Auteurs et lecteurs de la recherche
Une illustration de la thèse de la continuité
Le schéma du " troisième homme ", traducteur du discours scientifique vers le public, est le schéma d'analyse le plus couramment utilisé pour expliquer le fonctionnement de la vulgarisation scientifique. A partir du fonctionnement de La Recherche, l'auteur insiste sur l'hypothèse de la continuité : les producteurs d'articles sont les chercheurs eux-mêmes et les modes d'exposition de l'article scientifique et de celui publié dans La Recherche ne sont pas fondamentalement différents. Etudiants, enseignants (2e degré et universitaires) et CSP appelant une formation scientifique prédominent dans le public. Disposant déjà des pré-requis nécessaires pour recevoir, s'approprier et réutiliser l'information, le public est relativement peu éloigné des chercheurs eux-mêmes; ceux-ci utilisent la publication d'articles dans La Recherche comme moyen de notoriété et de reconnaissance.
The figure of the "Third man", who is the translator of the scientific treatise for the public, is the most useful one to explain the different steps of the popularization process. With the exemple of La Recherche, the author insists on continuity: the searchers themselves are producing the articles and the terminology of the scientific article does not differ much from the one published in La Recherche. The public consists mainly in students, teachers, and of professional classes who need a scientific training. Already provided with the basis required for receiving, appropriating and using information, the public is not too much apart from the searcher himself, for whom the publication of articles in La Recherche is a way towards a good reputation and acknowledgment.
La vulgarisation scientifique (VS) est devenue objet de recherche. Sociologues, psychosociologues, linguistes, philosophes, didacticiens et sémioticiens l'ont auscultée tour à tour. Thème pluridisciplinaire, elle n'en finit pas de subir les assauts de cette cohorte d'observateurs qui l'épinglent à leur tableau de chasse et, dans un chorus quasi unanime, la dénoncent vertement. Pour comprendre les motifs de cette critique il faut opérer un retour en arrière. La vulgarisation scientifique, sous sa forme contemporaine, est née du développement des grands'moyens modernes de communication : elle se présente depuis lors comme une gigantesque tentative d'éducation universelle visant à accroître la culture scientifique de l'humanité 1. Aux alentours des années 1950, les praticiens (journalistes et professionnels de la communication) allèrent glaner leurs lettres de noblesse auprès de la sociologie fonctionnaliste des médias pour revendiquer le rôle de « troisième homme ». Par la voix de leurs porte-parole affirmés (par exemple le rédacteur en chef de Science et Vie ou les débats de l'AESF, Association des écrivains scientifiques de France 2), ils affirmèrent qu'ils étaient ces médiateurs indispensables qui, en s'interposant entre la science et le public, sont seuls capables de rétablir une communication impossible.
Le paradigme du troisième homme, qui a marqué tous les travaux des sciences sociales sur la VS, est gouverné par un double postulat: il considère la VS comme une tentative éducative, ce qui permet de la ranger dans la panoplie des moyens d'« éducation non formelle »; il enracine en outre l'idée que le langage est le seul obstacle de la diffusion des connaissances. Qu'un traducteur transpose le discours scientifique dans la langue commune et, miraculeusement, les concepts les plus abstraits et les plus difficiles seront, immédiatement, mis à portée des lecteurs.
Cette conception du vulgarisateur-médiateur (ou traducteur) constitue la première figure, sorte de degré zéro de l'analyse qui, même si elle continue d'être avancée, a été assez vite nuancée à la fois par les vulgarisateurs eux-mêmes et par certains observateurs pour proposer une seconde figure : le modèle des représentations. Les vulgarisateurs font remarquer qu'il n'existe pas une mais des vulgarisations, qu'ils n'écrivent pas de la même façon pour les différentes catégories de lecteurs... D'autre part dans le sillage de Moscovici, se développe une théorie des effets de la diffusion sous le nom de « représentations sociales ». Dans sa thèse sur la diffusion des concepts de la psychanalyse, il montre le rôle des mots-traceurs des représentations sociales que les groupes élaborent à partir, ou à cause des modes de présentation des concepts dans la presse d'information. Cependant, les années 1970 marquent une rupture conformément à ce qui se passe pour toutes les institutions. Une troisième figure, la critique radicale de la VS, prend alors le dessus et efface quelque peu les deux précédentes. Rappelons que les institutions éducatives sont soupçonnées : elles constitueraient des « appareils idéologiques », des machines à « reproduire les inégalités »; le mythe d'une école capable d'aider à l'épanouissement de l'individu est fortement ébranlé. La belle et généreuse image du vulgarisateur-médiateur s'effrite sous le triple assaut de l'analyse formelle des discours de VS (on prouve qu'ils mythifient la science), de l'analyse sociologique du public (à qui on n'offre qu'une culture en simili), de l'approche philosophique (elle établit la rupture ontologique entre science légitime et science « mise en vitrine » 3).
