Les dieux nous sont tombés sur la tête

Martine Darrobers

Inforcom 84 (Paris 19-21 mars) Les 4 heures de l'ABF au Salon du livre (Paris, 26 mars)

Les hasards du calendrier ont présidé au déroulement d'un « drame en deux tableaux » au cours du mois de mars 1984. L'action avait pour cadre le 4e colloque Inforcom organisé par la Société française d'information et de communication du 19 au 21 mars; une semaine plus tard le Salon du livre accueillait un débat sur l'avenir des bibliothécaires. Le lien entre ces deux manifestations ne semble pas évident à première vue; c'est pourtant, en inversant la chronologie, un dialogue en deux temps qui s'est déroulé.

« Quatre heures sur l'avenir des bibliothécaires »; trois sections de l'ABF, Bibliothèque nationale, bibliothèques universitaires et bibliothèques spécialisées, avaient uni leurs efforts pour organiser cette rencontre dont il a été bien précisé, au passage, « qu'elle n'était en rien une machine de guerre contre la section lecture publique ». De fait, les clivages traditionnels (lecture publique/ étude et recherche, documentaliste/bibliothécaire, conservation/ communication) ont été, sinon ignorés, du moins escamotés.

Le modèle nouveau qui émergeait était celui de la BPI, la bibliothèque-centre d'informations : l'assistance, composée en majorité de représentants de la Bibliothèque nationale ou de bibliothèques universitaires, avait du mal à s'y retrouver: certains ont évoqué l'implantation d'annexes beaubourgeoises dans les bibliothèques d'université...

En fait, y a-t-il eu réellement débat ? Plusieurs discours ont été développés mais tous rigoureusement parallèles et débouchant sur un consensus idéologique, voire une communion : les nouvelles technologies sont à la fois la planche de salut, la porte étroite et la voie royale des bibliothèques et centres de documentation. Francis Deguilly, qui présidait, cherchait un brontosaure allergique aux nouvelles technologies -il n'en a pas trouvé; il est permis, en revanche, de saluer le tyran (nosaure) télé-informatique qui préside désormais aux destinées documentaires.

Jean-Claude Le Moal (INRIA) a fait pour nous l'inventaire des nouveaux outils (ils arrivent, les voilà !) qui peupleront l'univers documentaire : micro et macro informatique, télématique, fibre optique, écran tactile, disque numérique, vidéodisque, système experts, et un raton laveur... Mais lorsqu'on passera du stade expérimental 1 à la véritable intégration sociale, restera-t-il une place pour le médiateur ? La question, si elle reçoit encore une réponse rassurante - l'efficacité et la rentabilité du bibliothécaire documentaliste sont objectivement mesurables -reste ouverte pour l'avenir. Plusieurs schémas ont été évoqués, les rôles envisagés allant du gardien de musée au concepteur de systèmes d'information; on a déploré, comme d'usage, la mauvaise image du bibliothécaire dans la littérature française opposée au modèle dynamique et efficace véhiculé par la littérature anglo-saxonne.

Conservation/Consumérisme

Par avance, ce partage des compétences avait été récusé par Jean-Paul Oddos qui affichait une politique de conservation volontariste et prospective débordant largement le cadre traditionnel des fonds anciens. Cet impérialisme avait malgré tout la saveur du vin nouveau dans les vieilles outres : une fois affirmée la nécessité d'une action collective et scientifique - dans les deux cas grâce. à l'apport des nouvelles technologies - on redécouvrait les bienfaits de l'exposition pour diffuser le patrimoine auprès du public. Faut-il aller plus loin et communiquer littéralement le « patrimoine » aux lecteurs ? Que faut-il faire des doublons et rossignols qui encombrent les fonds de certaines bibliothèques publiques ? Le débat, à peine amorcé, s'est enlisé dans une perspective historique. Un nouvel acteur est cependant apparu sur scène, le « grand public » consommateur du patrimoine dans les deux sens du terme.

A la BPI, la consommation est un terme univoque : il y s'agit de consommation documentaire. Le succès de fréquentation, la diversité des démarches ne sont plus à démontrer. Selon Jacques Faule, terminaux et Minitels participent à l'abolition du clivage traditionnel entre culture savante et culture populaire, le médiateur maniant les banques spécialisées pour répondre aux besoins courants d'information. Le Minitel à vocation polyvalente - des banques d'information grand public aux banques spécialisées telle la BIPA et, bientôt, le fonds de la BPI - à terme le downloading 2 sont les instruments privilégiés de cette fonction d'information et d'un SVP tous azimuts : de nouveau retour aux sources et légitimation d'un rôle revendiqué par Eugène Morel...

