La centralisation du catalogue en U.R.S.S.

Irène Vildé-Lot

La centralisation du catalogue en U.R.S.S., qui a commencé à s'organiser en 1925, fonctionne depuis I927 sur deux plans distincts, selon les deux grands types de bibliothèques auxquelles elle s'adresse : bibliothèques d'étude, ou bibliothèques de lecture publique. Elle s'est étendue et diversifiée parallèlement au développement économique et culturel du pays et aux exigences propres à la structure multinationale de la Fédération. Mais il lui reste encore de nombreuses difficultés à surmonter, qui tiennent à la fois aux dimensions et à la complexité du cadre où elle s'exerce, à l'ambition des objectifs qu'elle s'est fixés, et, pour une large part, sans doute, à l'insuffisance des moyens mis à la disposition des organismes responsables. Ces difficultés affectent surtout la lecture publique; actuellement en pleine crise de croissance et en cours de reconversion à une nouvelle formule de catalogage centralisé. Tout compte fait, cependant, l'expérience apportée par la centralisation du catalogage soviétique doit être tenue pour positive

Le cinquantième anniversaire de la Révolution d'Octobre a été dernièrement l'occasion pour les bibliographes soviétiques de dresser le bilan des résultats acquis dans le domaine des bibliothèques et de la lecture publique, de la bibliographie et de toutes les activités connexes. Parmi ces réalisations figure en bonne place la mise en œuvre de cette tâche majeure - dont il n'a, semble-t-il, pas encore été pris un début de conscience chez nous - que constitue l'organisation d'une centralisation du catalogage et de sa généralisation dans l'ensemble du pays.

Plusieurs articles sont consacrés à la question dans la Sovetskaja bibliografija de 1966 et 1967 1. Deux sont dus à des représentants de la Chambre du livre de l'URSS : l'article de A. V. Guseva envisage le sujet sous l'angle bibliographique; l'étude plus ample de A. I. Serebrennikov cherche à en embrasser les aspects multiples; le troisième se concentre sur le catalogage destiné aux bibliothèques de lecture publique. On complètera cette information en se reportant à quelques contributions publiées au cours des dix dernières années dans la même revue ou dans le Bibliotekar' auxquels les précédents se réfèrent parfois et qui seront cités en leur lieu.

L'idée de centraliser officiellement le catalogage des ouvrages entrant dans les bibliothèques n'était pas absolument neuve en Russie en 1917. Le pionnier en avait été, au début du siècle, le bibliographe Ja. G. Kvaskov. Mais une telle entreprise n'avait, à l'époque, aucune chance de se réaliser. Le régime soviétique était seul capable de lui donner vie, grâce, entre autres, aux méthodes de planification qu'il allait introduire aussi bien dans le développement des activités scientifiques et culturelles que dans le domaine économique. Outre les avantages évidents qu'il présente : rationalisation du travail de rédaction, économie massive de main d'œuvre, uniformisation du catalogage, les bibliographes soviétiques y voient un moyen d'améliorer la qualité des fichiers des bibliothèques. Ils parlent, en outre, de sa « fonction informationnelle », qui l'assimile à une véritable bibliographie nationale courante.

Dès 1919, on songeait à utiliser à ces fins le texte de la bibliographie nationale de l'URSS (la Knižnaja letopis'). La Bibliothèque nationale Saltykov-Ščedrin prenait contact avec la Chambre du livre de la RSS de Russie (qui allait devenir la Chambre du livre de l'URSS), rédactrice de la Knižnaja letopis'. Certaines bibliothèques avaient, sans plus attendre, commencé à découper les notices de la bibliographie nationale et à les coller sur fiches. Quelques années plus tard, la Chambre du livre envisageait l'impression directe sur fiches.