Remarquons que partisans et adversaires sont au moins d'accord sur un point : que l'on défende l'idée du médiateur, ou que l'on dénonce les effets de ces pratiques, le débat est en permanence enfermé dans les limites de la rhétorique de vulgarisation, c'est-à-dire de la reformulation du discours savant opéré par un journaliste traducteur. En somme, les critiques ont, d'une certaine façon, renforcé le paradigme du troisième homme. Ceci explique que la plupart de ces recherches se soient centrées sur un petit nombre de publications et surtout sur une revue considérée en France comme le prototype de la VS: la revue Science et vie. Pourtant, réduire la VS au paradigme du troisième homme - et à quelques publications - ne parvient pas à rendre compte du foisonnement éditorial, de la multiplicité des types et des niveaux des textes et documents produits, du dégradé subtil qui va de l'article scientifique ésotérique, publié dans une revue primaire 4 au texte que le lecteur profane consulte dans un quotidien de province.
Deux directions de recherche, au départ étrangères l'une à l'autre, ont convergé pour proposer une nouvelle figure que je propose d'appeler le modèle du continuum. Le premier de ces courants est né dans la sociologie de la science, à la suite des observations fines (et de longue durée) conduites dans les laboratoires au sein même d'une équipe de recherche. Ce courant de recherche (et la méthode d'approche originale qu'il instaure) a conduit à reconsidérer les mécanismes de sociodiffusion des modèles et des concepts soit au sein d'un champ scientifique, soit quand ils migrent d'un domaine à l'autre.
Le second courant, de type socio-linguistique, s'est, lui, centré sur les mécanismes textuels et sur les agents de la VS. Au lieu de rechercher les preuves du dysfonctionnement de la vulgarisation, j'ai pensé qu'il serait judicieux d'observer une situation insolite : le savant occupé lui-même à vulgariser les résultats de ses travaux. L'hypothèse était que l'on parviendrait à saisir les transformations, les glissements de sens qui font d'un discours savant un discours moins légitime et plus commun. L'analyse est ici contrastive : on rapproche un discours ésotérique d'un discours second élaboré par le même agent. Ceci explique pourquoi je me suis intéressé à une revue de vulgarisation particulière : La Recherche.
On verra que cette nouvelle figure complète assez bien les figures précédentes. Elle est volontairement décentrée. Au lieu de discuter pour savoir si la VS a, ou n'a pas, les effets éducatifs qu'on lui prête, on la considère d'abord pour ce qu'elle est : le plus important canal de communication dont toute la communauté scientifique fait largement usage. Autrement dit, la VS, dans la figure du continuum, est analysée comme facette de la sociodiffusion des connaissances au sein de ce qu'il est convenu de désigner comme le champ scientifique 5.
Il n'y aurait pas d'un côté des énoncés scientifiques, épistémologiquement parfaits et indiscutables et, de l'autre, des reformulations approximatives faites par des médiateurs ignares et incultes, mais plutôt une continuité quasi parfaite entre les premiers textes produits par les chercheurs et les spécialistes (« les savants » selon le mot d'Althusser 6) et ceux que publient les revues de VS. Entre les stratégies d'exposition 7 propres à convaincre les pairs et les procédés analogiques de la vulgarisation, la distance est bien moins importante qu'on ne l'a prétendu. Et si la vulgarisation contribue à diffuser des notions ou des concepts, cela est tout autant à destination de la communauté scientifique élargie qu'à celle du grand public 8.
Nous présentons ici les résultats d'une série de recherches qui portent d'une part sur les auteurs de textes de vulgarisation dans une revue semi-vulgarisée et d'autre part sur un échantillon de lecteurs, abonnés de La Recherche.
Nous évoquerons successivement les chercheurs-auteurs de textes publiés dans La Recherche, en essayant d'analyser leurs motivations, puis les lecteurs, pour mieux connaître leurs comportements et attitudes de lecture.
Les scientifiques et la vulgarisation
Les scientifiques (qu'ils soient universitaires ou chercheurs à temps plein) font de la vulgarisation. Au contraire des enseignants du secondaire, qui, dans leur majorité, ne l'aiment pas, ils ne sont pas hostiles à l'idée de VS. Mais leurs motivations sont en fait ambivalentes.
