Hommage aux premiers imprimeurs de France. 1470-1970

Jeanne Veyrin-Forrer

L'apparition de l'imprimerie à Paris en 1470 est due à l'initiative privée de deux professeurs du collège de la Sorbonne, Guillaume Fichet et Jean Heynlin. Le premier ouvrage sorti des presses de la Sorbonne est imprimé avec des caractères romains par Friburger, Gering et Crantz. De 1470 à 1479 sortiront de cet atelier vingt-deux livres dont seize sont conservés à la Bibliothèque nationale.

La Bibliothèque nationale vient de célébrer le cinquième centenaire de l'apparition de l'imprimerie en France, en 1470, en présentant les premiers ouvrages sortis des presses de la Sorbonne. Nous donnons ci-après le texte de la plaquette éditée à cette occasion 1.

Voici cinq cents ans que l'on imprime en France. N'est-ce pas l'occasion de citer, une fois encore, les vers latins qui terminent le premier livre imprimé à Paris ?

Ut sol lumen sic doctrinam fundis in orbem

Musarum nutrix, regia Parisius

Hinc prope diuinam, tu quam Germania nouit

Artem scribendi suscipe promerita :

Primos ecce libros, quos haec industria finxit

Francorum in terris, aedibus atque tuis.

Michael, Udalricus Martinusque magistri

Hos impresserunt ac facient alios.

Nouveau soleil, tu répands sur le monde,

O Paris, cité royale, mère des muses,

Les lumières de la science :

Daigne accepter en récompense

Cet art d'écrire presque divin

Qu'inventa la Germanie.

Voici le premier livre créé et composé

Sur la terre de France et jusqu'en ta maison.

Les maîtres qui l'ont imprimé,

Michel, Ulrich et Martin,

En feront encore d'autres.

C'est bien en effet à sa qualité de « nourricière des muses », ou siège d'une université, que la capitale dut de posséder assez tôt une imprimerie. Phénomène général en Europe où presque toutes les villes universitaires eurent des presses au XVe siècle, mais original en France puisque c'est à titre privé que deux professeurs du seul collège de Sorbonne prirent l'initiative de cette création.

Les origines

Paris reçut « cet art presque divin qu'inventa l'Allemagne » dans les deux ans qui suivirent la mort de Gutenberg. L'imprimerie, née à Mayence vers le milieu du siècle, s'était rapidement diffusée le long des vallées du Rhin et du Main. En 1470, elle était établie dans une douzaine de villes du Saint Empire. Mais hors d'Allemagne, seules Subiaco, Rome, Venise et Foligno avaient su attirer des imprimeurs. Au total, l'Europe comptait alors près d'une trentaine de presses. En France sans doute, la nouvelle technique aurait pu pénétrer plus tôt, n'eût été la guerre de Cent ans, et si à Charles VII, soucieux d'envoyer un Jenson surprendre les secrets de Mayence, n'avait succédé Louis XI, tout entier occupé à consolider le pouvoir royal.

Les premiers imprimeurs qui émigrèrent en France se sont fait connaître dès l'origine dans les distiques qu'on vient de lire : ce sont Michael Friburger, de Colmar, Ulrich Gering, de Beromünster au diocèse de Constance, et Martin Crantz, sans doute originaire de la même ville. En 1461, Friburger et Gering furent tous deux immatriculés à l'Université de Bâle, fondée l'année précédente. Ils apparaissent en effet dans les registres sous les noms de « Michael de Columbaria » (Michel de Colmar) et de « Udalricus Gerund de Berona » (Beromünster), ou « Gerung ». Le premier fut bachelier ès-arts, puis licencié en 1463, le second, simple bachelier en 1467. Peu après, Gering revint à Beromünster. Selon une tradition très vivace depuis le XVIIIe siècle, il serait entré dans l'imprimerie créée par un chanoine de la cathédrale, Helyas Helye de Lauffen. On sait que le premier livre avec date sorti de l'atelier fut le Mammotrectus de Marchesini achevé le 10 novembre 1470. Le prévôt de Beromünster était depuis le 15 juin 1469 Joost von Silenen, zélé partisan de la France, qui fut à plusieurs reprises chargé de missions en Suisse par Louis XI et travailla au rapprochement des confédérés avec le royaume. Il se peut donc que Silenen ait joué un rôle dans la venue de Gering en France. En tous les cas, en 1470, sur la demande de Jean Heynlin, Gering, Crantz et Friburger prenaient le chemin de Paris, en emportant, ainsi qu'il semble, leurs moules à fondre les caractères et leurs précieuses boîtes de poinçons.

A l'automne, ou au début de l'hiver en effet, ils imprimaient le premier livre que leur doit la Capitale, quarto modeste de 118 feuillets, tiré, croit-on, à une centaine d'exemplaires et dont l'impression totale demandait tout au plus six rames de papier. Pas de titre, pas d'adresse, ni de date comme la plupart des manuscrits, mais des lettres « antiques », insolites en France à cette époque. Aussitôt sortis de presse, les exemplaires passèrent aux mains des enlumineurs qui ornèrent sobrement les premières pages dans la tradition parisienne. Le texte était un recueil de lettres latines inédites rédigées environ quarante années auparavant par l'humaniste italien Gasparino Barzizza, considéré comme un styliste à imiter. Dans la préface du livre, l'éditeur Jean Heynlin était chaudement remercié d'avoir corrigé le texte de l'auteur et de l'avoir fait reproduire avec netteté par ses imprimeurs allemands : « Ces typographes que, de ton pays d'Allemagne, tu as fait venir en cette cité produisent des livres très corrects et conformes à la copie qui leur est livrée. Tu fais d'ailleurs la plus grande attention à ce qu'ils ne reproduisent aucun ouvrage sans que tu ne l'aies au préalable amendé à partir de plusieurs originaux et au prix de nombreuses corrections. » Aussi bien Heynlin devait-il être considéré non seulement comme un grand théologien, mais encore comme un restaurateur des belles lettres. L'épître était signée par Guillaume Fichet, « docteur en théologie de Paris », et adressée à Jean Heynlin, « prieur de Sorbonne ». C'est assez, grâce au registre des prieurs, pour dater avec précision les Epistolae de 1470, année du deuxième priorat de Heynlin.

