La lecture publique à Paris au XIXe siècle
La lecture publique à Paris au XIXe siècle n'a pas manqué de théoriciens au sein des gouvernements révolutionnaires ou libéraux, des milieux " philanthropes ", et des sociétés mutualistes. Les résultats des quelques rares initiatives lancées sous le Second Empire restèrent trop modestes, jusqu'à la mise sur pied d'une véritable politique de lecture populaire par la Préfecture en 1880. Le nombre des prêts des bibliothèques municipales passa dans les vingt dernières années du siècle, de 60 000 à 2 millions. Ce succès s'essouffla vite au siècle suivant, et de ce premier réseau parisien, seule la Bibliothèque Forney trouva un second souffle.
The public libraries in Paris, in the XIXth century, did not lack theorists among revolutionary or liberal governments, " philanthrope " circles and workmen's friendly societies. The outcome of the few actions that were initiated during the 2nd Empire was too modest, and only from the setting up of a real policy on popular libraries by the " Préfecture " in 1880 did things start to change. The number of loans in town supported libraries grew during the last 20 years of the century from 60 000 to 2 millions. This movement lost speed soon afterwards, and from that lst Parisian network only the Forney library was able to start a 2nd career.
En 1965, l'administration parisienne a tenu à marquer le centenaire de ses bibliothèques de prêt et de lecture publique. A la Toussaint de 1865, en effet, ouvrait la première bibliothèque populaire d'arrondissement sur l'initiative du maire de Popincourt. A vrai dire, comme toutes les institutions qui ont une histoire, les bibliothèques de lecture publique à Paris n'ont pas d'âge aussi précis. C'est dès 1862 que fut ouverte la première bibliothèque subventionnée par la ville, en 1872 la première bibliothèque accordant, à côté de la lecture sur place, le prêt à domicile ; et ce n'est qu'en 1878 que fut constitué un embryon de service central, qui reçut l'année suivante les moyens de sa politique. Cette année-là, les bibliothèques d'arrondissement prirent le titre de bibliothèques municipales. En revanche, il faut remonter jusqu'en 1763 pour trouver la première bibliothèque publique de la ville sur les fonts baptismaux.
Sur décision du gouvernement de la Première République, la Bibliothèque de l'ancienne Prévôté fut confiée à l'Institut en 1797. Toutefois la ville recevait, sept ans plus tard, le dépôt de la rue Saint-Antoine provenant de divers établissements religieux. Cette seconde bibliothèque disparut presque entièrement dans l'incendie qui ravagea l'Hôtel de ville en 1871. L'Etat perdit ainsi, face à la ville, l'argument juridique qui lui permit de placer sous sa tutelle ou son contrôle les bibliothèques municipales de province, gardiennes de fonds d'Etat provenant des confiscations révolutionnaires. L'équipement parisien s'est donc constitué à l'écart, sinon à l'encontre, de tout avis ministériel. Tandis que des villes comme Aix-en-Provence, ou Carpentras, eurent à s'acquitter de tâches de conservation d'intérêt national, les efforts de la ville de Paris pour ses bibliothèques ne furent pas accaparés par la charge d'un fonds ancien qui excédait ses moyens et sa mission. De plus, ni l'« Administrative », ni l'« Historique » ne purent, au contraire de ce qui se passait en province, remplir le rôle de bibliothèque centrale à l'ombre de laquelle s'organisaient les bibliothèques populaires. La lecture publique à Paris y a peut-être gagné en possibilité de développement. Toutefois un établissement central à même de satisfaire des exigences auxquelles les bibliothèques de quartier ne peuvent, seules, répondre, fait encore défaut au réseau municipal parisien.
Les bibliothèques populaires
Avec le retour des Bourbons, après l'intermède napoléonien, les cabinets de lecture firent florès et pullulèrent sur la Rive gauche et autour du Palais-Royal.
Disposés dans des échoppes modestes, à l'échelle de celles des bouquinistes, ces cabinets pourvoyaient, moyennant une contribution, les petits-bourgeois, employés, jeunes oisifs, en fictions échevelées et bovarystes. Les journaux à 40 francs, l'abonnement et les feuilletons leur portèrent un coup fatal.
Il faut plutôt chercher dans une autre direction les prémices de la bibliothèque populaire. Il s'agissait dans l'esprit de ses promoteurs d'une entreprise d'une tout autre trempe, d'une œuvre de moralisation qui devait disputer sa clientèle au feuilleton, au livret de colportage, au cabaret, à la rue, en offrant un choix réduit et sévèrement sélectionné, quelques centaines de titres tout au plus, de livres honnêtes et sérieux, à l'employé, à l'ouvrier, et en promettant aux plus méritants une promotion sociale mesurée, et à tout le moins en les préservant du déclassement. Pour les classes dirigeantes comme pour l'élite ouvrière sortie des écoles professionnelles, les almanachs poussiéreux et obcènes, les opuscules dont les personnages amoraux faisaient rêvasser les lingères au monde frelaté et irréel des marquises du Faubourg Saint-Germain, toute cette littérature où le pire côtoie toujours le meilleur et l'avilit, ne pouvait qu'avoir une influence délétère sur les individus et sur la société tout entière.
Une aussi haute œuvre de bienfaisance, d'éducation morale, civique et professionnelle, attira beaucoup de bonnes volontés, au même titre que les cours du soir, ou l'enseignement mutuel. Parmi les initiatives des notables on note la création, sous la Seconde République, de la Société des bibliothèques communales, présidée par le duc de Doudeauville, pour doter toutes les communes de France et tous les arrondissements de Paris d'une bibliothèque. Une circulaire aux préfets, insérée dans le Moniteur du 31 mai 1850, comprend un extrait des statuts et un catalogue des 100 volumes considérés comme base de toute bibliothèque. Malgré cet appui officiel, la Société n'a même pas ébauché la réalisation de son projet, du moins à Paris. François Delessert présenta un projet plus élaboré. Membre d'une famille de « bourgeois conquérants » typiques de ce siècle, petit-fils d'un Genevois venu à Lyon, et fils de l'inventeur de la Compagnie d'assurance contre l'incendie et de la banque d'escompte, député sous le règne du roi-bourgeois, Louis-Philippe, il donne lecture d'un programme de bibliothèques populaires à une réunion d'administrateurs de la Caisse d'épargne, dont son frère Benjamin était le fondateur et lui le président. Ce projet, publié dans le Moniteur universel du 18 février 1837, prévoyait la création d'une bibliothèque par arrondissement (Paris en comptait alors 12), fonctionnant grâce aux cotisations des abonnés, mais se proposant de ne réaliser aucun bénéfice. Pour ces grands bourgeois, toute leur action, tant sur le plan privé que sur le plan professionnel, économique, social ou éducatif, était liée ; il s'agissait de la même œuvre morale. En somme l'épargne et la lecture concouraient au même but.
L'Etat eut quelques idées velléitaires sur la question. Lazare Carnot, le premier ministre de l'Instruction publique de la Seconde République, avait l'ambition de couvrir la France, et Paris, de bibliothèques populaires. Le gouvernement sortait à peine des fureurs des barricades. Ces vues ne survécurent pas au retour à l'ordre.