Une enquête déjà ancienne 9 indiquait que les scientifiques faisant, au moins de temps en temps, de la VS, représentaient près de la moitié de l'effectif total. Dans cette étude on observait que le temps que les scientifiques lui consacraient augmentait considérablement selon la position hiérarchique des intéressés : plus de 80 % des professeurs d'Université et près de 70 % des directeurs de recherche font, ou ont fait, de la vulgarisation contre à peine 5 % des assistants et moins d'un quart des « attachés de recherche ». On peut affirmer sans grand risque que ces proportions sont aujourd'hui plus importantes encore : un changement de politique du CNRS vis-à-vis de la vulgarisation, le colloque Chevènement sur la Recherche, la multiplication des journées « portes ouvertes »... ont sans doute fortement accru la proportion de scientifiques appelés à participer aux actions de vulgarisation.
Les pratiques de vulgarisation changent au cours de la carrière d'un scientifique et, en faisant abstraction des domaines comme l'histoire naturelle, où la distance entre écrit scientifique et écrit vulgarisé est relativement réduite, on peut pointer cinq types d'attitudes.
Certains scientifiques, en particulier les plus jeunes dans la carrière de chercheur, manifestent une certaine crainte vis-à-vis de la VS. Leur souci est de se démarquer de la pensée commune, de prendre leurs distances et il faut bien reconnaître que la préoccupation de publier dans des revues reconnues par leurs pairs, et de lutter contre leurs nombreux concurrents pour une promotion éventuelle, ne leur laisse que peu de temps disponible.
Cependant, assez vite, un spécialiste comprend qu'il faut gérer ses idées, les faire connaître, les imposer et les populariser. A côté des ouvrages et des écrits spécialisés il lui apparaît donc judicieux de chercher à utiliser d'autres canaux afin de présenter inlassablement ses résultats, les exposer à différentes catégories de destinataires, les résumer, les reformuler, les théoriser...
Au fur et à mesure qu'un chercheur ou un universitaire devient plus connu, et que sa notoriété se propage, il commence à être sollicité. Il apparaît comme spécialiste d'un micro-domaine. Pendant ce temps il a beaucoup lu, voyagé et échangé; il connaît tous les travaux de ses pairs et concurrents. Il est temps pour lui de rédiger des « revues de la question » et de ne plus discourir seulement sur ses résultats personnels.
Le spécialiste est maintenant un scientifique déjà connu et reconnu. Il va pouvoir prétendre à un nouveau rôle : celui de l'expert. Sollicité pour siéger dans les commissions chargées de décider et d'évaluer, il accède au statut d'arbitre. Il sera consulté lors d'un événement pour en évaluer la portée ou lors d'une « affaire » pour juger de risques éventuels.
Enfin, étape ultime, le savant a vu sa science consacrée et célébrée (Prix scientifique, élection dans un cénacle...). Il devient un intellectuel, un philosophe, un épistémologue. Mais il peut aussi se transformer en vedette médiatique, en militant des grandes causes. Il est partout, dans les hebdomadaires et à la télé, et il peut aborder tous les domaines qu'ils soient scientifiques, éthiques ou... triviaux.
Dans la revue La Recherche, les scientifiques - auteurs de textes - jouent un rôle important. En collaboration avec l'équipe de journalistes (qui sont assez souvent d'anciens scientifiques), ils fournissent l'essentiel des textes que publie chaque mois la revue.
Ce mensuel représente un bon exemple d'une catégorie particulière de vulgarisation, atypique, hybride et qui contredit le schéma du troisième homme : ici c'est le chercheur, le spécialiste lui-même, qui reformule et qui s'efforce de s'adresser à un cercle élargi de destinataires. Il est très instructif d'observer les modalités de la collaboration entre les journalistes et le chercheur, qui, par « editings » successifs, aboutit à la mise au point d'une version conforme aux standards éditoriaux du mensuel. Les titres, les intertitres, les phrases du haut de page, le « chapeau » et les légendes des illustrations sont de la responsabilité de l'éditeur. Les informations scientifiques proprement dites et les résultats sont apportés par le spécialiste, qu'il ait pris l'initiative de proposer un papier ou que le texte lui ait été commandé: la revue s'efforce d'élargir le thème de l'article; elle contraint le spécialiste à ne pas présenter seulement ses résultats personnels. En outre, certaines simplifications sont suggérées : la section « matériel et méthodes » est très allégée, les tableaux de résultats sont résumés ou supprimés ; un effort particulier est fait du point de vue langagier 10 et des informations complémentaires, utiles au lecteur pour comprendre le texte, sont fournies dans des encarts (des « encadrés », typographiquement faciles à identifier). Pour autant, chacun sait qu'un texte publié dans La Recherche, même si, incontestablement, il se démarque d'un énoncé ésotérique - publié dans une revue primaire - demeure ardu et probablement hors de portée d'un lecteur dépourvu d'une certaine culture dans la discipline concernée.