En 1924, la question est débattue au premier congrès fédéral des bibliothèques soviétiques, puis à la première conférence des bibliothèques d'étude de la RSS de Russie. En novembre 1925, le Commissariat à l'Instruction publique crée le Bureau central auprès du catalogage Glavpolitizdat, avec mission de cataloguer tous les ouvrages nouvellement parus sous forme de collections de fiches annotées émises périodiquement. En janvier 1927, sur la recommandation de la seconde conférence des bibliothèques d'étude, la Chambre du livre procède à l'impression des premières fiches à l'intention des bibliothèques d'étude de l'URSS. La Chambre du livre de la RSS d'Ukraine fait de même pour les bibliothèques de la république. C'est la première des républiques fédérées à être entrée dans cette voie, où elle ne sera rejointe qu'après longtemps.

Une division du travail intervient alors entre la Chambre du livre et le Bureau central du catalogage. Ce dernier va se consacrer à servir les besoins des moyennes et petites bibliothèques, c'est-à-dire des établissements de lecture publique. La centralisation sera conçue et menée sur deux plans distincts, avec les mêmes objectifs, mais selon des méthodes adaptées au caractère des établissements visés. Aux bibliothèques d'étude et de recherche on destine des fiches plus élaborées bibliographiquement. C'est, on vient de le voir, la Chambre du livre de l'URSS qui assure cette catalographie. Aux bibliothèques de lecture publique (bibliothèques de régions, de districts, bibliothèques urbaines, rurales, d'associations professionnelles, de comités du Parti, bibliothèques scolaires) vont des notices moins développées, pourvues d'un indice simple de classification, mais accompagnées d'une analyse succincte du contenu de l'ouvrage. Cette dernière catalographie relève du Bureau central du catalogage, puis de ses successeurs. Pour donner une idée de l'échelle sur laquelle s'exerce cette double activité, citons quelques chiffres 2. Ce sont les derniers en date ; ils doivent, pour l'époque considérée, être fortement réduits, mais n'en demeurent pas moins impressionnants. Les bibliothèques d'étude se répartissent entre le réseau de l'Académie des sciences de l'URSS et des académies des républiques fédérées (non chiffrées) et les 800 bibliothèques universitaires, d'une part, de l'autre les 50 000 bibliothèques spécialisées : techniques, (les plus nombreuses 16 ooo), médicales, agricoles. Les bibliothèques de lecture publique, de toute nature, se chiffrent en 1966 à 120 ooo environ. Il faut y joindre les 182 ooo bibliothèques scolaires.

Les deux centralisations seront toujours menées de pair, mais avec des fortunes différentes.

I° Le catalogage centralisé à l'usage des bibliothèques d'étude.

Il a bénéficié, nous dit-on, des efforts enthousiastes des bibliographes acquis depuis longtemps à la cause de la centralisation. De fait, les problèmes ne manquaient pas : mode d'utilisation pour les fiches de la composition typographique de la Knižnaja letopis' ; détermination et sélection de la matière à cataloguer; réglementation bibliographique, uniformisation de la classification; diffusion des fiches. Ces problèmes ne seront surmontés que progressivement de 1927 à 1948 Certains ne le seront jamais tout à fait. Des difficultés nouvelles surgiront au fur et à mesure, sinon en raison même du développement du catalogage centralisé, et en fonction de facteurs d'ordre général.

On opère sur une masse d'environ 22 000 titres, chiffre déjà considérable, qui ne bougera guère jusqu'en 1950. En revanche, le tirage ne compte au début et ne comptera longtemps que quelques centaines d'exemplaires. La composition de ces titres a varié et ne s'est fixée au point de vue géographique et linguistique qu'après divers tâtonnements. Jusqu'en 1938, on ne retenait que les livres en langue russe publiés dans la RSS de Russie. Puis, jusqu'aux alentours de 1950, on a tenté d'y ajouter les titres d'ouvrages publiés en langues non russes à la fois dans la RSFSR et dans plusieurs républiques fédérées, ce qui provoquait de grosses difficultés linguistiques. Finalement, et au fur et à mesure du développement de la centralisation du catalogage dans les républiques intéressées, les chambres nationales du livre ont pu décharger de ce soin la Chambre du livre de l'URSS. Celle-ci depuis lors publie exclusivement les fiches des livres imprimés en langue russe sur tout le territoire de l'Union 3.