Après la Révolution de 1830, dans le cadre du mouvement de promotion du monde ouvrier, des manufacturiers, des municipalités (dont celle de Paris), les Frères des écoles chrétiennes, et surtout des associations fondées pour donner aux ouvriers les connaissances qu'imposait le progrès technique, mirent sur pied des cours du soir. La plus connue de celles-ci, l'Association polytechnique, lancée avec des vues saint-simoniennes par des anciens élèves de l'école polytechnique en 1831, ouvrit ses cours en 1833, au faubourg Saint-Antoine avec une centaine d'auditeurs. C'est à partir de cette association que furent menées les expériences les plus fécondes. En 1837 Perdonnet, président de l'Association, institue à la Halle-aux-draps une bibliothèque où les ouvriers qui suivaient ses cours pouvaient emprunter des ouvrages, et les élèves « sollicitaient l'honneur de venir à tour de rôle remplir les fonctions de bibliothécaire ». En 1861 un ouvrier lithographe, à la tête d'un groupe d'élèves de l'Association, fonde la Société des amis de l'instruction, qui reçoit l'appui de Perdonnet et du colonel Fave, professeur à l'école polytechnique, puis directeur de l'école en 1866.
La Société ouvrit sa première bibliothèque populaire dans le 3e arrondissement. Les dépenses de fonctionnement furent couvertes par les cotisations des membres, qui, de plus, participaient aux choix des livres, et pouvaient les emporter à domicile. Le succès fut immédiat, et à la fin de la décennie 2 000 abonnés empruntaient 500 livres par mois. Les organisateurs décidèrent d'établir une bibliothèque dans une petite ville et dans un village pour démontrer que ce type d'institution pouvait fonctionner dans des conditions totalement différentes. Vernon, dans l'Eure, et Hortes, dans la Haute-Marne, furent choisis et leur bibliothèque ouvrit en décembre 1861. Six mois suffirent pour s'assurer du succès de l'entreprise, et le mouvement des bibliothèques populaires fut lancé dans toute la France. Les Amis de l'instruction ouvrirent une bibliothèque dans le 18e arrondissement en 1862, suivie par d'autres dans les 5e, 9e, et 8e arrondissements, et dans la banlieue, à Vincennes, Choisy-le-Roi, Ivry, etc., qui furent toujours prospères à la fin du siècle ; les plus vivaces à Paris fermèrent leurs portes il y a tout juste 7 ans. Dès leurs débuts, elles reçurent des municipalités une petite subvention régulièrement allouée. Sur l'exemple des Amis de l'instruction, des sociétés similaires défendirent la cause de la propagation de la lecture, et essaimèrent des bibliothèques populaires. La plus célèbre, la Société Franklin, fut patronnée par l'élite de la politique, de l'administration et de l'industrie.
S'inspirant de ces bibliothèques ouvrières, le maire de Popincourt, Frédéric Levy, franchit un nouveau seuil en 1865. Né dans la Nièvre en 1811, ce commerçant en bois de chauffage, maire de 1858 à 1870, animé par des opinions philanthropiques, voulait, en créant une bibliothèque dans chaque arrondissement, « contribuer au développement de l'instruction des ouvriers et des employés pour permettre à ces hommes défavorisés de s'élever dans l'échelle sociale » (Rapport qu'il adresse en 1868 aux fondateurs de la Bibliothèque). Installée à la mairie avec quelque 2 000 volumes, dont 600 provenaient de dons, et dont le reste avait été acheté partie avec la souscription des fondateurs, partie avec la subvention de la ville, la bibliothèque était ouverte gratuitement, tous les jours sauf le dimanche, mais uniquement pour la lecture sur place, aux habitants de l'arrondissement, à l'exclusion des mineurs de 16 ans et des femmes. Toutefois la tolérance permit rapidement de laisser les instituteurs et... les institutrices de l'arrondissement emprunter des livres « dans le but de les encourager à compléter leur instruction ». Du fait de ces limites, la bibliothèque ne rencontra que peu d'écho dans le public. Levy avait pourtant réussi à intéresser à son projet quelques notabilités. A l'entrée de la salle on pouvait lire, gravés dans du marbre blanc, 57 noms ; parmi eux des commerçants, des banquiers, un architecte, des entrepreneurs, des éditeurs (Belin et Hachette). En tête de la liste des fondateurs figuraient les noms du ministre Victor Duruy, et du préfet Haussmann.
Bien qu'on ait eu recours à des locaux et des crédits de l'administration parisienne, on ne pouvait guère parler d'une initiative de la ville, en raison de son caractère isolé et local, mais l'idée attira l'attention du baron Haussmann. Alexandre de Saint-Albin, attaché à la bibliothèque de la ville depuis 1844, lui soumit un projet tendant à multiplier ces bibliothèques populaires de mairie. Le plan convainquit Haussmann. Il chargea Saint-Albin lui-même de le réaliser, le nommant, le 22 novembre 1866, inspecteur des bibliothèques d'arrondissement. Ce pluriel était encore une anticipation puisque seule la bibliothèque du 11e arrondissement avait été inaugurée. Saint-Albin fixait à onze le nombre de bibliothèques souhaitables. Il obtint que l'on réserve dans plusieurs mairies, rebâties dans la foulée des grands travaux parisiens, une pièce pour la future bibliothèque. Ce fut cependant par le 20e arrondissement que l'on commença. La vieille mairie était trop étroite pour loger une bibliothèque, mais un commis des postes avait proposé au maire du 20e arrondissement, dès 1862, ses collections, à la condition d'en être nommé bibliothécaire. La bibliothèque ouvrit en janvier 1869 dans un ancien atelier. Réservée à la lecture sur place, sans catalogue, elle végéta avant de fermer dans l'attente de sa réinstallation dans la nouvelle mairie. Le bilan n'en fut pas moins bien mince quand Haussmann quitta la préfecture. Le conseil municipal aurait décidé, le 15 octobre 1870, d'entreprendre une grande politique en matière de bibliothèques. Durant la tourmente de la guerre, du Siège, du changement de régime politique, A. de Saint-Albin fut mis à la retraite d'office, le 1er décembre 1870. L'auteur dramatique Jules Claretie, futur académicien, fut appelé à le remplacer mais n'exerça jamais cette fonction. Le poste d'inspecteur des bibliothèques fut supprimé ; les rapports de Saint-Albin disparurent dans les incendies de 1871.