L'exemple britannique commenté par Lydia Mérigot est... exemplaire de cette évolution. Certes, la fonction de « reference-service » n'y est plus à découvrir, mais les bibliothécaires sont vivement incités à se débarrasser de leurs tendances naturelles à l'introversion: dès maintenant, l'enseignement assigne en priorité aux bibliothèques-médiathèques, le rôle de centre d'information plutôt que de stockage-communication. D'où la primauté des thèmes centrés sur l'utilisateur : connaissance des besoins, marketing, évaluation; d'où aussi l'accent mis sur l'ouverture et le décloisonnement des formations, décloisonnement de toutes sortes : par rapport aux sciences de l'information, par rapport à la recherche théorique ou appliquée, par rapport aussi au monde du travail.

Une adaptation française de ce modèle ? les questions qui fusaient témoignaient de la perplexité, voire de l'anxiété d'une profession en cours de redéfinition. Le problème de la décentralisation (formations, diplômes, recrutements) était posé. Cependant « l'infortélématique » occupait une place centrale dans les préoccupations exprimées : comment l'intégrer dans la formation initiale, la formation continue, la formation de formateurs ? Du statut de matière isolée, voire optionnelle, « l'infortélématique » doit accéder à une intégration horizontale à l'ensemble des enseignements. Sera-t-elle donc le pivot de toute formation, le bibliothécaire devant « d'abord être un informaticien ? » La réponse n'a pas été aussi affirmative; il doit, en tout cas, avec une formation de départ plus scientifique, pouvoir quitter le rôle de consommateur passif de systèmes et de matériels pour une participation plus active : création de banques de données voire conception de systèmes. On pourrait donc assister à un glissement des positions, le médiateur se rapprocherait du producteur, « s'éloignant » du clavier investi par le public.

Le public : on n'en a malgré tout guère parlé, sinon de manière allusive. Une seule intervention a mis en cause, au nom du service à offrir au public, la « fuite en avant informatique ». De même, la quasi-absence de débats autour du service d'information 3 paraissait lourde de perplexités : quelle information ? Information riche du livre ou information schématique - sinon squelettique - des bottins papier ou vidéotex, et quel statut lui donner ? Y a-t-il continuité entre le service de renseignements et le système d'information dont on a discuté ? Enfin, que souhaite(nt) le(s) public(s) ? Toutes ces questions, à peine formulées, sont restées sous-jacentes aux discussions.

Par avance, une partie de ces questions avaient fait l'objet de débats dans certaines sessions du colloque Inforcom; le thème en était en effet « les relations des publics avec les outils de communication » et ces outils étaient, dans la plupart des exposés, télématiques ou télévisuels. Cette distribution était significative : on a souligné le fait que certains instruments de communication, tels le photocopieur, étaient immédiatement entrés dans les moeurs sans donner lieu à la moindre littérature sociologique. C'étaient en effet des sociologues, observateurs des pratiques et usages sociaux liés aux nouvelles technologies, qui étaient rassemblés ; les « médiateurs » n'étaient représentés que de manière marginale, notamment par les « médiateurs-formateurs » des URFIST (Unité régionale de formation et de promotion pour l'information scientifique et technique) et des IUT.

Libre-service et menus imposés

Là encore, Beaubourg a été à l'honneur mais les propos tenus ont été plus nuancés. Jean-François Barbier-Bouvet analysait l'impact de l'approche « documentation multi-médias » qui a présidé à l'organisation de la BPI (tous les documents regroupés par sujet sont présentés « cote à cote » en libre accès). L'affluence, la diversité des publics ne doivent pas cependant cacher des usages dans l'ensemble cloisonnés et à sens unique. Le texte, et surtout le livre, garde sa prépondérance et, si les utilisateurs d'images (vidéo, diapositives) ou de son (cassettes et disques) sont presque toujours aussi des lecteurs, la démarche inverse est beaucoup moins fréquente. La BPI n'est pas le lieu du « match Marconi-Gutenberg » qu'on aurait pu imaginer. La concurrence, en fait, n'intervient qu'au stade de l'utilisation de l'image et du son : le passage obligé par un appareil de consultation (magnétoscope, projecteur de diapositives... ) crée une situation de concurrence et constitue un frein objectif. La complémentarité texte/image n'est le fait que de 10 % du public. Il faudrait plutôt parler de consécutivité : le cumul médiatique chez quelqu'un correspond à des intentions diversifiées : information, mais aussi distraction, loisirs.

A Beaubourg, l'utilisation des banques de données s'inscrit dans un contexte de gratuité; à la BPI, comme au CCI (Centre de création industrielle). Ce dernier a créé la banque de données CECILE à partir de ses seules collections. Or, malgré cette plus-value, en amont et en aval (la plupart des documents-références sont sur place), il apparaît aventureux de parler de satisfaction.