Les fiches imprimées en 1927 ne représentaient qu'un tirage à part de la composition typographique des « Annales du livre» , avec les quelques modifications indispensables dans la présentation des vedettes (regroupement au nom du même auteur des notices dispersées au sein des divisions systématiques de la Knižnaja letopis') et dans l'usage que l'on tend, et que l'on tendra de plus en plus à limiter, du classement sous la vedette de collectivité auteur. De plus, chaque fiche comporte un indice complet de classification, et parfois, une vedette de matières. On lui adjoindra par la suite l'indication des fiches secondaires.

A partir de 1938, la composition typographique des fiches devient indépendante de celle des « Annales du livre », ce qui leur permet de paraître non plus hebdomadairement comme ces dernières, mais tous les jours. C'est vers le même temps qu'est entreprise la révision des règles catalographiques existantes qui aboutira à la publication commencée en 1949 du code complet du catalogage soviétique : les Règles unifiées du catalogage à l'usage des bibliothèques.

L'année 1949 marque aussi le point de départ d'un essor du catalogage centralisé par la Chambre du livre qui ne s'arrêtera plus, mais qui, en revanche, entraînera des difficultés nouvelles. Au jeu unique des fiches imprimées de titres d'ouvrages s'ajoutent successivement :
- les fiches de dépouillement des articles et comptes rendus extraits des périodiques de tout ordre (revues, publications à suite, journaux) (1949);
- des jeux abrégés des fiches de dépouillement (195I), puis des fiches d'ouvrages (1952) : 12 ooo titres, à l'intention de certaines catégories de bibliothèques de lecture publique;
- un jeu de fiches des positions de thèses (1954).

Depuis 1949 également, pour répondre aux besoins des bibliothèques techniques 4 qui se multiplient et vont constituer les souscripteurs les plus nombreux de la Chambre du livre, des extraits du jeu complet des fiches d'ouvrages sont groupés par disciplines, constituant autant de séries distinctes. Leur nombre ira croissant : de 10 en 1949, puis 30 en 1956, il vient d'être porté à 70, en attendant mieux.

Le nombre des titres catalogués en chacune des articulations de ce système complexe augmente aussi considérablement. Les 22 000 titres d'ouvrages de 1950 plafonnent depuis 1956 à plus de 34 000, cependant que les 36 500 titres d'articles et comptes rendus initiaux ont presque quadruplé en 1966 (130 853).

Les questions techniques en rapport avec la rédaction des fiches ont commencé d'être résolues grâce à la publication des « Règles unifiées », qui fournit une base solide à l'uniformisation désirable. On y introduit seulement quelques retouches qui seront intégrées dans les éditions suivantes. On en étudie encore d'autres, sur le détail desquelles il n'est pas possible d'entrer ici 5. Mais il n'en est pas de même des règles se rapportant à la classification systématique. En attendant l'achèvement, imminent depuis déjà quelques années, des tables de la classification systématique soviétique, la « BBK », on doit toujours se contenter de la CDU. La version choisie a fait l'objet d'adaptations divergentes et contradictoires, dont certaines sont longtemps restées empiriques, dont d'autres n'ont été publiées que récemment. Ces disparates suscitent les protestations des bibliothécaires 6 que s'efforce d'apaiser le représentant de la rédaction de la Knižnaja palata. La situation est un peu meilleure en ce qui concerne l'établissement des vedettes-matières, grâce à la demande assez restreinte dont elles font l'objet : peu nombreux sont les établissements souscripteurs qui possèdent un catalogue analytique, la préférence est allée jusqu'ici au catalogue systématique. En contrepartie, par suite de la méconnaissance prolongée des mérites du catalogue alphabétique de matières, la méthodologie ce type de catalogue a été moins travaillée que les autres et qu'il reste beaucoup à faire en ce domaine.