Cependant ces événements ne firent pas complètement oublier les bibliothèques. Sur la lancée de l'action de Saint-Albin, le maire du Temple ouvrit, pendant le Siège, une bibliothèque qui fut subventionnée par la ville à partir de 1872. Au même moment, le maire de Reuilly rassembla lui aussi un millier de volumes. Il se singularisa en adjoignant un service de prêt à domicile à la lecture sur place, et inaugura sa bibliothèque le 1er janvier 1872. Six mois plus tard s'ouvrait la bibliothèque de la mairie du 10e arrondissement. Il s'agissait cette fois-ci d'une bibliothèque populaire libre fondée dix ans auparavant par la Société municipale de secours mutuels du Faubourg Saint-Denis. Son programme était celui des Amis de l'instruction et de leurs épigones. « Notre bibliothèque mutuelle est fondée principalement pour servir toutes les bonnes aspirations vers l'instruction morale, littéraire et les sciences appliquées à l'industrie qui existent d'une manière si heureuse et si prononcée chez les ouvriers parisiens. Quelques-uns d'entre eux ont eu la première pensée de sa création, ils la soutiennent par leurs cotisations et par le concours personnel qu'ils donnent à son administration. Elle devra faire une concurrence sérieuse aux publications oiseuses ou mauvaises dont la librairie à bon marché nous inonde ; elle offrira à nos sociétaires malades, aux convalescents, d'agréables ou d'utiles distractions pendant les heures de leur repos forcé. Tous les sexes, tous les âges y trouveront des livres à leur portée. » A la suite des difficultés engendrées par les deux sièges, la Société céda en décembre 1871 sa bibliothèque à la ville, qui l'installa dans la mairie à l'usage de tous les habitants de l'arrondissement, mais en lui gardant son caractère propre : contrairement aux habitudes de l'époque, elle fut organisée exclusivement en vue du prêt à domicile.
Dans le 4e arrondissement, le président de l'Œuvre des familles, qui était en même temps maire, invite l'association à abandonner son intention de créer un service de « prêt à domicile dans l'intérêt des familles et particulièrement des jeunes filles et des femmes », afin de collaborer à la création de la bibliothèque de l'arrondissement, qui ouvrit ses portes à la mairie le 15 novembre 1875, mais uniquement pour la lecture sur place. Trois jours plus tard, le maire de la Bourse inaugurait lui aussi sa bibliothèque. Quant à celle de la mairie des Batignolles, installée au large dans une salle spacieuse, ses collections étaient malheureusement si dépareillées et défraîchies que l'on garda le souvenir, raconte Emmanuel de Saint-Albin (Op. cit., p. 27), d'un vieil habitué dont les bibliothécaires encourageaient l'assiduité par tous les moyens en leur pouvoir ; ils seraient même allés jusqu'à l'aider à payer les termes du loyer de son pauvre logement. La bibliothèque de Passy, enfin, avait été mise sur pied du temps d'Alexandre de Saint-Albin, par le maire Bonnemain, mais l'ouverture en fut différée à l'annonce de la déclaration de guerre, et encore retardée pendant neuf ans. Un érudit, en 1871, Edelestand Pontas du Meril, l'avait engorgée par son legs considérable de 6 000 volumes choisis, mais impropres pour une bibliothèque populaire. D'autres dons remarquables, dont celui de Parent de Rosan, enrichirent la bibliothèque, et la situent encore à part avec des fonds qui seraient plus à leur place dans une bibliothèque de conservation.
En somme, toutes ces bibliothèques fonctionnaient chacune selon des procédures et des horaires qui leur étaient propres, sans coordination, nées au hasard des legs, de la ténacité des maires d'arrondissement, de la pression des associations mutuelles. Elles n'obtinrent pas des résultats à la hauteur de la bonne volonté et de l'énergie de leurs promoteurs. Paris subventionnait, en 1879, 14 bibliothèques libres, qui s'étaient imposées en dépit des lois restrictives du droit d'association (avant 1901, la nomination du président et des membres du comité d'une bibliothèque libre à Paris devait être approuvée par le ministre de l'Intérieur, son local et sa comptabilité étaient soumis au contrôle du préfet de la Seine). La ville n'avait pas su reprendre le flambeau, lui donner de la force, quelques opérations velléitaires, au coup par coup, ne lui donnaient pas de politique en la matière. Ses bibliothèques avaient fourni en 1878, 37 331 livres pour une consultation sur place, et consenti 20 509 prêts à domicile. Au conseil, un élu, Castagnary, pouvait s'élever le 20 décembre contre une proposition d'augmentation de crédits, en déclarant qu'« il comprendrait que le Conseil augmentât les subventions allouées aux bibliothèques des Amis de l'instruction, dont les tendances libérales étaient connues ; mais qu'il ne s'expliquait pas pourquoi on accorderait la même faveur aux bibliothèques des mairies organisées avec un esprit réactionnaire... ». L'intervention des pouvoirs publics dans le domaine éducatif et dans celui de la lecture populaire était une hérésie pour les libéraux et restait encore suspecte aux yeux des républicains.
Dans les années 80, les bibliothèques de la ville changèrent radicalement d'aspect, grâce à un anticlérical notoire, républicain de la première heure, appelé en 1879 à la préfecture.
Les bibliothèques municipales
Dès sa nomination comme préfet de la Seine, Hérold s'attaque à cette question des bibliothèques, à laquelle il paraît avoir porté un vif intérêt.
Le conseiller Severano de Heredia, président de la commission du budget, et qui avait un grand ascendant sur le conseil municipal, apporta au préfet le soutien sans lequel il n'aurait pu agir. Le rapport que prononça Heredia devant le conseil le 10 juillet 1879, constitue un véritable manifeste de la réorganisation des bibliothèques municipales.
Le prédécesseur d'Hérold, Ferdinand Duval, avait organisé, avant de quitter ses fonctions, un service central des bibliothèques. Il nomma, le 1er février 1878, un inspecteur des bibliothèques des mairies d'arrondissement, Hippolyte Philibert, et plaça, le 1er juillet, dans les fonctions de chef de bureau de la bibliothèque administrative et des bibliothèques municipales, son sous-chef de cabinet, Edmond Dardenne. Ces créations de postes ne doivent pas faire illusion ; la finalité en était la réorganisation de la bibliothèque administrative. Dardenne, avec un seul employé, réunissait sous son autorité les bibliothèques française et étrangère de la Préfecture, la bibliothèque du conseil municipal, ainsi que le service des traductions et du courrier échangé avec l'étranger, et, de façon annexe, les quelques bibliothèques de mairie. La véritable impulsion vint d'Hérold qui mena rondement son affaire.
