Naissance de l'écrivain

sociologie de la littérature à l'âge classique.

par Christian Jouhaud

Alain Viala

Paris : Ed. de Minuit, 1985. - 322 p.: 22 cm. - (Coll. Le Sens commun) : 120 F.

Ce livre important mérite d'être lu et médité. Comme l'indique son sous-titre, c'est un ouvrage de sociologie littéraire. Le XVIIe siècle, dans sa version classique, a déjà eu la vertu de susciter d'importants travaux qui tentaient de poser la question du rapport des œuvres et de la société dans laquelle elles paraissaient. II suffit d'évoquer, entre autres, le nom de Lucien Goldmann. Tous ces travaux ont eu en commun de réagir contre les visions déshistoricisées de l'âge classique qui ont si longtemps régné sur l'enseignement de la littérature. Ils ont suivi deux démarches principales. Certains ont tenté de mettre en rapport direct l'origine sociale des auteurs et la signification des œuvres. D'autres -Goldmann et ses nombreux élèves ou continuateurs - ont fait référence. explicitement ou implicitement, à l'idée de reflet qui postulait une sorte de projection de la société globale dans les œuvres.

Alain Viala rompt avec ces deux traditions en installant son analyse historique sur des soubassements théoriques qui doivent beaucoup à Pierre Bourdieu.. Le concept de champ est très explicitement utilisé comme base de départ. Qu'est-ce qu'un champ littéraire? A cette question P. Bourdieu a répondu un jour que c'était « le lieu où se discute ce que c'est que d'être écrivain ». Autrement dit, dans cette perspective, la littérature, loin d'être considérée comme un reflet plus ou moins amorphe, est définie comme un domaine de l'activité sociale. Les œuvres sont produites dans le cadre d'un « milieu » littéraire, avec toutes les contraintes qui y sont afférentes, et en direction d'un public donné. L'espace des œuvres ne peut s'étudier hors de l'espace des écrivains: et réciproquement. Le plus important étant peut-être l'idée que les trajectoires des écrivains dans le champ se traduisent non seulement par des choix idéologiques, comme on l'a si souvent montré, mais également par des choix esthétiques.

Une telle démarche exige de mener de front plusieurs approches. Histoire des institutions (académies, salons...) et des textes normatifs qu'elles produisent, mais aussi bien analyse critique de certaines œuvres et étude des carrières. Il faut, sur ce dernier point, signaler une annexe qui récapitule les différentes informations recueillies sur cent-cinquante-neuf écrivains (1643-1665). En un tableau synthétique apparaissent les nombreux critères de classement à l'intérieur du champ : types d'intégration, types de publications, attitudes professionnelles...

Emergence du champ littéraire

Le titre Naissance de l'écrivain exprime parfaitement la thèse centrale du livre. Pour A. Viala, le demi-siècle qui va de 1635 à 1685 voit l'émergence du premier champ littéraire et, avec lui, de l'appellation d'écrivain pour désigner une qualification sociale. C'est une période où des hommes commencent à lutter pour pouvoir se dire écrivains. La première partie du livre est consacrée à cette émergence que trois mutations fondamentales permettent et caractérisent. En premier lieu la naissance et l'essor des académies. L'institution est bien connue pour le XVIIIe siècle grâce au livre de Daniel Roche, mais, pour le XVIIe, on avait beaucoup trop tendance à insister sur la seule Académie française. II est vrai qu'elle réussit de mieux en mieux à accaparer le droit de consacrer, en faisant triompher des normes puristes dont elle se veut, à la fois, la détentrice et la garante. Seconde mutation, la montée du mécénat, et tout particulièrement du mécénat d'Etat, au détriment du clientélisme traditionnel. Entre clientélisme et mécénat, les différences sont essentielles : l'un accorde protection en échange de la fidélité et rétribue cette fidélité pour elle-même ou sous couvert de services rendus (les clients sont souvent secrétaires, précepteurs...), l'autre reconnaît à l'écrivain un statut et paie pour une production définie sans ambiguïté comme littéraire. Troisième changement fondamental, celui de la demande avec l'arrivée sur le marché d'un public nouveau, ou plutôt de publics nouveaux : gentilshommes, femmes, bourgeoisies de collège. Par delà la certitude de l'élargissement, il conviendrait sans doute d'étudier de plus près cette évolution et aussi sa perception par les écrivains eux-mêmes.

A côté de ces trois données de base prennent place deux autres phénomènes dont A. Viala écrit l'histoire : l'affirmation progressive, bien qu'encore timide, des droits des auteurs sur leurs œuvres, droits juridiques et droits économiques, et d'autre part, la mise en place d'une censure d'Etat. Depuis 1624, tous les livres doivent être en principe soumis à l'examen de quatre censeurs royaux, première brèche ouverte dans le traditionnel pouvoir censorial de l'Eglise. A côté de la censure préventive, après la Fronde, la censure punitive gagne en efficacité.

Stratégies et duplicité

Dans une seconde partie sont étudiées « les premières stratégies d'écrivains ». Professionnalisation, cursus, trajectoires, stratégies du succès, réussites et échecs : on pénètre ici plus directement dans le monde social des écrivains, puisque « l'existence d'un champ littéraire créait la possibilité pour des individus de vivre en écrivains; c'est-à-dire que la littérature pouvait devenir une raison sociale : innovation capitale dans la situation des auteurs » (p. 178).

Le livre se clôt sur une notion nouvelle qui me paraît particulièrement féconde pour des recherches ultérieures : celle de duplicité. Le succès, qui est devenu plus que la réussite d'une carrière, n'était possible qu'en associant diverses formes de consécration. L'écrivain qui y aspirait devait diversifier ses stratégies à hauteur de ce défi. Stratégies de carrière, mais également et indissociablement, stratégies d'écriture. La duplicité désignerait donc la capacité des auteurs à inscrire dans l'unité de leur écriture la pluralité des demandes des diverses instances de consécration. Cette écriture à double ou à triple sens serait la caractéristique fondamentale d'un nombre élevé d'œuvres. A. Viala livre, de ce point de vue, une analyse forte de certains textes de Corneille. II démontre ainsi avec bonheur la pertinence de sa démarche qui, sans mécanisme ni tautologie, parvient á ne jamais séparer la structure des œuvres de la structure de la république des lettres, car « l'imaginaire d'un écrivain, c'est aussi la construction d'une image de lui au sein de l'espace littéraire, et son esthétique la forme qu'il donne à cette image » (p. 10).