Il faut évoquer enfin le problème du choix des titres répertoriés. Il est évident qu'il est lié à l'accroissement du nombre et à la diversification des types de fiches dont il vient d'être parlé. N'oublions pas non plus l'augmentation constante du nombre des bibliothèques d'étude, surtout techniques. Les jeux complets sont destinés, en principe, aux grandes bibliothèques de type encyclopédique; les jeux abrégés, aux bibliothèques universitaires et à certaines catégories de bibliothèques de lecture publique (les bibliothèques régionales ou urbaines de caractère encyclopédique). Les séries s'adressent aux bibliothèques spécialisées. En fait, il se trouve que les premiers, comme les seconds, restent inférieurs aux besoins de leurs destinataires respectifs. Le jeu abrégé correspondrait peut-être mieux à celles des bibliothèques scientifiques et techniques qui veulent développer un fonds propre aux sciences humaines, ainsi qu'aux bibliothèques urbaines. Plus difficile encore est la constitution de séries parfaitement adaptées aux exigences des bibliothèques spécialisées, lesquelles, à vrai dire, auraient besoin d'un état quasi-exhaustif de la littérature concernant leur spécialité et les disciplines connexes. Il est manifestement impossible de leur donner satisfaction avec les moyens dont dispose actuellement la Chambre du livre. Ce n'est pas à dire que celle-ci renonce à organiser dans l'avenir une desserte mieux différenciée. En attendant, loin de rejeter les critiques et les avis de ses souscripteurs, elle ne demande qu'à développer ses contacts avec eux. Par exemple, elle se plaît à souligner que les dédoublements massifs dont les séries ont fait l'objet dernièrement ont été opérés en collaboration avec les établissements concernés. Mais il faut tenir compte aussi de l'insuffisance de ses moyens techniques et financiers. A tout prendre, la centralisation soviétique de la catalographie ne le cède pas tellement à celle des pays étrangers qui la pratiquent, tels les États-Unis, où beaucoup de bibliothèques sont encore obligées de répertorier elles-mêmes les ouvrages qu'elles reçoivent.

2° Le catalogage centralisé à l'usage des bibliothèques de lecture publique.

Ce type de catalogage centralisé s'est séparé, on l'a vu, de celui qui dessert les bibliothèques d'étude, en 1927. Les circonstances ont fait que, malgré des efforts considérables, semble-t-il, cette seconde activité centralisatrice a suivi le chemin inverse de la précédente. Au lieu d'aller vers un épanouissement progressif, elle a connu des difficultés croissantes et se trouve aujourd'hui en pleine crise. C'est l'aperçu de ces vicissitudes qui va être tenté succinctement 7.

Exercée d'abord par le Bureau central de catalogage auprès du Commissariat de l'Instruction publique, qui cède la place en 1929 à l'Institut de bibliographie critique de l' « Ogiz », puis à divers autres organismes, la centralisation du catalogage à l'usage des bibliothèques de masse fonctionne de façon satisfaisante jusqu'à et même pendant la seconde guerre mondiale. Les 10 000 titres que l'on arrive à cataloguer annuellement sous forme de fiches imprimées à la fois annotées et indexées sommairement couvrent près de la moitié de la production typographique de l'époque. Un jeu standard, plus 18 séries de fiches spécialisées, sont distribués aux bibliothèques de régions, de districts, aux bibliothèques urbaines, rurales, etc., dans des délais qui paraissent ne pas laisser à désirer. Le personnel de tous ces établissements, d'ailleurs souvent mal préparé à cette tâche, se voit ainsi délivré d'un fardeau combien lourd, et il peut mieux se consacrer à sa mission première : l'orientation du lecteur.

On ne s'étonnera pas que les conséquences de l'après-guerre immédiat se fassent sentir fâcheusement sur cette activité. On assiste, en effet, à une chute radicale de l'émission, à 3 ooo titres environ; des retards dans la distribution se produisent ; le nombre des souscripteurs baisse.