Fichet et Heynlin approchaient alors de la quarantaine. Condisciples à l'Université de Paris depuis 1454 et admis parmi les Socii du collège de Sorbonne à six mois de distance (décembre 146I-juin 1462), ils logeaient dans ses murs depuis 1463. Sensiblement contemporains, ils empruntèrent des itinéraires assez voisins. Le Savoyard Guillaume Fichet avait suivi à l'Université de Paris le curriculum ordinaire : il dut y arriver vers 1450, fut licencié ès-arts le 7 avril 1453 et commença dès lors à enseigner, le matin la philosophie, le soir la rhétorique. Suivant en même temps les cours de théologie, il inaugura le 21 février 1460 son enseignement sur la Bible sous le maître navarriste Pierre de Vaucel. En 1465-1466, il exerça les fonctions de prieur du collège de Sorbonne et bientôt celles de procurator de la Nation de France. Le 24 juin 1467, il était élu pour trois mois recteur de l'Université.

Jean Heynlin, dit de Lapide, était quant à lui d'origine allemande. Né à Stein dans le pays de Bade, il commença ses études à l'Université de Leipzig où il fut immatriculé en 1448. Bachelier ès-arts en 1450, il passa une année à l'Université de Louvain, mais c'est à Paris où il arriva en 1454 pour y demeurer dix années qu'il fut licencié et maître ès-arts en 1455. Il jouissait dans sa « nation » d'une grande popularité et d'une haute estime. Maintes fois élu et réélu procurator, il assuma pour un an les fonctions de receptor le 21 septembre 1458. Il avait commencé à donner ses cours sur la Bible quand, en 1464, la défense du « réalisme » l'amena à quitter Paris pour la jeune université de Bâle où il devait rester trois ans.

Il ne faudrait pas croire en effet que les années d'études fussent alors sans problèmes. Les universités étaient divisées entre « anciens » et « modernes », les uns fidèles disciples de Thomas d'Aquin et de Duns Scot, les autres continuateurs d'Ockam. Les premiers, appelés aussi «réalistes», voulaient appliquer leurs études aux objets de la métaphysique et de la morale, les seconds, les « nominalistes », s'attachaient aux questions de méthode, de logique, de limite de la connaissance, et avaient peu à peu vidé de tout contenu l'enseignement de la philosophie. Il fallait choisir, et Fichet comme Heynlin se retrouvèrent du même côté, avec les tenants de la via antiqua contre ceux de la via moderna. Tous deux étaient résolument thomistes et à travers saint Thomas, ils voulaient revenir à l'étude des Pères de l'Église et de la Bible, c'est-à-dire aux sources. A Bâle en fait, Heynlin n'obtint que la parité entre les deux régimes, mais il fut lui-même doyen de la faculté des arts dans le semestre d'été de 1465. A peine était-il revenu à Paris qu'il se trouvait mêlé à une autre querelle : le 18 juin 1467, Fichet et lui-même revendiquaient avec succès, contre les ordonnances de Louis XI, l'exemption du service militaire pour les étudiants de l'Université.

Les deux amis sont alors en quelque sorte à l'apogée de leur carrière. Le 25 mars 1468, Jean Heynlin est élu prieur de Sorbonne, mais une affection des yeux le contraint bientôt à renoncer à cette charge; l'année suivante pourtant, le 24 mars 1469, il sera élu à son tour recteur de l'Université pour trois mois. A ce titre, il aura pour mission d'examiner le parchemin et le papier qui se vendent au lendit de la plaine Saint-Denis. Pendant ce temps, Fichet achève de conquérir ses derniers grades universitaires, le 23 janvier 1468, il est licencié en théologie et le 7 avril, maître. Ainsi, le premier, il atteint le degré suprême des honneurs universitaires et il peut se prévaloir du titre envié de « Parisiensis theologus doctor ». Comble d'honneur, de décembre 1469 à février 1470, pendant son mandat de bibliothécaire, Fichet est envoyé par Louis XI en ambassade auprès du duc Galeazzo Maria Sforza de Milan. C'est son premier voyage en Italie.

Presque au même moment, entre octobre et février, Heynlin s'absente, lui aussi, de la Sorbonne. Il paraît presque assuré qu'il a gagné Bâle et Beromünster afin d'y recruter le personnel du futur atelier typographique. Comme on l'a vu en effet, à Beromünster travaille dans l'imprimerie de Helias Helye le jeune Ulrich Gering dont il a sans doute été le professeur dans la via antiqua. Dès le mois de mars, en tout cas, Heynlin et Fichet occupent à la Sorbonne un rôle de premier plan, puisque le premier est élu prieur pour l'année 1470-147I, tandis que le second est reconduit dans ses fonctions de bibliothécaire. Ils ont alors la possibilité de réaliser un projet mûri, semble-t-il, depuis trois ans et, avant la fin de l'année, Gering, Crantz et Friburger sont installés à Paris. Selon une tradition qui date du XVIIe siècle, c'est dans les locaux mêmes du collège qu'ils montent leur presse. Chevillier, bibliothécaire de la Sorbonne, écrivait en effet en 1694 : « ... Il reste à montrer que ce fut dans le Collège de Sorbonne où ces premiers livres ont été imprimez. On l'a toujours crû dans cette Maison; la vérité de ce fait s'y est conservée par tradition des anciens Docteurs qui y ont demeuré successivement. » Certes, aucun des livres imprimés par les trois imprimeurs ne comporte d'indication précise à ce sujet. Seule une mention finale assez vague se trouve répétée sur deux lettres de dédicace que Fichet ajouta à sa Rhetorica en 1471 : « Aedibus Sorbonae Parisiis scriptum impressumque anno uno et septuagesimo quadringentesimoque supra millesimum. » Mais il semble qu'on puisse encore suivre Chevillier quand il déclare : « Ce fut dans le même endroit où nos trois premiers Imprimeurs avaient travaillé, que Gerard Morrhy Allemand établit son Imprimerie, et dressa des presses soixante ans après. » Or, Gérard Morrhy a indiqué sur ses diverses impressions son adresse de façon bien plus précise : « au collège de Sorbonne... dans la rue de la Sorbonne... au cloître Saint-Benoît ». Il s'agirait donc d'une maison du cloître Saint-Benoît appartenant à la Sorbonne. Selon toute apparence, ce fut là, dans la rue de la Sorbonne alors fermée par deux portes, que rames de papiers, casses de caractères, presse typographique et matériel de fonderie trouvèrent asile sous la protection personnelle du prieur et du bibliothécaire, indépendamment du contrôle des Socii du collège.