En fait, cette collaboration négociée traduit une série de tensions provoquées par la nature particulière d'un texte de ce type : il n'est pas un écrit scientifique légitime 11 et pourtant il représente un enjeu stratégique qu'on pourrait résumer d'une expression : la vulgarisation de l'excellence 12, comme le prouvent ces quelques extraits d'entretien avec les chercheurs 13. « C'est une revue de vulgarisation. Mais de la bonne, la meilleure ». « (...) C'est une façon de se faire connaftre du grand public ». « C'est un honneur, oui, on ne demande pas à n'importe qui » « Ça fait vraiment plaisir d'être publié « Les collègues de l'Université le remarquent, publier dans La Recherche aide vraiment à se faire connaître ».
La revue jouit auprès des scientifiques d'une image parfaite et, dans une certaine mesure, publier dans celle-ci est un objectif enviable qui ne laisse aucun spécialiste indifférent. Si le chercheur est jeune, et qu'il lutte encore pour conquérir sa place dans « la cité scientifique » 14, il se voit ainsi offrir une opportunité à ne pas laisser passer. Mais pour les autres, il n'est ni indigne, ni anodin d'écrire dans La Recherche puisque, comme le remarque un universitaire, « La VS est un devoir ».
En outre, dans le cas de La Recherche, la situation est encore plus complexe. Alors que les responsables de cette revue affirment qu'elle est une revue de vulgarisation, on sait que cette publication est néanmoins dépouillée par le CDSH (Centre de documentation sciences humaines) du CNRS et au niveau international par Current contents. Aussi, certains chercheurs font-ils figurer les titres des papiers qu'ils publient dans La Recherche,dans leur liste de travaux et publications (liste qui ne comporte en principe que des travaux originaux jugés et reconnus par les pairs parce que retenus par les « jurys » des revues scientifiques reconnus...) On voit donc que l'opposition entre écrit scientifique ésotérique, légitime parce que traité comme tel par la communauté des pairs, et l'écrit de vulgarisation, qui ne serait qu'une reformulation plus vulgaire, et donc dégradée, du premier, s'efface. Le texte que rédige le chercheur pour La Recherche légitime l'illégitimité, il idéalise et justifie la vulgarisation en brouillant les frontières entre rhétoriques.
Le texte publié dans cette revue est encore reconnu par les pairs alors qu'il appartient déjà à l'univers des discours reformulés, où les concepts sont décontextualisés, privés qu'ils sont de leur appareil méthodologique. Cette remarque doit être rapprochée de deux observations que les lecteurs familiers de cette revue comprendront aisément. Relevons d'abord que les écrits publiés par les chercheurs dans La Recherche sont très diversifiés : en dehors du prototype de l'article long (un des cinq titres vedettes du sommaire), où la présentation de travaux personnels est intégrée à une évocation élargie de l'ensemble des travaux récents dans le micro-domaine, on rencontre au moins trois autres types de textes: les magazines (articles courts) qui évoquent brièvement une recherche récente qu'elle soit personnelle ou non; les dossiers consacrés plutôt à des sujets où les enjeux sociaux et politiques interfèrent avec la préoccupation scientifique; les textes plutôt orientés vers les préoccupations épistémologiques ou méthodologiques (ce qui, soulignons-le au passage, est l'une des originalités de la revue, avec une certaine sensibilité à la critique radicale du courant dit « antiscience » ) . Le chercheur qui publie et signe un texte de cette nature est-il toujours un savant ou s'est-il transformé en journaliste ?
La seconde observation porte de l'autre côté, sur les journalistes. Qui sont les vulgarisateurs ? Dans le cas de La Recherche, une bonne part des responsables de rubriques ont fait de la recherche et ont passé un doctorat. Certains vulgarisateurs sont des journalistes hautement spécialisés dans un domaine disciplinaire. Ce médiateur qui lit beaucoup et qui suit les grands colloques internationaux, tisse petit à petit un réseau de relations fait d'échanges et de petits services, avec les meilleures équipes de recherche du domaine qu'il « couvre ». Ces relations, presque familières, font qu'il peut par exemple téléphoner à certaines personnalités scientifiques... ce que certaines équipes de recherche rivales ou concurrentes évitent soigneusement de faire. Bref, il parvient au bout de quelques années à un niveau d'information que les chercheurs eux-mêmes jugent remarquable. Ce journaliste très spécialisé, qui dispose de la culture scientifique indispensable et dont l'information de première main est soigneusement actualisée n'a plus rien à voir avec le troisième homme, tâcheron de la vulgarisation qui « bricole » avec les dépêches d'agence ou les communiqués des services de relations, un pensum laborieux, insipide et approximatif.