L'étude de Philippe Coulaud auprès du public du CCI fait apparaître trois attitudes successives : d'abord curiosité, ensuite séduction (on interroge la banque de données par souci de standing : « je pense que c'est mieux, plus performant »), très vite enfin, déception et critique (faible pertinence des références et pas de disponibilité immédiate du document qu'il faut aller chercher). L'offre télématique, après avoir suscité illusion et surinvestissement, s'accompagne donc d'un désenchantement. L'objectif poursuivi lors de l'implantation des banques de données à Beaubourg - sensibiliser le grand public à un aspect de la télématique documentaire - est « largement atteint... pour les étudiants de 3e cycle et les professions intellectuelles (journalistes, chercheurs, historiens), qui savent déjà tirer le maximum de la médiation des nouveaux outils de recherches bibliographiques ».

Améliorer l'offre télématique ? Des perspectives sont déjà ouvertes (banques factuelles, meilleure lisibilité, commande en ligne), mais y aura-t-il vraiment adéquation entre l'offre et la demande ? Le débat engagé autour des banques « grand public » s'inscrivait dans une autre problématique; l'essoufflement des banques d'information-service témoigne d'une approche manifestement biaisée. Les expériences de Vélizy, Claire, Telem et annuaires électroniques procèdent plus du test de produit que d'une logique d'usage d'où leurs limites, voire leur échec. La réflexion dans ce domaine peut être faussée par la prégnance de l'image du « Dieu » télématique, investi de tous les pouvoirs, porteur de toutes les espérances. Etudiant la création de services télématiques en milieu rural, Philippe Mallein montrait comment sacralisation et surinvestissement conduisaient à une déception vécue soit comme un échec (d'où rejet en bloc de la télématique et auto-exclusion) soit comme une pseudo-satisfaction ostensiblement affichée mais ne reposant sur aucun usage réel.

Peut-on créer une banque de données, viable, standardisée et polyvalente ? Selon P. Mallein, la réponse est négative : les demandes en milieu agricole portent sur une information multi-sensorielle (vue, ouïe) et surtout avant tout personnalisée. Le média télématique peut y trouver une place, mais ne peut prétendre y occuper tout l'espace.

Ce qui semble décisif dans le succès d'un moyen d'information, ce n'est pas tant la facilité de manipulation (utiliser un terminal, tout le monde y arrive !) que son intégration à la logique d'usage social de la communauté visée. Le détournement par une communauté de certains services (exemple des messageries GRETEL à Strasbourg) illustre bien au reste ce primat du social dans l'appropriation d'un nouveau service. Le débat n'est pas entre la technologie et ses usagers mais porte plutôt sur la confrontation d'usages : il ne s'agit plus alors de mesurer l'adhésion d'une clientèle au service prescrit mais d'étudier au préalable les modes d'information préexistants avant de proposer un nouveau service.

Un des colloques spécialisés proposé en marge du congrès portait sur les banques de données et la formation. La discussion autour de la formation transposait les thèmes et interrogations : face au médiocre développement de l'usage des banques de données, faut-il relancer l'offre ou la formation ? Documentalistes, brokers 4, ingénieurs, formateurs de tous horizons ont âprement discuté. Mais le débat, appelé à rester sans réponse, montrait que la négociation du mirage télématique n'allait pas sans dérapages ni désillusions.

La question posée n'était plus « Quelle formation ? » mais « Faut-il une formation ? » Tout le rituel classique de l'interrogation (formulation de la question, recherches dans les bibliographies et thesaurus, choix des termes, définition d'une stratégie) et de « l'initiation préalable » était remis en cause de façon provocatrice. Plus de médiateur donc ? La réponse n'a pas été (ne pouvait pas être) aussi brutale et le débat s'est reporté sur l'utilisateur final. Peut-être est-ce là la source de l'ambiguité : l'utilisateur final suscite études et intérêt mais y a-t-il vraiment une démarche informative commune entre l'étudiant de base et celui déjà nettement plus motivé et « encadré » des grandes écoles, sans parler du chercheur ou de l'ingénieur maniant en virtuose logiciels et systèmes d'information afférents à sa spécialité.

Dans quelle mesure cette maîtrise de l'outil télématique peut-elle faire l'impasse d'une formation théorique préalable ? Et quelles sont les voies offertes aux intermédiaires ? Deux perspectives se sont dégagées, celle d'une intervention en amont sur la conception des systèmes (structuration des termes d'indexation, logiciels, constitution même de banques) celle d'une intervention en aval: assurer un contexte efficace (accès au document et à l'information). La boucle était bouclée : quel avenir pour les bibliothécaires et les documentalistes ? Mais la véritable question ne devrait-elle pas être : quel public pour les bibliothèques et centres de documentation ? Quelles sont ses pratiques et attentes par rapport à l'information et à la lecture ?

  1. (retour)↑  Coïncidence toujours : la bibliothèque Sainte-Geneviève inaugurait le lendemain un système de consultation sur vidéodisque des enluminures de manuscrits.
  2. (retour)↑  Downloading : prélèvement des données interrogées à distance pour les charger sur un micro ordinateur.
  3. (retour)↑  Le numéro 3 du BBF 1984 sera consacré aux services de référence dans les bibliothèques publiques.
  4. (retour)↑  Brokers: courtiers en systèmes d'information.