La production

Quelques semaines après la publication des Epistolae de Barzizza un deuxième livre du même auteur, l'Orthographia, toujours corrigé par Heynlin, sortait de presse. La lettre d'envoi de Fichet à son élève et ami Robert Gaguin - qui se trouve dans quelques exemplaires seulement - fut rédigée à la hâte dans la maison de Sorbonne, le Ier janvier (1471) au petit matin « aedibus Sorbonae raptim a me kalendis Ianuariis diluculo scriptum ». Imprimée le jour même, elle fut envoyée à Gaguin qui habitait le couvent des Trinitaires, aux Mathurins, à une courte distance de la Sorbonne. Gaguin y répondit sur le champ par une pièce de vers, elle aussi datée du Ier janvier et imprimée sur le même feuillet. Bel échange de vœux entre humanistes! Cette lettre se fait l'écho de propos qui circulaient alors à Paris et que les imprimeurs avaient dû contribuer à répandre : « On raconte ici et là que c'est un nommé Jean, dit Gutenberg, qui le premier a inventé aux environs de Mayence l'art de l'imprimerie grâce auquel, sans emploi de roseau ou de plume, mais au moyen de lettres de métal, des livres sont fabriqués rapidement, correctement et élégamment. » En terminant, Fichet rappelle les noms d'Ulrich, Michael et Martin « qui ont commencé par imprimer les lettres de Gasparino de Bergame et qui se hâtent maintenant de terminer l'Orthographe du même auteur ». Au traité de Barzizza était joint un court texte de Jean Heynlin sur la ponctuation.

Les troisième et quatrième livres imprimés à la Sorbonne furent consacrés aux historiens latins, Salluste et Florus, choisis pour leur bonne latinité comme pour leur actualité au moment où Louis XI s'apprêtait à la guerre contre Charles le Téméraire. Préparés et corrigés par Heynlin, ces quatre ouvrages utilisés dans les cours de rhétorique latine étaient destinés par les professeurs à leurs étudiants dont ils voulaient former le goût et épurer la langue, mais ils s'adressaient aussi à un public plus large, si l'on en croit la lettre-préface de l'Orthographia dédiée non seulement à la jeunesse mais aussi aux savants : « neque auribus solum iuuentutis gratissimum sed doctiorum quoque studiis oportunum »; l'épigramme anonyme qui accompagne le Salluste était offerte à la gens Pariseorum, et les vers de Gaguin dans le Florus aux lectores.

En revanche, le choix des deux volumes suivants fut dicté à Guillaume Fichet par des préoccupations tout à fait différentes. Les Orationes de Bessarion, ouvrage de propagande politique, premier du genre diffusé par l'imprimerie, est un appel à la croisade contre les Turcs. C'est Fichet qui en reçut le manuscrit de Bessarion, lui qui en surveilla l'impression et en assuma les frais, lui qui en distribua gratuitement des exemplaires aux princes et aux grands de ce monde pour les mobiliser en faveur de la politique pontificale dont Bessarion était le porte-parole. Dans le même temps, Fichet faisait imprimer sa Rhetorica, fruit de son enseignement à Paris depuis plus de dix ans. Des notes prises par ses auditeurs circulaient déjà dans le milieu universitaire, mais il était utile que le maître donnât de son cours une publication autorisée. La comparaison de divers exemplaires a d'ailleurs montré que l'ouvrage fut imprimé au fur et à mesure que les parties en étaient composées; pendant l'impression des feuilles, l'auteur continuait à corriger et à améliorer son texte qui dut paraître le 15 juillet 1471. En tout cas, c'est de ce jour qu'est datée la lettre préface au cardinal Jean Rolin, premier protecteur de Fichet.

Avec les Elegantiae de Laurent Valla, apparaît un nouveau collaborateur, Pierre-Paul Senilis, secrétaire du roi, à qui Heynlin avait demandé de préparer l'édition. Pour ce gros folio de 284 feuillets, destiné lui aussi aux universitaires, Heynlin lui-même rédigea la table des chapitres et un glossaire alphabétique.