Pour autant, rien ne permet de dire que ce journaliste soit devenu « un savant » mais à l'opposé le scientifique qui signe un magazine ou bien de son nom ou bien (le cas n'est pas si rare) d'un pseudonyme n'est-il pas devenu un journaliste ? L'emploi du pseudonyme marque dans ce cas moins la volonté du travestissement, qu'elle ne révèle de façon évidente l'hésitation à assurer complètement un double rôle, faute de double statut. On peut donc dire que le savant qui se dévergonde et quitte petit à petit la sphère des écrits scientifiques primaires entièrement légitimes pour rédiger des papiers de vulgarisation des manuels, des « Que sais-je », des articles d'encyclopédie rejoint à un moment donné le journaliste, professionnel de l'écriture, qui, disposant d'une formation universitaire de niveau 3e cycle, se spécialise et s'informe aux meilleures sources.
Pourtant il ne faudrait pas en conclure que la collaboration journaliste-chercheur soit dans le cas de La Recherche vécue de façon idyllique. Des conflits et de toutes façons des tensions se font jour. Si le chercheur accepte de vulgariser il n'est pas prêt à le faire de n'importe quelle façon. La certitude (claire et consciente) que l'on écrit, ici aussi, sous le contrôle des pairs (les chercheurs - comme les demandes de tirés-à part le prouvent - lisent aussi les textes de vulgarisation que publient leurs rivaux) explique en grande partie ces tensions. Mais c'est en analysant de plus près qui sont les lecteurs de La Recherche que l'on peut comprendre plus clairement quel est le sens de cet enjeu.
Le public de la vulgarisation scientifique
La vulgarisation, contrairement à un cliché très répandu, ne s'adresse qu'à certaines catégories de lecteurs. Le public de la VS n'est pas ignorant et il consomme ce produit dans une perspective professionnelle ou culturelle largement dominée par la science et la technique.
On sait peu de chose du public de la VS. De là résulte sans doute la surprise qui saisit celui qui prend connaissance des résultats d'une enquête sociologique auprès du lectorat d'une revue de VS : son étonnement est à la mesure de ses préjugés, dont une bonne part, il faut le mentionner, provient du flou avec lequel le public de la VS est évoqué par certains spécialistes 15.
Nous présentons les principaux résultats d'une enquête auprès des lecteurs de La Recherche 16 en les comparant au besoin avec ceux de la revue Science et vie 17. On sait en effet qu'une étude très précise a été conduite auprès du lectorat de Science et vie par des sociologues qui en ont donné une image que nous classons dans la figure « critique radicale du 3e homme ». La VS serait recherchée préférentiellement par les couches moyennes, c'est-à-dire celles qui aspirent à s'identifier aux catégories supérieures. Les discours de vulgarisation seraient des produits équivoques destinés à favoriser une fausse reconnaissance, tentative désespérée de rattrapage qui « enferme la reconnaissance des hiérarchies fondées sur le savoir, c'est-à-dire sur l'école, et l'intention, souvent désespérée de les surmonter ou de les tourner 18 ». Même si on ne partage pas complètement l'interprétation qu'elle donne de la fonction de la VS, cette étude constitue une série de données de références sans équivalent. Nous avons donc rapproché nos propres résultats et ceux tirés de cette très stimulante analyse.
Pour résumer à grands traits les attitudes des lecteurs de La Recherche et caractériser leurs comportements et opinions nous distinguerons cinq traits principaux.
Un public de jeunes lecteurs
Le public de la VS comporte un fort noyau de jeunes lecteurs : un lecteur sur trois de Science et vie est élève ou lycéen. Les deux-tiers des lecteurs de cette revue, quel que soit leur âge aujourd'hui, ont entrepris de la lire avant 21 ans et plus de 80 % avant 25 ans. Un abonné sur deux de La Recherche a moins de 25 ans. Les lycéens et les étudiants de notre échantillon représentent plus de la moitié des lecteurs de cette revue 19. On peut donc dire que la lecture des revues de VS est aussi une activité parascolaire, fortement influencée par la scolarité et les études - à dominante technique et scientifique - des jeunes lecteurs. Soulignons cependant que ces publics ne se confondent pas: les jeunes lecteurs de Science et vie sont des élèves de sections C et D plutôt que de lycées techniques ou de LEP (lycées d'enseignement professionnel) ou encore des étudiants des facultés des Sciences et Médecine, des classes préparatoires aux grandes écoles, des IUT (Instituts universitaires de technologie), des sections de BTS (brevet de technicien supérieur), des petites écoles d'ingénieurs. Ceux de La Recherche sont plus souvent étudiants que lycéens : il y a deux fois moins de lycéens ou d'élèves que dans le public de Science et vie et près d'un étudiant abonné sur trois est de niveau 3e cycle (doctorat).
