La lecture publique à l'Île Maurice : problèmes et perspectives

Jean-Claude Roda

La Bourdonnais qui donna à l'île Maurice sa fière devise : «Stella clavisque maris », ne s'y était pas trompé, elle occupe dans l'océan Indien occidental une place qui fait converger sur elle la convoitise des grandes puissances qui voudraient toutes en faire une escale privilégiée.

Ses ressources naturelles ne sont pas importantes et toute son économie est fondée sur la monoculture de la canne à sucre; cependant, ses capacités humaines sont grandes et en fin de compte, elle conserve à l'heure actuelle des chances de développement et un dynamisme que peuvent lui envier certains voisins de l'Afrique orientale dont les richesses naturelles sont bien plus grandes.

Sa jeunesse qui a compris que le développement économique passe par le développement intellectuel s'est lancée à corps perdu dans une course aux diplômes et à la qualification technique qui est du meilleur augure.

Signalons que l'Université de l'île Maurice, en collaboration avec le « Mauritius Sugar Institute » a pu élaborer des cours de grande valeur qui commencent à attirer des étudiants étrangers. Dans ce contexte, la place du livre et des bibliothèques est, on le devine, primordiale et il importe de se demander si le nécessaire est fait pour qu'au-delà de l'alphabétisation, l'écrit s'intègre définitivement dans la vie sociale.

I. - L'édition à l'Île Maurice.

Il ne paraît pas inutile de commencer l'étude des problèmes que pose la lecture à l'île Maurice par un examen de la situation de l'édition. Bien entendu, il ne saura être question d'une étude précise qui ne peut découler que d'une enquête systématique, mais d'une approximation visant uniquement à faire apparaître les problèmes et les perspectives.

Trois catégories d'éditeurs se partagent la production imprimée de l'île Maurice, laquelle augmente régulièrement, grâce aux progrès de l'alphabétisation rurale et à l'accroissement du niveau de vie, qui pour être lent, n'en est pas moins perceptible.

Des éditeurs occasionnels, imprimeurs ou libraires, telle la librairie du « Trèfle » à Port-Louis, mènent irrégulièrement des activités d'édition. Il s'agit le plus souvent de brochures ne dépassant guère cent pages et répondant à une demande précise de la consommation : textes religieux, en hindi le plus souvent, codes du travail, etc. Il ne faudrait pas négliger toutefois l'édition d'œuvres littéraires, romans et recueils de poèmes dont la diffusion dépasse souvent le cadre du pays.

Par ailleurs, l'État, les établissements publics et les collectivités qui disposent de crédits plus importants et qui ont surtout une importante mission d'information font régulièrement œuvre d'édition. Le plus actif, en dehors de l'État, est le « Mauritius Sugar Institute » qui a des correspondants dans le monde entier avec lesquels il échange ses publications ce qui lui permet de mettre à la disposition des chercheurs un millier de périodiques de chimie organique ou de technique sucrière. Chacun des départements ministériels publie régulièrement des bulletins, des notes d'information et des brochures éducatives. Toutes ces publications se font généralement en langue anglaise qui est la langue officielle du pays. L'État fait ainsi fonctionner en permanence une imprimerie nationale qui imprime, en particulier, le Bulletin Officiel de l'île Maurice.

Parmi les établissements publics, signalons les « Archives nationales » qui publient à raison de deux par an environ, d'importants travaux historiques concernant le pays, ainsi que la bibliographie nationale.

Enfin, les collectivités privées, établissements scolaires, associations civiques, etc., éditent des rapports, des programmes, des comptes rendus de réunions, dont l'intérêt est très varié.

En dernier lieu, il faut noter l'existence d'entreprises de presse qui sont presque toujours en même temps des entreprises de publicité et qui éditent des périodiques mais également des documents de circonstance : dépliants ou brochures touristiques, annuaires professionnels et commerciaux...

Toute cette production éditoriale que nous venons de passer en revue représente des tirages assez limités en raison de la dispersion linguistique mais également de l'étroitesse du marché local.