D'accessoire, les bibliothèques d'arrondissement devinrent la principale attribution du nouveau bureau. Celui-ci s'étoffe avec une rapidité qui brusque les habitudes administratives. Composé d'un chef et d'un employé en juillet 1879, le bureau est doté, dix-sept mois plus tard, de neuf agents dont un chef, un sous-chef et deux commis principaux. Dans son compte rendu de 1882, Dardenne pouvait se montrer d'ores et déjà satisfait. Les 20 arrondissements possédaient maintenant leur bibliothèque. Deux bibliothèques avaient été installées dans des écoles pour desservir des quartiers éloignés de leur mairie. Depuis son appel aux fonctions de chef du Bureau des bibliothèques, le nombre des emprunts avait plus que décuplé. On en comptait moins de 30 000 en 1878, près de 60 000, dont plus de 20 000 à domicile, l'année suivante, plus de 350 000, 300 000 à domicile en 1882. La disparition soudaine et précoce d'Hérold n'interrompit pas ces progrès. Sous l'administration de son successeur, Poubelle, la ville se couvrit d'un réseau de bibliothèques aux mailles serrées, logées dans les écoles. Les établissements scolaires connaissaient alors une vague de constructions, consécutives aux nouvelles lois sur la scolarisation obligatoire. En 1884, 40 bibliothèques prêtèrent 650 000 volumes dont plus de 500 000 à domicile. Cinq ans plus tard, elles furent plus de 60 à prêter plus d'un million de volumes dont moins de 150 000 sur place. En 1894, Poubelle venait de quitter la préfecture, 70 bibliothèques prêtaient plus de 150 000 volumes en consultation sur place, et plus de 1 600 000 en lecture à domicile ; et cela sans compter les prêts d'estampes et de partitions de musique. En 1901, la statistique atteint son maximum avec plus de deux millions de livres lus.
Une histoire des bibliothèques sous l'administration de Poubelle ne se borne pas à une énumération de créations d'établissements ni à l'exposé du décollage d'un nouveau service. Quelques innovations, dans cet essor uniforme, furent tentées ici ou là, dont certaines furent promises à une remarquable extension au siècle suivant.
Des particuliers furent à l'origine du prêt d'estampes et de partitions de musique. La Maison Brandus, éditrice de partitions, offrit quelques-unes de ses productions reproduisant des œuvres pour piano de Beethoven, Auber, Meyerbeer, etc., à la mairie du 2e arrondissement, à condition de les mettre à la disposition des professeurs et des élèves de musique du quartier. De tels documents répondaient à un besoin certain, du fait de l'absence de musique enregistrée et de la connaissance assez répandue du solfège. Les chanteurs de goualantes populaires dans les rues vendaient, par exemple, après leur numéro, des partitions en feuilles volantes. Cette nouveauté eut un rapide succès, vite imité dans les autres quartiers. De 300 en 1879, les prêts de musique passèrent à plus de 6 000 l'année suivante, et à 60 000 en 1888, pour dépasser les 80 000 en 1894. Le succès ne se maintint pas au siècle suivant par manque d'entretien des collections. Les partitions coûtaient plus cher que les livres ; des lecteurs indélicats arrachaient les arias les plus fameuses. Quelques bibliothèques présentent encore à l'heure actuelle, reléguées dans un recoin, des épaves crasseuses de ces débuts glorieux, que presque aucun lecteur ne s'aventure à feuilleter.
La compagnie des chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée fit aussi un don original, en 1872. Elle dota la bibliothèque de Reuilly d'une importante collection de gravures et de dessins relatifs à ses services et au matériel roulant. Elle proposa à la mairie de remplacer les pièces rendues hors d'usage par des prêts trop fréquents. Cette collaboration ne fut pas fructueuse ; même les employés de la compagnie, habitant dans le quartier, boudèrent ces estampes, et l'expérience fut sans lendemain.
L'Administration, de son côté, mit sur pied deux expériences qui eurent un plus grand retentissement : les bibliothèques d'art industriel et les bibliothèques pour apprentis.
Deux bibliothèques d'art industriel ouvrirent en décembre 1885 ; une à la mairie du 2e pour desservir la rive droite, l'autre au n° 80 du boulevard Montparnasse, au cœur du quartier des artistes. Elles offraient en prêt à domicile des gravures, planches, photographies d'art, et tout ce qui pouvait être source de modèle pour les artisans. Depuis quelque temps déjà, la ville avait programmé l'ouverture d'une bibliothèque de ce type avec le legs d'Aimé-Samuel Forney. Cet ancien négociant, décédé le 3 janvier 1879, léguait à la ville 200 000 francs « pour la création d'écoles primaires municipales et gratuites, dirigées par les laïcs ». Il laissait toute latitude à la ville pour employer « tout ou partie du susdit legs à la fondation d'écoles laïques du soir pour les adultes des deux sexes, de bibliothèques populaires, et pour aider à la fondation d'écoles professionnelles ». Trop modeste pour permettre la construction d'une école, cette somme fut affectée au budget des bibliothèques populaires bien moins fourni que celui des écoles. Afin de ne pas éparpiller ce capital et d'attacher le souvenir de la libéralité à une fondation particulière, le conseil municipal décida de le consacrer à la création d'une seule bibliothèque professionnelle pour les ouvriers parisiens. Pour étudier des modèles de décoration, d'ameublement, d'art graphique, ou autres, un artisan devait se rendre à la Bibliothèque nationale, ouverte à des heures incommodes, et qui n'autorisait pas les décalques de ses collections. Le nouvel établissement s'ouvrit au public, après quelques atermoiements, le 1er mars 1886, dans un local attenant à une école, rue Titon, aux confins des 11e, 12e, et 20e arrondissements, au cœur d'un quartier de fabriques.
Par cette création, le conseil renouait étroitement avec la tradition des associations mutuelles de promotion ouvrière, à l'origine des bibliothèques populaires. De milieu modeste, le millionnaire Forney fut le prototype d'une ascension sociale par le travail. « J'espère que cet exemple sera suivi, disait Poubelle à l'inauguration, et que partout les travailleurs comprendront, lorsque la fortune les aura favorisés, que ce qu'ils ont reçu ils ne le doivent pas seulement à eux-mêmes et qu'ils ont à rendre, à la société qui leur a mis en main les instruments du succès, les avances qu'ils en ont reçues. » La plus traditionnelle, la Forney fut aussi dès le début la plus moderne ; elle est encore la plus originale des bibliothèques parisiennes. Installée dans une salle vaste pour l'époque, de 10 mètres sur 12, elle était accessible au public 71 heures par semaine, de 9 h à 17 h, puis de 19 h à 22 h tous les jours de la semaine, et le dimanche de midi à 17 h. Le catalogue était rédigé sur des fiches à intercaler. Les lecteurs pouvaient choisir eux-mêmes sur les rayons ou dans les portefeuilles, les livres et les dessins qu'ils désiraient consulter, à la seule condition, pour les hommes seulement, de remettre à leur place les lourds portefeuilles manipulés. Enfin, le prêt à domicile était largement consenti.
Sept bibliothèques, de 1887 à 1891, exploitent l'idée et ajoutent une section d'art industriel à leur fonds. Le nombre des emprunts (consultation sur place et prêt à domicile confondus) dans les trois bibliothèques de 1886 n'atteint pas 25 000, mais dépasse 125 000 dans les dix sections ou bibliothèques de 1894, dont plus de la moitié grâce à la bibliothèque Forney. Coupées de leur contexte populiste, ces sections n'eurent pas une postérité brillante au xxe siècle. Seule la bibliothèque Forney se distingue encore entre les deux guerres mondiales, à l'étroit dorénavant dans l'école de la rue Titon. Elle ne quittera cette rue mal connue et peu passante qu'en 1960, pour occuper l'ancienne demeure des Archevêques de Sens et s'épanouir dans des bâtiments devenus à nouveau trop exigus pour elle. Maintenant promue l'une des trois grandes bibliothèques de la ville, avec l'administrative et l'historique, la Forney a conservé de son passé une tradition de libéralisme et, à l'inverse des deux autres, pratique encore très largement le prêt à domicile. La ville a hérité de l'idéologie des bibliothèques populaires une institution qui n'a nulle part ailleurs sa pareille.