La lecture des revues de vulgarisation apparaît comme la préfiguration d'une carrière scientifique, le prolongement d'une préférence ou d'une orientation vers la science et la technique. La place des jeunes lecteurs a comme conséquence qu'une fraction importante des publics ne connaît la revue que depuis peu et que ce public se renouvelle très rapidement. Un quart à un tiers de lecteurs pourrait ainsi changer chaque année : le lectorat des revues de VS est marqué par cette rotation, ce renouvellement rapide de la fraction la plus jeune de leur public. La stabilité des proportions est à cet égard trompeuse : les jeunes ne lisent avec assiduité la VS que pour une période très brève de leur vie. Ce flux permanent d'entrée et de sortie, renforcé par l'augmentation du noyau scolaire et étudiant de lecteurs au cours de ces dernières années (augmentation supérieure à celle de la population scolarisée dans les filières scientifiques et techniques) influence nécessairement les stratégies rédactionnelles : la vulgarisation est une entreprise toujours recommencée et certains sujets - tels les marronniers de presse quotidienne - doivent revenir inlassablement.
Les catégories socio-professionnelles
Les classes supérieures sont toujours sur-représentées dans les résultats d'enquêtes sociologiques que ce soit à Science et vie ou à Sciences et avenir, mais, dans le cas de La Recherche, cette proportion est écrasante. Par ordre d'importance les professions exercées par les lecteurs de La Recherche (étudiants exclus) sont chercheur, ingénieur et technicien, enseignant, médecin. Les autres catégories sont représentées de façon insignifiante. Il apparaît donc de façon frappante que la vulgarisation scientifique s'adresse prioritairement à des lecteurs ayant une profession nettement en rapport avec les activités scientifiques et techniques, et un niveau d'études comparativement supérieur à celui de l'ensemble de la population française.
Les enseignants représentent une catégorie importante: environ 10 % des lecteurs dans l'une et l'autre revue. Mais, si dans le public de Science et vie on trouve une bonne moitié d'instituteurs, de PEGC (professeurs d'enseignement général de collège) et d'enseignants de LEP et une autre moitié de professeurs du secondaire général (avec une proportion anormalement élevée de contractuels, auxiliaires et adjoints d'enseignements), ce n'est plus du tout le cas dans celui de La Recherche où la moitié des enseignants appartiennent à l'enseignement supérieur (universités, grandes écoles) et l'autre moitié au secondaire (les instituteurs étant quasi absents).
L'hétérogénéité des publics
Pour aller à l'essentiel il est frappant de constater dans chacune des revues l'existence de trois groupes de lecteurs fortement contrastés : à un fort noyau de jeunes lecteurs (élèves, lycéens et étudiants) qui se renouvelle chaque année, s'oppose un contingent non moins important de lecteurs appartenant aux mêmes CSP fortement sur-représentés : techniciens, ingénieurs, médecins et assimilés, enseignants. Ces professions sont caractérisées par deux traits : on y accède par acquisition d'un diplôme scientifique ou technique; elles supposent une familiarité, une utilisation quotidienne de savoirs et de connaissances à caractère technique et scientifique.
On trouve enfin un troisième groupe, quantitativement moins important, de lecteurs qui ne sont caractérisés ni par leur formation ni par leur profession. Ce sont des lecteurs fidèles souvent .âgés (et assez souvent même des retraités), sorte d'élite s'intéressant à tout et « soucieuse de se tenir au courant ». Des entretiens approfondis suggèrent explicitement que certains de ces lecteurs ont eu, à une période de leur vie, l'intention de réaliser une carrière scientifique. Comme l'ont remarqué certains sociologues « l'intérêt pour la vulgarisation tend à se maintenir tant que subsiste une tension entre linvestissement -avec des espérances sociales qu'il suppose - et la condition professionnelle et sociale objective 20 ». Le goût d'une culture de type encyclopédique leur permet de se donner une culture scientifique et ils peuvent, avec la VS, s'alimenter en propos savants, voire renforcer le rôle d'expert ou de notable qu'ils jouent auprès des petits groupes sociaux avec lesquels ils entretiennent des relations.
Les modalités de lecture
Si l'on analyse maintenant les attitudes et les comportements des lecteurs, on trouve ici encore des résultats fortement contrastés. La lecture est très sélective. Elle est massivement commandée par l'appartenance disciplinaire. Elle est faite presque toujours dans une perspective utilitaire.