Cinq langues, en effet, se partagent l'ensemble de l'édition :
- l'anglais, qui est la langue officielle,
- le français, dont la diffusion est générale (signalons au passage qu'en 1975, l'île Maurice a importé des livres français pour un montant de 1 739 000 francs, se classant ainsi au 42e rang des importateurs d'ouvrages français, résultat impressionnant pour un pays qui ne compte pas encore un million d'habitants),
- l'hindi, qui est la langue religieuse de 80 % de la population, d'origine indienne,
- l'urdu et le chinois, qui ne concernent à elles deux qu'un dixième de la population.

La seconde difficulté qui fait obstacle au progrès de l'édition est, nous l'avons dit, l'étroitesse du marché local dû au niveau de vie insuffisant mais surtout à l'existence d'une masse rurale analphabète. Quoi qu'il en soit, l'avenir n'est pas trop inquiétant car le gouvernement mauricien a pris des mesures tendant à organiser une politique du livre.

II. - Les bibliothèques et la lecture publique.

Au cours de sessions d'études comme le Congrès des Bibliothécaires des Universités d'Afrique orientale (SCAULEA) qui s'est tenu à l'île Maurice en 1973, et de tournées dans le pays nous avons pu nous rendre compte combien la question de la lecture publique préoccupait non seulement les intellectuels du pays, mais également le Gouvernement.

S'il n'en fallait qu'une preuve, la longue interview de l'auteur de cet article publiée par l'Express Mauricien le 15 janvier 1976, montre l'inquiétude des journalistes dans ce domaine. Depuis 1970, cependant, de nombreux changements sont intervenus et si la partie n'est pas gagnée, elle est du moins en voie de l'être.

Le gouvernement a, par exemple, doté les établissements d'enseignement secondaire de bibliothèques qui doivent jouer un rôle important dans le système éducatif national. Il a compris que si tous les chemins mènent à la culture, le livre reste un instrument privilégié peu coûteux qui explique et prolonge les autres. En incitant les jeunes gens à l'art de bien lire, en développant leur goût et leur jugement critique, on les prépare pour des études plus difficiles et surtout on en fait des citoyens lucides.

En revanche, on n'a pas encore fait l'effort nécessaire pour donner aux bibliothèques publiques, relativement nombreuses, les moyens de prendre le relais des bibliothèques scolaires. Car si les bibliothèques publiques ne peuvent remplacer l'action ni de l'école, ni du cinéma, ni de la radio, ni de la télévision, elles doivent pouvoir les prolonger; Il existe en effet, un lien entre les différents moyens de culture et aucun ne devrait être sacrifié au profit des autres.

Qu'en est-il en fait à l'île Maurice ?

Les bibliothèques publiques qui ont été créées le plus souvent grâce à des mécènes comme Naz à Port-Louis ou Carnegie à Curepipe 1 doivent beaucoup plus à l'initiative privée qu'à l'action de l'administration. Logées dans des locaux inadéquats, mal équipées en matériel, leurs collections qui ont été souvent très riches ne sont pas toujours adaptées aux besoins nouveaux d'une population essentiellement rurale. En outre, le personnel qui les anime, ne bénéficie pas d'un statut garantissant la stabilité de l'emploi en même temps que des salaires convenables et ceci quelle que soit la formation professionnelle; il ne peut même pas compter sur la considération des édiles qui ont tendance à l'utiliser, sans égards, comme du personnel subalterne.

Ici encore, et comme pour l'édition, on peut espérer une amélioration car en mars 1976, sous l'impulsion du Ministère de l'éducation et de la culture, le Gouvernement mauricien a mis à l'étude une nouvelle échelle salariale tenant compte, en particulier, des diplômes et de la formation professionnelle.

III. - La formation professionnelle.

Le manque aigu de personnel qualifié apparaît tout au long des conversations avec les responsables mauriciens de la lecture. Ce problème est pour eux si angoissant qu'ils examinent actuellement toutes les possibilités de doter les bibliothèques de bibliothécaires et d'adjoints qui ont reçu une véritable formation professionnelle. La Conférence des Bibliothécaires des Universités d'Afrique orientale qui s'est tenue à l'île Maurice en 1973 avait d'ailleurs, à l'initiative des Mauriciens, mis à l'ordre du jour la formation professionnelle. Au cours de cette conférence, nous avons présenté une thèse, combattue avec vigueur sur le moment, qui semble faire des adeptes depuis quelques mois parmi les bibliothécaires en place. Il était apparu après une longue réflexion et des enquêtes sur le terrain que l'île Maurice manquait surtout de personnel technique.

