De plomb, d'encre et de lumière

essai sur la typographie et la communication écrite

par Jean-Marie Arnoult
Centre d'étude et de recherche typographiques ; préf. de Charles Peignot ; postface de Georges Bonnin. -Imprimerie nationale, 1982. - xv-343 p. : ill., coffret ; 33 cm.
Bibliogr. p. 321-328. Index p. 329-336. -ISBN 2-11-080781-4 : 600 F

A l'occasion du dernier congrès de l'Association typographique internationale (ATYPI) qui s'est déroulé en France au mois de septembre 1982, le Centre d'étude et de recherche typographiques, en collaboration avec l'Imprimerie nationale, a publié ce recueil de cinq études destinées à dégager les lignes maîtresses de la réflexion typographique française à l'époque contemporaine. Entre un passé de plomb et un avenir de lumière, le jeu du paradoxe semble facile de prime abord ; mais ces cinq études décrivent, bien au contraire, une complexité qui n'est que le reflet de nos incertitudes actuelles. S'il est vrai que l'ère du plomb est révolue, peut-on conclure que la lumière est la révélation suprême en matière de typographie, même si elle préside à l'histoire de l'imprimerie (Fiat lux) ?

La réflexion des auteurs nous convie à une exploration du monde des signes livrés à l'imagination de l'homme graphique et typographique. Voyage passionnant que nous propose tout d'abord Raymond Gid (« A l'heure où le plomb devient lumière »), partant de l'analyse des lettres pour expliquer la page où le blanc devient lumière par le jeu des noirs dont la disposition crée les signes intelligibles à la lecture. Histoire de la mise en page, histoire des attitudes devant le livre, rythmes intérieurs dévoilant sous nos yeux la vie intime du livre. Hommage au plomb ? Certes, mais davantage, peut-être, une leçon pour la photocomposition naissante dont la grande liberté n'est pas toujours symbole de qualité.

Rémy Peignot nous livre son exploration du dessin des lettres, sa recherche de la main qui dessine, qui trace, aisée ou malhabile, marquée par son époque, ses contraintes, ses techniques : « L'esprit des lettres », celles du manuscrit, miroir de la main, et celles de l'imprimerie intransigeante, lumineuse de précision contraignante. On appréciera cette histoire de la lettre savamment conduite, qui se termine par un hommage à Cassandre et à Frutiger dont les oeuvres influencent notre univers.

« Constellations et configurations d'écritures » de Fernand Baudin, ou comment lire un texte, du manuscrit à sa projection définitive dans l'imprimé. L'auteur nous guide dans l'analyse des pages, et plus précisément celles des journaux quotidiens, nous faisant vivre les transformations des textes, de la dactylographie à une seule dimension, à la configuration aux espaces et aux dimensions multiples. Dans une longue étude, René Ponot (« De l'influence de la technique ») cerne lui aussi la lente évolution du dessin de la lettre, mais dans leurs rapports avec les instruments, les supports, les mains enfin qui les conduisent. C'est aussi toute l'esthétique du livre qui est longuement décrite, les techniques d'impression, d'illustration, jusqu'au déclin de la typographie et à l'éclatement de la photocomposition dont on mesure mal encore les conséquences sur la chose imprimée.

Histoire de la lettre encore avec Jérôme Peignot (« L'esprit et la lettre ») qui étudie l'influence des faits de civilisation successifs au travers de ces graphèmes dont les filiations, si elles semblent parfois certaines, demeurent souvent énigmatiques. Plus pénétrante toutefois est la relation qui apparaît entre les hommes et « leur » typographie. Établissant une synthèse à partir des précédentes études, l'auteur analyse les influences réciproques de la typographie et de la civilisation, et plus précisément la nôtre alors que l'ordinateur impose des principes qu'il est tentant de suivre par souci de simplification. Mais la typographie, même si le sens du mot évolue avec la disparition du plomb, doit disposer seule, grâce à ses lois, du champ de la lecture. C'est une déclaration de guerre à la « négligence imprimée » qui nous assaille aujourd'hui.

Comme on le voit, cet ouvrage, par ses aperçus historiques, ses longues synthèses et ses analyses stimulantes, marque une date dans la réflexion typographique. Le but des auteurs, plusieurs fois affirmé, est de mettre en garde contre les désordres actuels : nous ne pouvons que souscrire à cet appel, et nous en attendons les manifestations imprimées avec impatience. Mais, entre cette volonté déclarée de qualité typographique et sa concrétisation dans notre univers quotidien, pouvons-nous affirmer que nous, humbles lecteurs, sommes maîtres de la distance à parcourir ? Pouvons-nous, aujourd'hui, échapper aux liens étroits entre la lettre et la civilisation qui l'a fait naître ? Tous les praticiens de l'imprimerie, du concepteur à l'imprimeur, sont-ils conscients de cette réalité ? Soyons persuadés, toutefois, que le respect des règles de l'équilibre et de la lumière, qui fut le principe de toutes les typographies, sera aussi celui de la photocomposition.

Au terme de cette analyse, on exprimera un regret ; la belle typographie est chère, et cet ouvrage en est l'illustration. Pour convaincre nos contemporains de la réalité typographique, de ses exigences, de sa qualité qui inspire notre vie quotidienne, peut-être faudrait-il qu'elle se manifeste davantage dans notre environnement et que les recherches des spécialistes ne demeurent pas vaines. Si certaines publicités, ou les panneaux d'autoroutes, bénéficient de ces efforts, la surabondance graphique de leur contexte amoindrit leur qualité intrinsèque au point qu'elle nous échappe en définitive. « En matière typographique, le dernier mot revient à ceux qui écrivent » conclut Jérôme Peignot ; mais ceux qui écrivent ne peuvent pas rester passifs aux multiples influences dont ils effectuent la synthèse, conscients ou non.

Tant que le livre de poche - pour ne prendre que lui - ne manifestera pas une réelle qualité esthétique, le but, voir la sensibilité de nos contemporains s'éveiller à la bonne typographie, ne sera pas atteint. La lettre, la page, le livre en son entier : lorsqu'il n'y a pas de marges, que la composition obstrue le champ de la vision, que les feuillets se détachent, comment la lecture ne pourrait-elle être que le déchiffrage d'un contenu ? Comment ignorer les efforts du regard à s'insérer dans une page, comme un coin dans une bille de bois ? Il reste beaucoup à faire. Et le souhait que nous formulerons pour conclure, est de voir très bientôt ces cinq études réunies dans une édition de poche offrant les mêmes qualités d'édition que ce volume de bibliophilie, mais à un prix raisonnable : le message des auteurs ne devrait pas être limité à quelques privilégiés.