Au mois de mars 1472, tandis que Fichet, suivant les instructions de Bessarion, est reçu en audience à Amboise par le roi de France et lui présente un exemplaire des Orationes, Heynlin prépare l'édition in-folio du De Officiis de Cicéron, dernier ouvrage à mentionner sa collaboration littéraire, bientôt suivi des Tusculanae. C'est ici un nouveau correcteur de la presse, Ehrard Windsberg, ami de Heynlin, qui est chargé du travail de révision et de division du texte en chapitres. Originaire de Bâle, il avait obtenu son grade de licencié ès-arts à Paris en 1467; il semble, à partir des Tusculanae, relayer Heynlin dans ses fonctions et ne manque pas de rendre hommage aux imprimeurs dans les autres livres dont il a la charge : les Epistolae, traduites par Francesco Accolti d'un auteur grec supposé Phalaris, et les Satyrae de Juvénal et de Perse. Mais c'est plus spécialement à Guillaume Fichet que revient le choix des Epistolae de Platon dans la traduction de Leonardo Bruni, seule édition incunable de Platon publiée en France. Fichet avait pris parti en effet, dès décembre 1470, pour Platon contre Aristote dans la querelle qui opposait depuis une quinzaine d'années Bessarion et Georges de Trébizonde. Malgré tous les efforts de ce dernier il avait évité que l'Université de Paris ne s'en prît à la doctrine platonicienne défendue par Bessarion dans son In calumniatorem Platonis (1469) et devait même obtenir le 4 mai 1472 que l'Université remerciât officiellement Bessarion pour l'envoi de son livre. De plus en plus occupé à se ménager les faveurs du cardinal, Fichet le presse alors de venir lui-même plaider la cause de la croisade auprès de Louis XI. Après l'entrevue de Saumur entre le roi et Bessarion et l'échec de la négociation, Fichet accompagnera en septembre l'évêque de Nicée sur la route du retour, et malgré la mort du cardinal, survenue pendant le voyage, il fera carrière à Rome, comme camérier puis pénitencier du pape Sixte IV.

Jean Heynlin de son côté se retire des travaux d'édition parisiens. Docteur en théologie en octobre 1472, il se consacre à l'enseignement et passionne une génération d'élèves. Parmi eux, Friedrich de Bade, troisième fils du margrave régnant, Johann Reuchlin, Rudolf Agricola, Johannes Amerbach qu'il amènera peut-être à fonder lui-même une imprimerie à Bâle. En 1474, il sera recensé parmi les cinquante docteurs convoqués pour trancher la querelle des réalistes et des nominalistes. L'assemblée décidera l'interdiction du nominalisme, rendue officielle par un édit royal du Ier mars. En octobre de la même année, Heynlin quittera définitivement Paris et commencera une longue carrière de prédicateur, d'enseignant et d'érudit, principalement à Bâle, Tübingen et Baden-Baden.

Cependant Gering, Crantz et Friburger travaillaient toujours sans relâche. Au mois d'avril 1472, ils publiaient un traité de l'évêque de Zamora, Rodrigo Sanchez Arevalo, promis à une large audience, le Speculum vitae humanae ou Miroir de la vie humaine selon les divers états et conditions, dont la première édition avait paru à Rome, chez Sweynheim et Pannartz. Ils prirent soin d'imprimer, comme l'avait souvent fait Fichet, des lettres de dédicace adressées au roi, au prévôt de Paris et au comte Jean de Bourbon, qui ne figurent toutefois que dans l'exemplaire du British Museum. Pendant l'été, sous la direction de Windsberg, paraissaient les Satyrae de Juvénal et de Perse dont un exemplaire manuscrit et enluminé, accompagné d'un commentaire interlinéaire, fut envoyé à Pierre Doriole, chancelier de France. A la fin de 1472 et pendant les premiers mois de l'année suivante, plusieurs in-folio sortaient encore de presse, notamment les Comediae de Térence, le Sophologium de Jacques Le Grant et le De Officiis de saint Ambroise, portant à vingt-deux le nombre des volumes publiés à la Sorbonne.

Mais le 25 mars 1473, expiraient le mandat de Jean Heynlin, élu bibliothécaire l'année précédente en remplacement de Guillaume Fichet, et celui du prieur, Jean Royer, grand ami du Savoyard. L'hébergement des imprimeurs dans les locaux de la Sorbonne devenait plus incertain. Avant le 21 mai, ceux-ci quittaient à leur tour le collège pour s'installer rue Saint-Jacques, à l'enseigne du « Soleil d'or » dont le nom évoquait le triomphal « Ut sol lumen... » de leur premier livre. (Cette adresse, il faut le remarquer, n'apparaîtra qu'en 1476 dans leur Bible latine.) Entre-temps, ils avaient renouvelé une partie de leur matériel et adopté un nouveau caractère de forme gothique cette fois, tandis que leurs publications s'orientaient vers un genre tout différent, revenant à la scolastique et à la morale traditionnelle. Il est évident que les éditeurs devaient maintenant se suffire à eux-mêmes et se « reconvertir » en s'adaptant aux goûts d'un public plus large, d'autant que de nouveaux ateliers allaient bientôt s'ouvrir. « Ne regrette pas de donner un prix convenable pour ce livre qu'a imprimé la savante et royale ville de Paris », déclaraient-ils à la fin d'un commentaire de Duns Scot, associant déjà publicité et librairie. Mais un événement survenu en 1474 vint inquiéter les locataires du « Soleil d'or » : les livres de Herman von Stadtlohn, facteur allemand de l'imprimeur Peter Schöffer, mort à Paris, venaient d'être saisis en vertu du droit d'aubaine et vendus au profit du trésor royal. Gering, Crantz et Friburger demandèrent alors au roi Louis XI des lettres de naturalisation qui leur furent accordées à titre gracieux en février 1475. Le premier mars, dans la Somme de Barthélémy de Pise, ils terminaient par ce vers la « louange du livre » :

« ... Hos genuit Germania, nunc Lutetia pascit. »

« Nés en Allemagne, ils ont maintenant Lutèce pour mère nourricière. »

Toutefois après le 31 octobre 1477, les noms de Friburger et de Crantz disparaissaient des colophons, les deux typographes ayant probablement regagné l'Allemagne. Seul Ulrich Gering restait à Paris où il devait continuer d'imprimer pendant près d'un quart de siècle à l'enseigne du « Soleil d'or ».

