la publication des textes anciens, s'efforçant d'en améliorer le texte détérioré par des générations de copistes et, ce qui constitue une attitude intellectuelle nouvelle, exerçant un regard critique sur l'authenticité des œuvres. La méthode critique de publication des textes s'élabore progressivement. Les érudits qui collaborent à l'édition, à Rome, à Bâle, à Paris, ouvrent une route nouvelle; l'aboutissement en sera l'œuvre des Bénédictins de Saint-Maur qui demeure encore exemplaire.

Mais les méthodes de l'édition critique ne cessent de se perfectionner tout en posant aux éditeurs des problèmes dont certains ne sont pas encore résolus. Le dernier chapitre, intitulé « Les normes de l'édition critique », retrace la genèse de la constitution d'une méthode critique, en rappelle les points essentiels exigeant « autant d'esprit de finesse que de technique ». Les principales étapes en sont la recension des manuscrits, leur classement. la collation du texte, la critique externe se ramenant à deux principes de base : entre deux leçons divergentes, il faut choisir celle qui correspond le mieux à la grammaire, au vocabulaire, au style, à la doctrine de l'auteur; de deux leçons, la plus difficile a toutes les chances d'être la bonne. Après avoir mis en garde contre « les principes illusoires », en particulier celui du « bon manuscrit», le P. Hamman étudie les règles auxquelles obéit « l'établissement du texte » et donne des exemples d'un texte à manuscrit unique, d'un texte à deux manuscrits et d'un texte à manuscrits multiples.

En conclusion, l'auteur rappelle une vérité parfois oubliée : « le texte même scientifiquement établi que nous avons sous les yeux, n'est que le résultat d'une patiente élaboration, la convergence de probabilités confrontées et soupesées par l'acribie de l'éditeur Il importe de l'aborder pour ce qu'il est, et non pour ce qu'il n'est plus ou ne peut plus être ».

Tout au long de ce livre si riche, nourri d'une érudition toujours discrète, mais d'une grande sûreté, le P. Hamman aborde nombre de questions essentielles; il insiste ainsi à juste titre, sur la substitution, au XIIIe siècle, à la lecture à voix haute de la lecture silencieuse, avec les yeux, de textes progressivement aérés grâce à l'apparition des lettres minuscules. Complété par une bonne orientation bibliographique et par un index des personnes et des ouvrages, le livre du P Hamman se lit avec un intérêt soutenu; il mérite d'être médité par les éditeurs de textes anciens, mais aussi par tous ceux qui s'intéressent aux vicissitudes de la transmission de notre patrimoine intellectuel.