Alors qu'une revue de vulgarisation est nécessairement pluridisciplinaire 21, sa lecture est, elle, monodisciplinaire : « les biologistes » qui représentent un lecteur sur deux dans le public de La Recherche consultent de préférence les textes du domaine des sciences de la vie, ne s'intéressent qu'aux sujets qui s'y rapportent et souhaitent que la part accordée à la biologie soit encore accrue. De la même façon les « physiciens » (second groupe par ordre d'importance) manifestent le même comportement pour la physique.
La plupart des abonnés consacrent plusieurs heures à la lecture de leur revue et tous affirment le faire pour améliorer leurs connaissances. De même, trois quarts des lecteurs de Science et vie ayant répondu à l'enquête disent lire pour s'instruire plutôt que pour se distraire. Les numéros anciens des revues sont conservés dans la bibliothèque et constituent assez souvent (chez les deux lectorats) une source de documentation consultée et relue à l'occasion.
L'appropriation de l'information
La publication d'un article dans une revue de VS ne donne pas seulement lieu à une consommation éphémère. Beaucoup de lecteurs de La Recherche constituent des fichiers, des dossiers. La préoccupation professionnelle ou scolaire - qui, on l'a vu, est dominante - trouve ici son prolongement. Dans le cas de La Recherche, moins d'un lecteur sur quatre n'a pas l'intention de se servir de l'information recueillie et, si l'on exclut le public étudiant et scolaire, c'est 80 % des lecteurs qui affirment qu'ils utiliseront un ou plusieurs des documents dont ils viennent de prendre connaissance. Cette préoccupation de réutilisation est gouvernée par les motifs suivants, classés selon leur fréquence dans les réponses: préparer ou mettre à jour un cours, informer d'autres personnes, compléter sa documentation, rédiger un ouvrage ou un article. Toutes ces informations concernant le public des revues de vulgarisation tendent à montrer qu'on se trouve devant un effet de renforcement: ce sont les fractions de la population déjà nettement tournées vers la science et la technique de façon préférentielle qui lisent les revues de VS. Disposant déjà d'une meilleure formation scientifique, voués professionnellement au domaine scientifico-technique ou promis à y tenir un rôle, les lecteurs de la VS cherchent à maintenir ou à améliorer leur niveau d'information scientifique et technique, et ce, préférentiellement dans le secteur où ils sont déjà compétents et experts.
En définitive, il apparaît tout aussi important - quand il s'agit de comprendre quels sont les effets d'une pratique d'éducation non formelle - d'évaluer les effets (sans doute plus manifestes) d'une diffusion restreinte que de se désoler de l'inefficacité de la diffusion large, telle qu'elle est faite par des produits omnibus. Le discours de vulgarisation adressé a « Monsieur tout le monde », au « profane », à « l'homme de la rue » n'est adressé à personne. Il suppose, chez les spécialistes qui la dénoncent et la critiquent de façon radicale, une conception abstraite du public, assimilé à une foule anomique et indistincte.
L'analyse socio-linguistique des textes publiés par des savants dans la revue La Recherche est révélatrice d'un double jeu : le spécialiste qui publie dans cette revue s'adresse à la fois à un public nouveau et au cercle restreint de ses pairs - concurrents. C'est-à-dire que le scripteur affronte une double contrainte : demeurer irréprochable quant à la nature des faits scientifiques, des concepts et des théories qu'il présente, et, simultanément, parvenir à intéresser des lecteurs qui, même s'ils possèdent un certain niveau de culture scientifique (en moyenne entre BAC + 2 et BAC + 4), ne sont ni des chercheurs, ni des spécialistes dans ce domaine. Les stratégies d'écriture qui résultent de telles contraintes se marquent par des procédures très diversifiées, sortes de solutions que le chercheur auteur imagine, au triple niveau syntaxique, sémantique et pragmatique. Qu'il s'agisse de la paraphrase d'un certain nombre de termes-pivots 22, de l'organisation du discours et de son enchaînement selon une catégorie logique ou encore de l'empreinte de sa propre personnalité en même temps que d'insérer ses travaux personnels 23, les discours publiés portent bien les traces de toute cette ré-écriture (surtout si on peut les comparer à des textes publiés sur un sujet voisin dans une revue scientifique primaire). De ce point de vue, l'analyse de ces textes peut faire comprendre beaucoup de choses quant à la rupture entre la logique de la recherche et celle de l'exposition 24. On observe des savants qui essaient de reformuler la science, ce qui revient à la rendre apte à diffuser. Autrement dit, ce type d'écrit se situe à une rupture : moment où le discours se transforme de façon à ce qu'il devienne réutilisable et qu'un cercle nouveau de destinataires parvienne à se l'approprier. Faire de la science, produire de la connaissance demande aussi de se préoccuper de sa sociodiffusion. On sait que la théorisation et la création de nouvelles connaissances se marquent d'un point de vue langagier par un mouvement de « néologisation » : le chercheur invente des mots ou leur donne un sens nouveau. A l'opposé de ce premier mouvement, la sociodiffusion de la science suppose un effort de banalisation lexicale 25, le savant doit alors cesser d'être un chercheur pour devenir selon le mot de Fichte « le pédagogue de l'humanité ». Y parvient-il réellement ? Poser la question, c'est bien entendu déjà marquer un doute que bon nombre d'observateurs ont formulé.