Depuis de nombreuses années, en effet, la France, la Grande-Bretagne et le Canada ont pris l'habitude d'attribuer des bourses d'étude à des étudiants de niveau post-universitaire afin qu'ils apprennent en Europe ou en Amérique la bibliothéconomie.

Ces études se situant toujours au niveau le plus élevé (nombreux sont les bibliothécaires mauriciens titulaires du Diplôme supérieur de bibliothécaire français), il finit par y avoir inadéquation entre les possibilités réelles des bibliothèques et les capacités professionnelles de leurs directeurs. Ces derniers, qui ne disposent pas de crédits suffisants, qui ne trouvent pas, dans leur milieu social, la considération qu'ils méritent, sont entourés de personnels sans qualification et qu'ils ont dû former sur le tas. Toute initiative est dès lors hypothéquée!

C'est cette constatation qui nous a amené à affirmer la nécessité de faire, à l'île Maurice, de la formation professionnelle de base destinée au personnel subalterne, ayant en outre, l'avantage d'être moins coûteuse que la formation de gestionnaires de haut niveau dont le pays aura bientôt pléthore.

Cette formation minimum pourrait très bien être assurée par l'Université de l'île Maurice qui a une vocation technologique; ceci afin d'éviter de mettre en place une structure lourde et coûteuse telle qu'une École de bibliothéconomie. Il existe à l'île Maurice des bibliothécaires capables de faire, à temps partiel, un tel enseignement ; il n'est pas impossible, en outre, de faire appel à l'île voisine, La Réunion où une formation universitaire existe déjà et qui pourrait assurer chaque année des missions d'enseignement, ou tout au moins faire bénéficier les Mauriciens de l'expérience acquise, des programmes déjà élaborés...

Intégrée dans les programmes de l'Université cette formation pourrait en être supprimée sans inconvénient dès que les établissements auraient fait le plein de personnel technique qualifié.

On voit l'avantage de cette formule sur une école de bibliothéconomie qu'il faudrait désaffecter au bout de quelques années : coût de la construction, néant; création d'emplois très spécialisés, néant, les bibliothécaires ayant une formation supérieure pouvant être chargés de cours.

Le goût de la lecture n'est pas un phénomène spontané et pour le créer, le développer, il faut un environnement socio-éducatif touchant toutes les couches de la population. Or, quand on sait que dans un pays développé comme la France les lecteurs de livres ne représentent que la moitié de la population, compte tenu des nombreux obstacles que l'on rencontre à l'île Maurice (analphabétisme, situation économique, mauvaise organisation des réseaux de distribution du livre), on peut se féliciter que la lecture y soit en progression constante, même dans les milieux encore peu familiarisés avec le livre. Bien sûr trop de tâches d'ombre que nous avons signalées assombrissent encore le tableau; cependant des mesures ont été ou vont être prises et, associées à la volonté de progrès de la jeunesse qui représente la majorité de la population, elles nous amènent à penser qu'un grand pas est en train de se faire. Dans le domaine de l'édition, les pouvoirs publics s'efforcent d'organiser une politique du livre : ainsi a-t-on, depuis plusieurs années déjà, organisé le dépôt légal et la bibliographie nationale; une loi portant organisation d'un conseil supérieur du livre est à l'étude; une association des écrivains mauriciens a été créée...

Dans le domaine proprement bibliothéconomique on assiste à la multiplication des « coins de lecture » dans les maisons de jeunes et de la culture, à la création de bibliothèques dans tous les établissements scolaires, à la modernisation de certaines bibliothèques municipales auxquelles on affecte de plus en plus des crédits, sinon suffisants du moins raisonnables; à la création de nouvelles bibliothèques d'étude comme celle en cours d'édification, du « Mahatma Gandhi Institute »; enfin, dans le domaine de la formation professionnelle on peut espérer qu'une décision sera prise bientôt.

Si la perspective de créer prochainement une école de bibliothécaires reste séduisante, on ne s'informe pas moins sur d'autres solutions moins définitives et coûteuses, l'intérêt porté par le gouvernement au « Stage du Cap Malheureux » organisé par l'Ambassade de France en est la preuve.