Durant ses deux ans et demi d'activité, compte tenu d'un tirage probable de cent exemplaires, on peut estimer que l'atelier consomma 226 rames de papier dont les filigranes, étudiés par Mme A. Basanoff, indiquent une provenance champenoise. Sur le plan technique, la production de la Sorbonne offre une caractéristique exceptionnelle au XVe siècle : la proportion importante des livres de format in-quarto (12 conservés) en comparaison des in-folio (8). Dans les premiers, les cahiers étaient constitués de demi-feuilles, selon une méthode d'imposition déjà utilisée à Mayence, Cologne, Subiaco, Rome et Venise.

Plus remarquable encore est le fait que tous ces livres sont imprimés, non pas avec la gothique familière aux Français, mais au moyen de caractères arrondis. Fichet et Heynlin, pour leur part, employaient parfois, non sans affectation, l'écriture humanistique dont les copistes romains et florentins avaient lancé la mode. Par exemple, le De Amicitia de saint Ambroise fut copié en humanistique par Fichet, sans doute à Paris vers 1456, comme le pense M. Marichal. Si différente qu'elle fût de cette dernière, la fonte utilisée par Gering et ses associés répondait au désir précis de Fichet et d'Heynlin de donner à la culture française une orientation nouvelle. Faut-il en chercher l'origine dans les impressions de Sweynheim et Pannartz à Rome, comme on l'a souvent pensé, ou plutôt dans les éditions en caractères romains d'Adolf Rüsch à Strasbourg ? M. Harry Carter remarque à ce propos que Rüsch, lui-même influencé par l'Italie, était en mesure de proposer des poinçons à Johannes Amerbach de Bâle quelques années plus tard. Il pense que le caractère un peu hybride de la Sorbonne « porte comme l'estampille d'une école de l'Allemagne du sud ». Enfin, malgré l'absence de documents authentifiant l'apprentissage de Gering à Beromünster, on ne peut manquer d'être frappé par une certaine parenté entre les caractères romains de Helyas Helye et ceux des premiers livres parisiens. Peut-être ont-ils une origine commune. Quoi qu'il en soit, cette fonte peu adaptée au goût du public et qu'on a comparée à celle d'une « presse privée » disparut avec l'imprimerie de la Sorbonne.

L'aspect original de l'atelier se remarque aussi dans sa production. Exclusivement en latin et composée en majeure partie d'auteurs de l'antiquité classique (Platon, Cicéron, pseudo-Phalaris, Salluste, Florus, Valère-Maxime, Perse, Juvénal, Térence, Virgile), celle-ci comptait aussi des humanistes contemporains (Barzizza, Valla, Piccolomini, Bessarion et Fichet lui-même) et à un degré moindre divers traités de morale pratique (le De Officis de saint Ambroise, le Sophologium de Magni et le Speculum vitae humanae d'Arevalo). On peut s'étonner du contraste marqué entre la nouveauté de ces publications et l'orthodoxie des lectures habituelles des deux Sorbonistes où figurent surtout les auteurs traditionnels de la théologie médiévale : les livres d'Aristote avec les commentaires de saint Thomas, la Somme théologique, les Commentaires de Pierre de Tarentaise, la Bible et les grands traités de saint Augustin. Cette contradiction apparente peut s'expliquer par deux raisons d'ordre très différent. Comme on l'a vu, Heynlin et Fichet avaient choisi pour un public d'étudiants et d'érudits des textes de bonne latinité. D'autre part, pour concurrencer les « scriptoria » de la capitale encore florissants qui avaient déjà largement diffusé les grands traités théologiques et philosophiques, il leur fallait publier des livres d'esprit plus moderne, encore peu accessibles sur le marché parisien. A Fichet, autant qu'on puisse en juger, revenait la direction littéraire et financière de l'entreprise. Évidemment la publication des Orationes de Bessarion et des Epistolae de Platon, comme celle de sa propre Rhétorique, correspondait à ses préoccupations personnelles. Habile propagandiste, il sut aussi utiliser l'imprimerie à des fins politiques pour répandre les idées du cardinal Bessarion. Le rôle d'Heynlin, moins prestigieux sans doute, était plus difficile à remplir. Chef de fabrication, il présidait à la réalisation matérielle du livre dans ses moindres détails : il devait donc corriger les manuscrits, diviser les textes en chapitres, établir les tables, bref préparer la copie pour l'impression. Soucieux avant tout d'une latinité épurée et d'un langage correct, seul capable de traduire une pensée renouvelée, Fichet et Heynlin attachaient à l' « établissement du texte » une importance extrême. Ils voyaient en l'imprimerie un moyen d'apporter un remède définitif à la corruption des textes d'autrefois recopiés à la main, en permettant de multiplier avec une fidélité absolue une version correcte. C'est sur ce point précis que Fichet félicite Heynlin : « Sans parler de plusieurs autres grandes pertes subies par les lettres, écrit-il, les mauvais copistes ne sont-ils pas une des causes qui ont le plus contribué à les précipiter pour ainsi dire, dans la barbarie! Aussi quelle est ma joie de voir que tu as eu la bonne idée de chasser enfin ce véritable fléau de la ville de Paris ! »

C'est pourquoi il serait intéressant de savoir sur quelle copie ou « exemplar » les imprimeurs avaient à travailler. Sur les 22 livres qu'a dû produire l'atelier entre 1470 et 1473, on constate que 7 titres apparaissent en éditions originales ou princeps : parmi les œuvres contemporaines, ce sont les deux livres de Barzizza, celui de Bessarion, le De curialium miseria de Piccolomini et naturellement la Rhetorica de Fichet lui-même. Du côté des classiques, seul l'Épitome de Florus et les Epistolae de Platon n'avaient jamais été publiés. S'ensuit-il d'ailleurs que, dans les autres cas, Heynlin ait toujours disposé des éditions antérieures, italiennes ou allemandes? On ne saurait l'affirmer sans une étude approfondie. Toutefois les Tusculanae, revues par Windsberg, et le Speculum vitae humanae suivent les éditions données précédemment à Rome par Sweynheim et Pannartz, tandis que le De Duobus amantibus de Piccolomini reproduit une édition d'Ulrich Zell à Cologne. Si l'importante bibliothèque d'Heynlin est conservée à Bâle, aucun « exemplar » des éditions parisiennes ne semble cependant y avoir été identifié jusqu'à ce jour. Tout récemment M. Jacques Monfrin a retrouvé à Troyes un manuscrit de la Rhetorica de Fichet, mais il a dû constater que celui-ci correspondait à une rédaction antérieure du texte, plus copieuse que celle de l'imprimé. L'ouvrage, conclut-il, avait circulé sous forme manuscrite avant d'être modifié par Fichet pour l'impression.