Il est d'autres sections spécialisées, qui connurent aussi au xxe siècle un avenir imprévu. La première bibliothèque d'apprentis, ouverte le 20 février 1887, à l'école de la rue Béranger, était bien modeste avec ses « 420 volumes bien choisis ». Elle était annexée à un patronage laïc, qui, destiné aux apprentis et aux employés mineurs du 3e arrondissement, ayant dépassé l'âge de la scolarité obligatoire (12 ans) sans atteindre celui du service militaire, dispensait à plusieurs centaines d'entre eux des cours complémentaires, des conférences sur l'histoire et sur les techniques, des leçons de musique, d'escrime, de gymnastique, tout en assurant la surveillance physique et morale des enfants, pendant le repos des parents et des patrons. « L'apprenti est le plus souvent livré à lui-même de très bonne heure et exposé aux pires tentations » écrit E. de Saint-Albin (op. cit., p. xx). « Que faire les jours de fêtes, après qu'on ait rangé l'atelier ? Il ne manque pas de camarades pour hâter le précoce épanouissement des instincts pervers. Cependant, comme il y a plus de coudoiement intellectuel à la ville qu'au fond des campagnes, l'apprenti ne court aucun risque de perdre en totalité son instruction primaire, mais il s'agit d'en tirer un parti honnête et avantageux. Garçons et fillettes commencent malheureusement le plus souvent par se griser de feuilletons qui leur débauchent l'esprit. Peut-être, dans la rage de lecture qui les prend, certains liraient-ils plus volontiers des livres moins frivoles et mieux faits pour leur âge, mais où les découvrir et comment en prélever le prix sur leur modeste pécule ? A ce besoin répondent les bibliothèques dites d'apprentis et les sections pour la jeunesse. » Seul pourtant le patronage du 17e arrondissement suivit l'exemple de celui du 3e arrondissement. L'école de la rue Ampère abrita donc, elle aussi, en plus de sa bibliothèque pour adultes, une section pour adolescents. Le mot apprentis y était remplacé par ceux moins exclusifs de jeunes garçons et jeunes filles. Bien que restant réservées aux majeurs de 16 ans, quelques autres bibliothèques avaient fait une place à des ouvrages pour la jeunesse, que les parents pouvaient emporter. Comptés à part dans les statistiques des prêts par sujet, de 1901 à 1912, les prêts venant de ces fonds accusent un déclin parallèle à celui des prêts en général, mais se maintiennent à la proportion non négligeable de 6,5 % à près de 8 % du total.
En 1916, les apprentis de la rue Béranger sont admis à choisir quelques livres pour adultes, à l'exclusion des œuvres romanesques, littéraires et philosophiques, des documentaires sur la sociologie, l'économie, la médecine, la musique, les jeux et les sports, que dans leur jeune naïveté ils ne pourraient aborder avec la maturité souhaitable. Dans le premier catalogue (1899), dénombrant 600 volumes, les classiques y sont bien représentés (Jules Verne, Gustave Aymard, Fenimore Cooper...) à côté de chants et de récits patriotiques, de « conseils aux ouvriers pour améliorer leur condition » et de « lectures morales ». Dans le troisième catalogue (1929) apparaissent les Bécassine et les Bicot. Orientées d'abord vers les garçons adolescents, ces sections firent une place de plus en plus belle aux filles, aux jeunes enfants, et à la littérature plus spécifiquement enfantine. « L'Heure joyeuse » offerte par les Américains après la Grande Guerre donnera vraiment la mesure de la bibliothèque pour la jeunesse, devenue élément indispensable et fondamental de la lecture publique.
Nous nous arrêterons, avant d'aller plus loin, sur l'organisation de ce premier réseau. Le service central imposa une uniformisation et une coordination accrue des points de desserte, qu'il tâchait par ailleurs de multiplier. Les bibliothécaires furent tenus de remettre périodiquement des rapports sur leurs activités et de se prêter à une inspection attentive.
Les opérations de classement devaient obéir à deux principes : un numérotage simple en une séquence unique, et un triple catalogage. Inscrits sur un registre-inventaire, les livres, estampillés, se suivaient sur les rayons selon leur numéro d'entrée, sans tenir compte de leur sujet ou de leur format. Le même numéro pouvait toutefois resservir pour les ouvrages acquis en remplacement d'un livre détérioré ou perdu. Les adjectifs bis, ter... pouvaient être accolés pour les doubles ou triples exemplaires. Ce registre d'entrée servait aussi de catalogue topographique pour le récolement. Le bibliothécaire devait être en mesure de justifier à tous moments l'absence d'un livre sur les rayons. Les sections de consultation sur place, toujours étanches par rapport aux sections de prêt, possédaient leurs propres registres. Un catalogue alphabétique d'auteurs, sur fiches mobiles, permettait au personnel de répondre aux demandes précises des lecteurs. Seul le catalogue méthodique était mis à la disposition du public. Il présentait en ordre alphabétique d'auteurs, les livres, distribués en 15 classes distinctes :
- Philosophie, morale.
- Economie politique et sociale, législation, administration.
- Histoire, biographies.
- Géographie, voyages.
- Littérature : prose, poésie, théâtre.
- Romans, contes et nouvelles, français et étrangers.
- Enseignement, pédagogie ; langue française et langues classiques ; bibliothèques.
- Sciences mathématiques.
- Sciences physiques et naturelles.
- Travail : agriculture, industrie, métiers et commerce.
- Sciences médicales, hygiène, économie domestique.
- Beaux-arts, jeux et sports.
- Musique.
- Langues vivantes, livres écrits en langues étrangères.
- Bibliothèque enfantine.
Les catalogues des livres en consultation sur place obéissaient aux mêmes principes de classement, les rubriques musicales et pour la jeunesse en moins, mais avec une partie liminaire pour les répertoires, encyclopédies et dictionnaires. Quelle que soit leur destination, les livres n'étaient pas directement accessibles aux lecteurs, sauf, comme nous l'avons dit plus haut, à la Forney. Les bibliothèques d'art industriel avaient mis au point un autre type de classement méthodologique en fonction de la matière travaillée. La Forney utilisait ce classement pour ranger sur les rayons les documents qu'elle présentait en libre accès. Dix classes se suivaient ainsi :
- Esthétique générale (peinture et arts décoratifs).
- Travail de la pierre (architecture, sculpture...).
- Travail du bois (charpenterie, menuiserie, ivoire...).
- Travail du fer (serrurerie, ferronnerie, armurerie...).
- Travail du bronze (cuivre, étain, plomb...).
- Travail de l'or et de l'argent (orfèvrerie, joaillerie, émaux...).