IV. - Rapport sur le stage de bibliothécaires organisé du 12 au 14 décembre 1975 à l'Île Maurice.

Certes, la lecture du français se porte relativement bien à l'île Maurice et il n'est, pour s'en persuader, que de se reporter aux importations annuelles de livres; cependant, il y a encore beaucoup de lecteurs à gagner. Au cours de nos précédents séjours à l'île Maurice et des contacts avec le responsable des services culturels français, nous avons pu constater combien la question de la lecture du français restait préocuppante.

Objet du stage de « Cap Malheureux ».

Avant toute chose, il s'agissait d'organiser les petites bibliothèques des Maisons de jeunes et de la culture et de donner aux responsables, tous bénévoles, des notions sommaires de bibliothéconomie. Organiser une bibliothèque suppose en effet du bibliothécaire la connaissance précise de quelques techniques (catalogage, classification, etc.).

A ces stagiaires pour lesquels le stage ne pouvait être que très rudimentaire sont venus s'ajouter des fonctionnaires remplissant dans les établissements secondaires le rôle de bibliothécaire-documentaliste.

Niveau des stagiaires.

Le nombre de stagiaires devant suivre la formation accélérée de trois jours prévue par M. le Conseiller culturel, initialement arrêté à 18 a finalement été porté à 21. Parmi ceux-ci figuraient :
- 12 représentants des Maisons de jeunes et de la culture;
- 9 fonctionnaires mauriciens dont deux bibliothécaires du « Mahatma Gandhi Institute », présentés tous par le Ministère de l'Éducation.

Il y avait donc là des personnes n'ayant aucune notion de bibliothéconomie et des personnels assurant un service dans une bibliothèque relevant du Ministère de l'Éducation. Milieu hétérogène pour lequel il fallait bâtir un programme sur mesure.

Programme du stage.

Les stagiaires ont été soumis, pendant trois jours, à un régime intensif de cours et travaux dirigés totalisant 20 heures, soit en moyenne : 4 heures le matin, 2 heures l'après-midi, 1 heure après dîner.

Après un cours d'introduction pendant lequel furent dégagés des thèmes de réflexion sur le moyen de lecture et d'éducation que sont les bibliothèques, le stage s'est déroulé comme suit :
- 10 heures de catalogage : cours théoriques et travaux dirigés;
- 2 heures pour la préparation matérielle du livre avant sa mise en circulation;
- 2 heures pour les systèmes de prêt;
- 4 heures ont été consacrées à la méthode classificatoire : cours théoriques et travaux dirigés.

Les stagiaires ont travaillé sur des livres prêtés, en nombre d'exemplaires suffisants, par le Conseiller culturel, et des fac-similés provenant du fonds pédagogique de la Bibliothèque du Centre universitaire de la Réunion.

Conclusion.

Pour pouvoir vérifier les acquisitions de ce stage trop bref, les participants ont été soumis à un test, dont le premier dépouillement prouve que la difficulté constituée par le manque d'homogénéité du goupe a été surmontée. Une correction approfondie permettra de désigner des individus aptes à suivre un deuxième stage de niveau supérieur. Le débat de fin de stage qui s'est déroulé en présence de M. le Conseiller culturel et d'un représentant du Ministère de l'Éducation de l'île Maurice a permis de dégager un certain nombre de conclusions :
- En premier lieu, la nécessité d'un deuxième stage d'un niveau plus élevé, de 4 ou 6 jours, au moins;
- en deuxième lieu il est apparu souhaitable de distinguer un stage portant uniquement sur les techniques bibliothéconomiques d'un deuxième stage, souhaité par la majorité des participants, d'animation;
- enfin, s'est imposée l'idée d'un recyclage des bibliothécaires mauriciens afin qu'ils puissent continuer le travail effectué au cours des stages.

Un séminaire pourrait être organisé par la Bibliothèque du Centre universitaire de la Réunion qui depuis un an fonctionne comme centre régional français de formation de bibliothécaires, sous le contrôle de l'École nationale supérieure de bibliothécaires.

  1. (retour)↑  Pour plus de renseignements sur les bibliothèques publiques de l'Ile Maurice, voir RODA (Jean-Claude). - Les Bibliothèques des îles francophones de l'océan Indien (in : « Bulletin de l'Unesco à l'intention des bibliothèques », 1974, n° 2, p. 103-109).