Dans la première imprimerie parisienne les méthodes de travail témoignaient encore des tâtonnements de la nouvelle technique : si la correction des « formes » pendant l'impression même et la substitution de « cartons » à des feuillets primitifs devaient rester en usage dans les officines jusqu'à l'ère industrielle, certaines pratiques demeuraient plus proches des habitudes des « scriptoria ». Ainsi de nombreuses erreurs étaient corrigées à la plume dans l'atelier, sur des feuilles déjà imprimées. Le cas a été maintes fois observé par Claudin qui a relevé plusieurs de ces grattages et surcharges dans différents exemplaires du même ouvrage. Les plus importants assurément sont ceux qui apparaissent dans les exemplaires de la Rhetorica de Fichet qui demanderaient un examen spécial.

Le mécénat

Comme les autres, l'industrie du livre était régie par des lois économiques et il fallait trouver des capitaux pour financer et développer l'entreprise. Or Heynlin était pauvre. Précisément le 29 janvier 1468, il demandait « propter sui paupertatem » la réduction de six à cinq solidos des droits qu'il devait payer à la nation allemande et, le 5 mars de la même année, il sollicitait une subvention pour ses cours. Fichet, quant à lui, recevait des subsides du cardinal Jean Rolin, « studiorum meorum altor », depuis son entrée à la Sorbonne et il n'avait dû de rester à Paris après son doctorat qu'à un bénéfice accordé par l'évêque de Paris, Guillaume Chartier.

Il semble naturel que Fichet, pour réaliser ses desseins, se soit adressé à son premier protecteur. Fils aîné du chancelier Rolin, le cardinal, comme lui grand bâtisseur et protecteur des lettres et des arts, avait repris à la cour de Bourgogne la tradition paternelle et avait hérité de son père la terre de Chazeux au bailliage d'Autun dont le revenu annuel était de mille livres. Au cours d'une carrière ecclésiastique brillante - chanoine à 22 ans, évêque de Chalon puis d'Autun, cardinal enfin à 41 ans - il avait accumulé les bénéfices provenant des riches abbayes commendataires telles que Flavigny ou Saint-Martin d'Autun. On sait par un inventaire des livres de la cathédrale d'Autun qu'il avait commandé pour cette église des livres de chœur; il avait également fait transcrire un grand nombre de livres liturgiques, tant pour lui que pour son diocèse, par les « écrivains de forme » de la ville, naguère attachés au service de son père. C'est à ce lettré moderne et fortuné que Fichet demanda de financer le nouvel atelier typographique. En effet dans la dédicace de sa Rhétorique au cardinal, Fichet écrit le 15 juillet 1471 : « J'espère, très excellent père, que notre ouvrage sur la Rhétorique vous fera plaisir. Ce n'est pas qu'il soit à la hauteur des bienfaits que vous m'avez prodigués, mais c'est un témoignage de la reconnaissance que je vous dois plus qu'à tout autre, à vous qui depuis dix ans jusqu'à ce jour m'avez constamment subventionné de la manière la plus large... ». En avril de la même année déjà, il avait dédié au cardinal Rolin le premier exemplaire des Orationes de Bessarion. Ce prélat avait constitué une riche bibliothèque dont on ne connaît malheureusement qu'une partie. Dans l'inventaire estimatif rédigé après sa mort à son domicile parisien (1483), on relève vingt manuscrits et neuf « livres en molle » ou imprimés.

Heynlin et les imprimeurs trouvèrent de leur côté à la cour des Bourbon, un protecteur en la personne du duc Jean II, neveu de Philippe Le Bon, mais aussi beau-frère de Louis XI, le plus puissant des grands vassaux après son oncle de Bourgogne. Si la politique du duc de Bourbon hésita longtemps entre la fidélité au roi et la complicité avec ses adversaires, ainsi que l'a montré M. de Saint-Rémy, son attachement aux lettres et aux arts fut constant. Jean II dont la devise était Esperance avait fait de sa cour de Moulins un centre intellectuel et artistique à l'image de celle de Blois. « Large et libéral prince », il avait accueilli Villon en 1456 et dispensait généreusement commandes et gratifications. Parmi ses courtisans lettrés comptait Senilis qui, pour être secrétaire de Louis XI, n'en dédiait pas moins au duc de multiples pièces de vers. Par amitié pour Heynlin et en dépit de trop absorbantes fonctions, Senilis avait établi en 1471 le texte des Elegantiae. Sans doute est-ce à son intermédiaire que les imprimeurs durent de recevoir la même année, dans leur atelier, la visite du duc Jean II, de passage à Paris. Ils se sont émerveillés, écrivent-ils, qu'un prince admiré de toute la Gaule se rendît spontanément à leurs humbles réduits pour y voir leurs formes et leurs presses stridentes (humiles nostrascasas, stridentesque impressorias formulas). Ils n'oublient pas les paroles de ce grand seigneur si généreux et la contribution pécuniaire qui doit aider à rendre le travail plus rapide. Ce geste valut à Jean II de recevoir au printemps 1472 un exemplaire spécialement dédicacé du Speculum vitae humanae de l'évêque de Zamora. On sait d'ailleurs que le duc de Bourbon s'intéressait personnellement à la bibliothèque du château de Moulins qui comptait non seulement de nombreux manuscrits, mais encore une trentaine de volumes en « molle ». Dans l'inventaire dressé en 1523, on remarque notamment deux impressions de la Sorbonne : la Rhetorica de Fichet et le De Officiis de saint Ambroise.