- Travail de l'argile (céramique, verrerie...).
- Tissu (tapisserie, costumes...).
- Sciences appliquées (mathématiques et physiques).
- Sciences morales et politiques (géographie, statistiques, législation...).
Ces dispositions avaient été reprises dans les Instructions pour le classement et le fonctionnement des bibliothèques municipales publiées par le service central parisien, dans le même esprit que l'instruction ministérielle du 30 décembre 1876 pour le classement des bibliothèques populaires, installées par l'Etat dans les écoles, ou subventionnées par le gouvernement.
Si on avait concédé que les livres ne soient pas rangés par formats, et alignés comme les grenadiers du roi de Prusse, ils étaient tous systématiquement recouverts de la même reliure noire, pleine toile, ainsi préservés des taches mais non de la poussière. Quelques essais de reliure en demi-veau furent abandonnés par économie. Seuls agrémentaient cet uniforme sévère le rondage au dos pour la cote, et l'estampille dorée aux armes de la ville sur le plat.
Tous les habitants de l'arrondissement, de plus de 16 ans, étaient admis à emprunter gratuitement sur justification d'identité et de domicile. Nous avons vu que deux bibliothèques consentaient l'emprunt aux enfants de 13 à 16 ans. La Forney abaissait le seuil à 15 ans pour les jeunes apprentis, et accueillait des emprunteurs logeant ailleurs que dans le 11e arrondissement, et même en dehors de Paris. Chaque lecteur se voyait confier un livret numéroté, sur lequel étaient notés son nom, sa profession, son adresse, le règlement de la bibliothèque, le titre et le numéro du livre emprunté, la date de l'emprunt et celle du retour ; une colonne spéciale laissait la place pour des observations éventuelles (état du livre emprunté, etc.). Deux registres conservés à la bibliothèque étaient affectés aux procédures de prêt : un registre numérique des lecteurs, un autre où étaient notés, au fur et à mesure des prêts, les numéros d'ordre de l'emprunteur et du volume emprunté. A la date du retour on devait se reporter à la ligne correspondante pour la cocher. Une colonne était, là aussi, réservée aux observations. De plus les mairies du 2e et du 4e arrondissements tenaient, au début, un troisième registre où étaient consignées les entrées et les sorties de tous les livres, inscrits dans le même ordre que sur le registre-inventaire. Cette complication n'a pas paru indispensable. Les lecteurs avaient droit à un seul volume par emprunt, pour quinze jours ; mais rien ne leur interdisait de s'inscrire dans plusieurs bibliothèques d'un même arrondissement. Cependant, l'harmonisation, la complémentarité des acquisitions des bibliothèques d'un même arrondissement ne furent jamais envisagées. Les lecteurs faisaient leur choix sur le catalogue méthodique, généralement manuscrit. La mairie de la Bourse fut la première, en 1880, à faire imprimer son catalogue pour le distribuer à ses adhérents, ce qui lui valut de présenter à la fin du siècle le chiffre d'emprunt par rapport à la population desservie le plus honorable de toute la ville.
Hérédia avait affirmé devant le conseil que ce n'était pas 30 000 volumes que devaient posséder les bibliothèques des mairies mais 200 000. Ce chiffre, atteint dès 1886, s'élève à 300 000 en 1894, et à 586 000 en 1907. Mais le nombre de points de desserte s'était accru parallèlement. Sans compter les sections spécialisées au sein d'une bibliothèque générale, on dénombrait en 1894, en plus de la Forney ouverte à plein temps, d'une autre bibliothèque d'art industriel, et d'une réservée aux adolescents, 35 bibliothèques de prêt à domicile ouvertes les soirs des jours de semaine de 20 h à 22 h et 2 heures encore le dimanche matin ; quelquefois aussi se tenait une autre séance de deux heures en fin des après-midi de semaine. 35 autres bibliothèques offraient aux mêmes heures un service de consultation sur place, à côté du prêt à domicile. Seule la bibliothèque de la mairie de Popincourt, la plus ancienne, ouvrait dès 11 h du matin sa séance de consultation sur place. Contrairement aux bibliothèques municipales de province, qui généralement fermaient quelques semaines pendant l'été, les portes des bibliothèques d'arrondissement ne restaient normalement closes que douze jours par an (Jour de l'an, Mardi-Gras, Mi-Carême, fête nationale, dimanche et lundi de Pâques et de la Pentecôte, Ascension, Assomption, Toussaint et Noël). De 71 bibliothèques générales en 1894, on passe à 82 en 1907. Leur localisation avait moins obéi au cadre administratif territorial des « quartiers » (quatre par arrondissement), qu'à la répartition géographique de la population d'alors, et, dans une large mesure, au hasard des initiatives locales. Le 1er arrondissement n'eut jamais plus de deux bibliothèques, le 20e en posséda six.
La ville avait trouvé, en installant ses bibliothèques dans les mairies et les écoles communales, une solution économique quant au chauffage et au loyer. Avec l'extension des services administratifs et scolaires, le modeste local consacré à la lecture populaire allait lui être envié, disputé, voire rogné, de toute façon dans l'impossibilité absolue de s'étendre. Le voisinage du Bureau de bienfaisance donnait, dans les mairies, le ton de la bibliothèque elle-même. Le mobilier, des plus sobres, consistait en un fauteuil et un bureau pour le bibliothécaire, une table et quelques chaises pour la lecture sur place, un escabeau et une petite table pour le maniement des livres, une banquette ou deux pour le public du prêt à domicile et une barrière le maintenant à distance.
L'utilisation d'un personnel déjà en place dans les écoles, ou dans les bureaux des mairies fut une autre solution de facilité. Après leurs longues journées de travail, ces employés municipaux trouvaient, le soir, dans les fonctions de bibliothécaires, un complément à leur traitement. L'Administration voyait un avantage à pouvoir remplacer les agents négligents, sans risquer de leur supprimer leur source principale de revenus. Dans les écoles, le directeur ordinairement se réservait la charge de bibliothécaire. Le service central eut dans les premiers temps à lutter, dans les mairies, contre la pratique peu scrupuleuse de certains chefs de bureau qui sous-traitaient la charge avec des employés subalternes en se gardant l'essentiel des émoluments. Afin de ne pas attiser les jalousies et de décourager les requêtes individuelles, le traitement annuel fut uniformisé et fixé à 1 000 francs pour le bibliothécaire, somme que parfois il partageait avec un sous-bibliothécaire, et 300 francs pour l'appariteur. Ce personnel de base pouvait être éventuellement étoffé dans les établissements les plus fréquentés. L'Administration pouvait apprécier le zèle, le bon caractère et la compétence de ces agents dans leurs fonctions principales, mais ne pouvait exiger d'eux une grande technicité bibliothéconomique ou bibliographique. On avait conçu des organes pour les contrôler, les conseiller, les prendre sous leur tutelle.