Pourtant, si l'on admet que l'important n'est pas de se faire comprendre de tous les lecteurs, quels qu'ils soient, mais seulement de la fraction du lectorat qui simultanément dispose des pré-requis nécessaires et recherche, avec une certaine avidité, de l'information dans un domaine où précisément elle en a besoin et usage, alors le problème change de nature et les réponses qu'on donnera à la question des effets seront sensiblement plus nuancées.
Le public de la vulgarisation scientifique est un ensemble large et flou. Pour évaluer les effets de la VS, il est nécessaire de le découper et d'analyser séparément les comportements de chacune des fractions qu'il comporte. Même les lecteurs de Science et vie ne correspondent pas aux clichés caricaturaux qu'on tend à produire à leur propos. La comparaison des lectorats de Science et vie et de La Recherche suggère l'idée non pas d'une concurrence mais d'une complémentarité. Il est probable que des lecteurs lisent - au moins de temps à autre - les deux revues 26. La lecture de Science et vie pour les jeunes dont la destinée normale est une carrière scientifique ou technique est un palier, une voie de passage avant d'accéder à une lecture plus difficile comme celle de La Recherche. On observe une certaine parenté dans les publics des deux revues avec un certain décalage vers le haut dans la seconde : plus âgés, plus diplômés, CSP plus élevées... Les lecteurs de La Recherche ont vieilli, ils ont progressé dans leur cursus scolaire et universitaire et accédé aux places qu'ils convoitaient. Il est probable que l'on assiste à ce que les sociologues appellent un effet de substitution. « Lorsque le revenu augmente, des produis remplissant au moindre coût des fonctions déterminées sont remplacés par des produits dotés d'une fonction identique mais plus coûteux 27 ».
Entre le chercheur qui publie dans La Recherche avec l'aide du journaliste qui le contraint et l'aide à reformuler la science et les lecteurs qui lisent et s'approprient effectivement l'information publiée en la ré-utilisant, la distance est bien moins grande qu'on ne l'a dit et écrit.
La nouvelle figure que je propose - le modèle du continuum - est moins destinée à effacer les figures précédentes qu'à les compléter. Elle souligne la fécondité de la situation où l'on voit les savants devenir les acteurs de la sociodiffusion de la science. Cette situation n'est nullement extravagante : que les discours soient scientifiques ou qu'ils soient vulgarisés, ils ont en commun un souci d'exposition. Le discours scientifique n'est pas un modèle pur à partir duquel seraient modulés des discours seconds, plus vulgaires. Il est lui aussi construit selon une rhétorique de science et il ne correspond pas réellement aux opérations de recherche. Il est déjà un stratagème destiné à emporter la conviction des lecteurs, Publier, pour le chercheur, c'est se faire connaître, devenir plus visible, accroître son crédit, et chaque texte est chargé de ce rôle. La nécessité de convaincre, le souci de recruter des alliés et de ménager certains rivaux transparaissent. Dans la vulgarisation, le chercheur ne fait pas autre chose. Il vise à diffuser les mêmes résultats, les mêmes concepts, les mêmes idées. Il poursuit en un autre lieu les mêmes buts.
Continuité relative aussi quand on observe le statut de lecteurs d'une revue comme La Recherche. Les comportements de lecture, l'appartenance des lecteurs à des catégories socio-professionnelles disposant d'une forte culture scientifique, le souci qu'ils manifestent d'accroître en permanence leur niveau d'information dans un domaine limité... tout indique la probabilité d'une interaction assurant des possibilités élargies de socio-diffusion de la science. Les pratiques de vulgarisation s'insèrent donc tout naturellement dans la régulation du champ scientifique dont elles représentent l'une des facettes : lire et interpréter la vulgarisation suppose d'analyser et de comprendre la nature des enjeux, objets de la lutte et de la concurrence au sein de la communauté scientifique.