Établis dans la capitale du royaume, les imprimeurs avaient également besoin de la protection de Louis XI. Dès le début de l'année 147I, en quelques vers habilement placés à la fin de De Catilina, ils se rangeaient aux côtés du souverain qui préparait les hostilités contre le Téméraire. Leurs livres qui lui offrent des exemples de bravoure seront, affirment-ils, des armes pour le roi « Armigerisque tuis Alemanos adnumeres qui hos pressere libros arma futura tibi ». En mars 1472 à Amboise, Fichet, fidèle messager du cardinal Bessarion, remettait personnellement à Louis XI un manuscrit dédicacé et enluminé des Orationes. Il a laissé de l'entrevue ce savoureux récit : « J'ai remis au roi sérénissime vos Orationes que j'avais fait décorer le mieux possible... Il a pris d'un air gracieux votre livre, et il a lu pendant un instant la petite préface que j'ai mise en tête de votre travail. Ensuite, parcourant les feuillets, il a examiné attentivement les ornements et les enluminures dont les marges étaient remplies. Puis il lut vos petits commentaires qui étaient écrits en lettres d'or ou de couleurs variées. Tout en lisant, il m'adressa quelques courtes questions auxquelles je répondis sans hésitation. Enfin étant revenu au commencement du livre, il lut trois ou quatre fois le distique suivant qu'il vit écrit au bas de sa royale image : Roi, recevez de Bessarion ce présent qui vous sera d'un heureux augure pour vos entreprises à l'étranger et à l'intérieur. Son secrétaire, qui était présent, reçut de ses mains le livre pour en prendre soin. Puis il m'adressa des remerciements pour le don de cet ouvrage. »

La même année, les imprimeurs exprimaient à Louis XI leur reconnaissance pour son accueil bienveillant et lui faisaient l'hommage de leurs personnes et de leur industrie : « On nous traite ici à Paris, ville capitale de votre royaume, non comme des gens du pays, des habitants ou de simples hôtes, mais comme des bourgeois jouissant de toutes leurs libertés. Ce traitement est si doux, que nulle part, nous ne saurions trouver une plus grande liberté que celle dont nous jouissons à présent, grâce à vous, Roi très pieux, nous qui, uniquement soutenus par votre clémence, avons le plus vif plaisir de contribuer à l'illustration de votre très heureux règne en imprimant des livres. » On a vu plus haut que Louis XI devait reconnaître leurs efforts en leur accordant des lettres de naturalisation.

Si le fonctionnement de l'atelier de la Sorbonne peut être éclairé en partie, c'est grâce aux lettres de Guillaume Fichet, de Jean Heynlin, de leurs collaborateurs et de leurs destinataires, soit qu'elles fassent partie intégrante d'une édition imprimée, soit qu'elles accompagnent un exemplaire particulier, soit enfin qu'elles aient été réunies en recueils ou « copie-lettres » à l'intention de Fichet lui-même.

Principal rédacteur des épîtres, Guillaume Fichet, pour les textes dont il a la charge, innove ici en multipliant les dédicaces d'une même édition. Sans doute veut-il de cette manière donner un tour personnel au don d'un objet qui, à la différence d'un manuscrit, n'est pas unique. Certaines de ces dédicaces sont des gestes politiques, telles les lettres qui accompagnent le livre de Bessarion adressées aux souverains européens, Louis XI, Édouard IV d'Angleterre, Frédéric III d'Allemagne, Charles le Téméraire, Louis, duc de Bavière. D'autres apparaissent comme des actes d'allégeance envers des princes dont Fichet et Heynlin sont les sujets : Amédée, duc de Savoie; Janus, comte de Genevois; Charles, margrave de Bade. D'autres encore marquent la gratitude du rédacteur envers des bienfaiteurs reconnus, Jean Rolin, Guillaume Chartier et naturellement Bessarion. Nombreux sont les dignitaires de l'Église ou les princes qui reçoivent également des hommages : le pape Sixte IV; l'archevêque de Lyon, Charles de Bourbon; l'évêque de Metz, Georges de Bade; le roi René de Provence; le frère de Louis XI, Charles d'Aquitaine; le duc de Bretagne, etc. Les amis ne sont pas oubliés, ainsi Jean Heynlin, Robert Gaguin, Laurent Bureau. Mais il arrive qu'à la lettre personnelle d'un dédicataire Guillaume Fichet joigne celle qu'il a fait imprimer à l'intention d'un précédent destinataire, voulant ainsi, semble-t-il, assurer à certaines de ses épîtres une sorte de diffusion réservée.

Néanmoins Fichet reste encore fidèle à la tradition des « scriptoria » : les dédicaces individuelles apparaissent alors, non dans un exemplaire imprimé, mais dans un manuscrit calligraphié avant l'impression à l'intention d'un haut personnage, tels la princesse Yolande de Savoie, sœur de Louis XI, le bibliophile Charles, comte du Maine ou le chancelier du duc de Calabre, Jean Choard de Buzenval. Parfois encore, c'est sur vélin que le donateur fait tirer et enluminer quelques exemplaires de luxe. Il en est ainsi pour les Orationes de Bessarion qui seront envoyées au roi d'Angleterre et pour la Rhetorica de Fichet adressée au pape et au cardinal Bessarion.