L'inspecteur, d'abord, rend de fréquentes visites aux bibliothèques pour y viser leurs registres, y compris le registre laissé réglementairement à la disposition des lecteurs pour qu'ils y consignent leurs remarques et propositions d'achat. L'activité des bibliothèques peut être suivie par les courts rapports d'inspection adressés au préfet. Le service central est doublé d'une « Commission centrale de surveillance », instituée par arrêté préfectoral du 14 juin 1882. Fonctionnant comme un conseil supérieur des bibliothèques, réunissant des élus parisiens, sénateurs, députés, maires ou conseillers, des fonctionnaires municipaux dont le chef du Bureau des bibliothèques et l'inspecteur, pour donner un avis sur toutes les questions concernant les bibliothèques, il permettait de confronter et concilier les vues de l'Administration et du conseil, et de renforcer leur collaboration. Sa compétence s'étendait, comme celle de l'inspection dès 1880, aux bibliothèques française et étrangère de la Préfecture, et aux bibliothèques communales ou subventionnées de Paris et de tout le département de la Seine. Quatre sous-commissions se penchèrent plus spécialement sur les bibliothèques administratives, les bibliothèques parisiennes, celles de la banlieue, et enfin sur l'emploi du legs Forney.
Au niveau local, une commission de surveillance d'arrondissement réunissait dix à vingt membres, sous la présidence du maire. Une circulaire du 7 février 1880 invitait les maires à soumettre au préfet une proposition de liste, qui devait désigner, outre le maire, son secrétaire-chef, ses adjoints, les conseillers de l'arrondissement, le chef du Bureau et l'inspecteur, membres de droit, quelques habitants « dévoués à la cause de l'enseignement populaire ». Ce sont ces commissions qui furent seules responsables et maîtresses des acquisitions. Chaque année, le bibliothécaire remettait un rapport à la commission locale, où il exposait la situation de sa bibliothèque, ses activités ; il y demandait décharge des livres perdus ou gardés par des lecteurs partis sans laisser d'adresse ; enfin il y soumettait une liste d'acquisitions, faite des titres des livres perdus ou hors d'usage dont le remplacement s'imposait, et, dans la mesure des crédits disponibles, de quelques livres récents, extraits de la proposition annuelle rédigée par le service central. Ces propositions, établies d'après les envois d'éditeurs, et le catalogue « idéal » de premier fonds, rédigé aussi par le service central, ne liaient pas plus les commissions que les sélections des bibliothécaires. Toutefois les élus locaux s'en tinrent généralement à ces avis, et ignorèrent les registres de suggestions des lecteurs, qui leur étaient également communiqués. Les avis des commissions étaient obligatoires pour disposer sur les rayons les dons et legs privés. Les instructions prévoyaient encore que deux de ces notables procèdent personnellement au récolement des collections, et en dressent procès-verbal. Il va de soi que ces citoyens de choix négligèrent une telle tâche, qui incomba à l'inspecteur et au bibliothécaire. La prédominance des élus dans la gestion courante peut surprendre de nos jours, et faire craindre pour le nécessaire pluralisme des collections, mais elle soutenait des bibliothécaires peu préparés à leurs fonctions ; et la décentralisation du choix au niveau local préserva les bibliothèques populaires parisiennes des envois en nombre et des souscriptions gouvernementales pas toujours établies avec le discernement nécessaire.
Quelques problèmes furent soulevés lors de la mise en place du réseau. Aux années héroïques des premières créations, des maires d'arrondissement s'adressèrent au ministre de l'Instruction publique pour sanctionner la nomination des commissions auprès de leurs bibliothèques, quel qu'en soit par ailleurs le nom : « Comité d'inspection et d'achat », « Comité des études », etc. Ils se conformaient en cela à l'article 38 d'une ordonnance royale très contestée, en date du 22 février 1839. Au mépris de l'autonomie communale et des limites de la tutelle gouvernementale, ce texte réglementaire revendiquait pour le ministère le pouvoir de nomination d'un comité compétent pour la confection des catalogues et l'utilisation des fonds. Ce texte vexatoire souleva l'hostilité de la municipalité parisienne, comme celle des autres municipalités françaises. Devant les prétentions renouvelées de l'Etat, la ville fit valoir que, depuis l'incendie du 24 mai 1871, et la disparition des fonds confisqués sous la Révolution, l'existence des bibliothèques municipales parisiennes ne devait rien à l'Etat 1. Le ministère se laissa d'autant plus convaincre par cet argument que la ville, sous la conduite d'un préfet nommé par le gouvernement, possédait sa propre inspection et une organisation unique en son genre. Dès lors une sur-inspection était superflue. Une dépêche ministérielle du 24 janvier 1890 renonçait aux prétentions sur la nomination des comités de surveillance ; et le décret du 1er juillet 1897, qui réglait la tutelle de l'Etat sur les bibliothèques municipales des départements, ignorait les 80 communes de la Seine, placées sous l'autorité de la Préfecture. Ce n'est qu'à partir de 1964, au moment du nouveau découpage départemental de l'Ile-de-France, que les bibliothèques de la banlieue furent suivies par une Direction ministérielle. Paris, quant à lui, a toujours gardé jalousement son autonomie, même, et a fortiori, après sa municipalisation en 1977.
A la même époque, on souleva une autre controverse, qui mettait en cause le fonctionnement et la conception même des bibliothèques populaires municipales. Nous avons déjà vu que le prêt à domicile ne fut pas admis dans les premières de ces bibliothèques. La peur du vol l'avait emporté. La Société de secours mutuels du Faubourg Saint-Denis, dans le 10e arrondissement, et l'Œuvre des familles dans le 4e arrondissement avaient imposé le prêt à domicile dans les bibliothèques de leur mairie. Le Bureau étendit l'expérience sous la pression du public ; la réussite nécessitait cette concession. Les sceptiques ne tenaient pas compte du respect quasi religieux de l'ouvrier pour le livre, pour la chose imprimée. Il fallut se rendre à l'évidence. En 1882, Dardenne soulignait que, après les 363 322 prêts de cette année-là, 310 volumes ne regagnèrent pas les rayons, et parmi eux on comptait des livres rendus hors d'usage pour avoir été trop manipulés. Des réserves furent de nouveau émises lors de l'ouverture de la Forney. La valeur des collections fit craindre pour elles. Pendant quelque temps on plaça deux agents dans la salle pour surveiller les lecteurs. La division des ouvrages de prix en plusieurs tomes reliés séparément, et des recueils d'estampes en plusieurs planches prêtées une à une, se révéla bien plus efficace. En avance sur son temps, la Forney était la seule bibliothèque populaire française à proposer en prêt à domicile des ouvrages tels que Le Dictionnaire raisonné du mobilier français, par Viollet-le-Duc. Constituées tout d'abord avec les « rossignols » des fonds de consultation sur place, et avec les dons les plus négligeables, les collections du prêt à domicile furent ensuite l'objet d'acquisitions plus suivies et fournies. Tandis que les bibliothèques conservaient, en 1888, 65 000 volumes pour la consultation sur place, elles en proposaient plus de 150 000 aux emprunteurs. Il faut ajouter qu'à cette même date les prêts à domicile furent plus de sept fois supérieurs en nombre aux consultations sur place. L'Administration n'a fait que suivre et entériner un succès qu'elle n'a pas suscité. Elle ne renonça qu'en 1895 à installer les salles de lecture qu'elle avait prévues, pour consacrer tout l'espace et les crédits disponibles aux services de prêt. La salle de référence et de lecture sur place se comprend dans les bibliothèques érudites ou de lecture publique ; elle appartient au passé ou à l'avenir des bibliothèques de ce temps.