Il est bien évident que les imprimeurs en ces cas précis devaient faire appel à des calligraphes de profession. C'est ce qui ressort également en 1475, d'un passage des lettres de naturalisation accordées par Louis XI : « ... ils sont venus demourer en nostre royaume... pour l'exercice de leur arts et mestiers de faire livres en plusieurs manieres descripture, en mosle et autrement... ». Si calligraphes et enlumineurs sont restés anonymes, on peut, semble-t-il, attribuer certaines miniatures à un maître que Mlle Eleanor P. Spencer a identifié avec l' « egregius pictor Franciscus ». Ce dernier était cité très précisément dans une lettre de Robert Gaguin à Charles de Gaucourt comme peintre de la Cité de Dieu.

A la fin de l'année 1477, sur les cinq créateurs de la presse de la Sorbonne, seul donc Gering se fixait à Paris. Mais en faisant siens les premiers imprimeurs, la France avait en 1475 adopté définitivement l'imprimerie, d'autant qu'à côté du « Soleil d'or » s'étaient ouverts deux nouveaux ateliers, celui des Allemands Caesaris et Stoll et celui du «Soufflet vert » animé par des Français. Cependant l'entreprise de Gering ne pouvait devenir économiquement rentable qu'à la condition de répondre à une demande plus générale et plus traditionnelle. Des textes scolastiques, philosophiques et moraux succédèrent en effet immédiatement aux œuvres des humanistes et des classiques prônées par Heynlin et Fichet, en même temps que la gothique familière aux lecteurs revenait dans les casses de la rue Saint-Jacques. Pour que l'humanisme conquière le marché du livre, il faudra attendre encore près de trente ans. Rien d'étonnant à ce retard : les découvertes techniques trouvent toujours des voies de pénétration plus rapides que les nouvelles formes de culture et de civilisation. Fichet et Heynlin avaient implanté la presse typographique à Paris; une clientèle différente s'était alors peu à peu constituée. C'est pour elle qu'en 1503 Josse Bade et Henri Estienne pourront éditer les grands textes classiques et humanistes.

Éditions de l'atelier de la Sorbonne conservées à la Bibliothèque nationale

Gasparino BARZIZZA. Epistolae [1470]. In-4°. - Rés. Z. 1985, 1986.

Gasparino BARZIZZA. Orthographia [peu après le Ier janvier 1471]. In-4°. -Rés. X. 140I.

SALLUSTIUS. De Catilinae conjuratione. Bellum jugurthinum [janvier 1471]. In-4°. - Vélins 2755, Rés. J. 1266.

FLORUS. Epitome de hystoria Titi Livii [mars 1471]. In-4°. - Rés. J. 1284.

Jean, cardinal BESSARION. Epistolae et orationes [avril 1471]. In-4°. - Rés. J. 1224, 1225, 1226.

Autre exemplaire précédé d'un copie-lettres, imprimé et manuscrit. - Rés. Z. 1472-1473.

Guillaume FICHET. Rhetorica [juillet? 1471]. In-4°. - Rés. X. 1114, 1114 bis, Vélins 2020, 2021 (fragments).

Copie-lettres, imprimé et manuscrit. - Rés. Z. 1683-1684.

Lorenzo VALLA. Elegantiae [avant le 7 mars 1472]. In-fol. - Rés. X. 639. 641.

PHALARIS. Epistolae [Trad. par Francesco ACCOLTI]. - Epistolae Bruti [Trad. par RINUTIUS]. - Epistolae Crati [Trad. par ATHANASIUS Constantinopolis] -[1472]. In-4°. - Rés. Z. 659, 1987.

Aeneas Silvius PICCOLOMINI. De Duobus amantibus [s.d.]. In-4°. - Rés. Y2. 1118.

Aeneas Silvius PICCOLOMINI. De Curialium miseria [s.d.]. In-4°. - Rés. Z. 183I, 1982.

CICERO. De Officiis. De Amicitia. De Senectute. Somnium Scipionis. Paradoxa [après le 7 mars 1472]. In-fol. - Vélins 971, Rés. *E 5, 6.

CICERO. Tusculanae quaestiones [avril ? 1472]. In-fol. - Rés. *E 5, 7.

Rodrigo SANCHEZ AREVALO, évêque de Zamora. Speculum humanae vitae [avant le 22 avril 1472]. In-fol. - Rés. R. 576, 578, 587.

TERENTIUS. Comediae [1472?]. In-fol. - Rès. g. Yc. 994.

Jacobus MAGNI. Sophologium [s.d.]. In-fol. - Rés. D. 2019.

AMBROSIUS. De Officiis. - SENECA. De Quattuor virtutibus [s.d.]. In-fol. - Rés. C. 410, 411, 412. Rés. R. 595.

Éditions de l'atelier de la Sorbonne ne figurant pas dans les collections de la Bibliothèque nationale

DATUS. Eloquentiae praecepta [s.d.]. In-4° (Bâle. Universitätsbibliothek).

PLATO. Epistolae [Trad. par Leonardo BRUNI] [1472]. In-4° (Angers. - Bâle,

Universitätsbibliothek. - Londres, British Museum. - Newhaven, Yale University Library).

VERGILIUS. Bucolica et Georgica. In-fol. (Manchester, John Rylands Library).

JUVENALIS ET PERSIUS. Satyrae [pas avant juin 1472?]. In-fol. et in-4° (Avignon. - Bâle, Universitätsbibliothek. - Manchester, John Rylands Library. -Oxford, Magdalen College).

Éditions dont l'existence est attestée par une lettre de Guillaume Fichet à Jean Heynlin, Tours, 7 mars 1472.

CICERO. De Oratore [avant le 7 mars 1472].

VALERIUS MAXIMUS. Facta et dicta memorabilia [avant le 7 mars 1472].

  1. (retour)↑  BIBLIOTHÈQUE NATIONALE. Paris. - Hommage aux premiers imprimeurs de France. 1470-1970... - [Paris, Bibliothèque nationale, 1970], 22 cm, 23 p., ill.