Quelques esprits s'émurent, au moment du décollage du nombre des emprunts à domicile, des possibilités de contagion. Les années soixante-dix du XIXe siècle étaient aussi préoccupées d'hygiène, que celles du xxe siècle le furent d'écologie. Les terribles épidémies de choléra et de tuberculose n'avaient pas encore quitté la mémoire des Parisiens. Pour apaiser ces craintes on fit placarder dans chaque bibliothèque l'avis suivant :
« Le service central des bibliothèques a l'honneur d'informer Messieurs les emprunteurs que, dans le but d'éviter la transmission possible des maladies contagieuses par les livres prêtés, il s'est entendu avec le service d'assainissement pour que tout volume suspect fût immédiatement retiré de la circulation et désinfecté. Il prie instamment Messieurs les emprunteurs, dans leur intérêt personnel comme dans l'intérêt général du public, de vouloir bien, en rendant leurs livres, déclarer si quelque membre de leur famille est atteint de maladie contagieuse. »
Enfin les recommandations insérées dans les livrets d'emprunteurs mettaient généralement en garde contre la pratique malsaine de tourner les feuillets avec un doigt mouillé. N'ayant constaté aucun incident, la méfiance s'évanouit d'elle-même. Il est une autre contagion dont la peur ne disparut pas si vite : celle des mauvaises lectures.
La place de l'infra-littérature dans les bibliothèques publiques est toujours un débat d'actualité. Les esprits chagrins d'alors déploraient que les œuvres de Flaubert ou de Rousseau fussent entre toutes les mains. Nous sourions maintenant du scandale des échotiers de certaines gazettes du siècle dernier devant le spectacle affligeant d'enfants dévorant des livres à l'estampille de la ville, ou d'ouvriers délaissant leur atelier, abandonnant leur famille à la misère, pour se livrer à ce vice impuni. Le problème des lectures oiseuses ou frivoles se posait en des termes sensiblement différents des nôtres. Les bibliothèques se dégageaient mal de la « laïque » qui les avait fait naître. La bibliothèque libre subventionnée du 7e arrondissement distribua, en 1885, cinquante livrets d'adhérent gratuits aux élèves les plus méritants des écoles laïques du quartier. Les livrets d'emprunteur dans les municipales donnaient souvent des renseignements sur l'enseignement populaire, les cours gratuits du soir, l'adresse des établissements scolaires. Nos sections enfantines connaissent de nos jours les mêmes difficultés à rompre avec la pédagogie scolaire sans se renier. Pour lutter contre les romans - car c'était bien eux l'ennemi - Gabriel Henriot, le dynamique inspecteur des bibliothèques de la Seine durant la 1re moitié du xxe siècle, conseillait à ses élèves, dans les années trente, d'obliger le lecteur de roman à emprunter un livre documentaire en supplément. « A force d'emprunter des livres instructifs, disait-il, il s'y intéressera. » Il n'y a pas si longtemps les élèves-bibliothécaires recevaient de tels avis. Des pressions de ce genre gonflaient artificiellement les statistiques, quand elles ne faisaient pas fuir le public. En fait, les romans ne représentaient, vers 1900, qu'une bonne moitié des prêts, alors qu'en Angleterre, où les bibliothèques étaient déjà des modèles d'efficacité, les prêts des œuvres d'imagination atteignaient, aux dires de l'alderman W.H. Bailey qui s'en excusait, 85 % (rapport du congrès de la Library association of the United Kingdom, à Paris, en 1892). « Il sera toujours très difficile, geignait un instituteur-bibliothécaire du soir, de faire lire des ouvrages sérieux à des femmes de chambre, à des cuisinières, et même à des femmes du monde. » Les bibliothèques populaires ne répondirent à cet engouement qu'en trahissant leurs idéaux.
Que ce soit à cause de cet opportunisme, du consensus enfin acquis autour de la République, du succès des universités populaires entre 1898 et 1902 que concurrençaient difficilement les conférences de la bibliothèque Forney, ou pour tout autre raison, le conseil municipal se désintéressa progressivement de ses bibliothèques. Au xxe siècle les dépenses pour les bibliothèques populaires ne dépassèrent jamais 0,2 centime pour chaque franc des recettes de la ville, tandis qu'elles dépassaient très largement le centime dans toutes les villes anglaises, et que Boston y consacrait 3,4 centimes. En 1909, Paris n'octroyait plus que 0,062 % de son budget pour son réseau de bibliothèques. Quand les prêts accusèrent un net repli après 1901, le conseil y vit la confirmation que l'on avait atteint le maximum des possibilités de ce service ; et peut-être n'avait-il pas tort si on s'en tenait aux structures mises en place. Mary Wright Plummer, qui visita les bibliothèques de Paris, en souligna les déficiences, en 1901, dans le Library journal : des horaires réduits, un personnel mal formé, pas d'accès aux rayons, les emprunteurs devant choisir sur des catalogues que l'on ne pouvait tenir à jour que parce que les collections ne l'étaient pas. Elle s'émerveillait cependant du nombre de bibliothèques de quartier, mais cet éparpillement des points de dessertes et des moyens ne fut-il pas une des causes principales de leur léthargie au début du siècle suivant ?
Paris perdait au début du xxe siècle son rôle de pilote, mais quelques bibliothécaires énergiques et pionniers, dont Coyecque et Henriot, devaient imprimer, entre les deux guerres mondiales, des innovations révolutionnaires (libre-accès, classement décimal des livres...) sur un lourd héritage.
Indication rapide des sources
La plupart des sources sur l'histoire des bibliothèques municipales parisiennes se trouvent à la Bibliothèque administrative, et sont recensées dans un catalogue dactylographié.
- PARIS. Bibliothèque administrative. - Catalogue des ouvrages et documents relatifs aux bibliothèques de la ville de Paris. - Mai 1979. - 116-XIV f.
- SAINT-ALBIN (Emmanuel de). - Les Bibliothèques municipales de la ville de Paris. - Paris ; Nancy : Berger-Levrault, 1896. - XXXVI-334 p. - (3) f. de pl.
C'est l'ouvrage le plus riche en anecdotes sur le sujet. La parenté de l'auteur, sous-chef du Bureau des bibliothèques, avec le premier inspecteur des bibliothèques d'arrondissement, Alexandre de Saint-Albin, reste à préciser.
Les statistiques sont reprises dans :
- SEINE (Préfecture). Statistique municipale (Service). - Annuaire statistique de la ville de Paris, année... (1880-1967). - Paris : Impr. nationale : (puis) Impr. Deshayes : (puis) Impr. municipale, 1881-1972.