En 1949, la tâche est transférée à la Bibliothèque Lénine, particulièrement avertie des besoins des bibliothèques de lecture publique à l'assistance desquelles elle a commencé de consacrer une part importante de ses activités et à l'intention desquelles elle rédige des listes d'ouvrages recommandés. Il s'agit d'un tournant dans la vie du catalogage centralisé, dont le caractère se trouve nettement modifié. La centralisation devient en même temps un moyen d'imprimer une direction commune au programme des acquisitions des bénéficiaires. Les fiches subissent certaines modifications, la rédaction en est simplifiée, l'accent est mis sur l'analyse du contenu du livre (l' « annotation »). Le côté sélectif s'accroît, en fonction inverse, sans doute, du nombre de titres répertoriés (il semble n'avoir guère dépassé de 3 000 à 5 000 titres, les statistiques ne sont pas très claires sur ce point). Une amélioration dans les délais de livraison est due au transfert de l'impression aux éditions de la Chambre du livre de l'URSS, en 1956. Le nombre des souscripteurs progresse. Il atteint 36 580 en 1956, 45 600 aux environs de 1960 et ne variera guère depuis.

S'agissant de la question de l'adaptation du choix, qui est déterminante, il convient de relever les quelques données suivantes. Les séries publiées avant 194I n'ont pas été reprises, ce qui ne permettra plus de serrer d'aussi près la spécificité des besoins. Néanmoins, on s'est préoccupé de différencier l'assortiment offert suivant les catégories d'établissements visés. Les bibliothèques urbaines reçoivent essentiellement les fiches de publications techniques de toutes branches; les bibliothèques de districts, celles d'ouvrages traitant d'économie agricole et les fiches d'ouvrages techniques intéressant la mécanisation de l'agriculture et touchant les travailleurs des professions de masse. Les bibliothèques rurales sont pourvues de titres relatifs à la littérature technique, médicale et pédagogique de très large vulgarisation. Les bibliothèques scolaires reçoivent tous les titres de livres méritant d'être recommandés à la jeunesse. Quant aux bibliothèques régionales, depuis 1957, elles sont desservies par le jeu abrégé de fiches imprimées non annotées émis par la Chambre du livre.

En dépit de cet effort, la situation, bien que meilleure qu'au cours de la période immédiatement précédente, est loin d'être satisfaisante. Preuve en soient les résultats d'une enquête ouverte en 1956 par la Bibliothèque Lénine auprès de ses souscripteurs, dépouillée dans la revue Bibliotekar' 8. A côté de critiques mineures (détails de rédaction, qualité du papier, etc.), ou parfois injustifiées (c'est le cas de certaines plaintes relatives à la longueur des délais de réception des fiches : après vérifications, il s'avère que loin de venir longtemps après les livres, les fiches les précèdent souvent), les plaintes sont centrées sur la composition des lots reçus périodiquement et sur leur inadaptation aux besoins des intéressés. Cette inadéquation s'exprime de façon double et complémentaire, d'une part par le fait qu'une proportion considérable des fiches livrées renvoit à des ouvrages n'intéressant pas les souscripteurs et reste inutilisé (le taux d'utilisation effective descend à 30 %, parfois jusqu'à 10 %) ; d'autre part, une proportion plus ou moins élevée des entrées ne sera représentée par aucune fiche imprimée. Ainsi pratiquée la centralisation du catalogage manque à sa fonction première, la majeure partie des opérations revenant de nouveau aux bibliothécaires.

Comment s'explique l'écart constaté? Est-il dû uniquement à une sélection défectueuse, méconnaissant les besoins réels des souscripteurs ? Dans quelle mesure est-il possible d'y remédier ?

Certes, le service de rédaction des fiches annotées par la Bibliothèque Lénine est tout à fait conscient des défauts que présentent certains de ses choix et décidé à les améliorer, en tenant compte, notamment, des éléments que lui apporte l'enquête de 1956, toute fragmentaire qu'elle est (200 réponses seulement sur quelque 35 000 souscripteurs). Par exemple, il s'efforcera d'augmenter la masse des fiches relatives à telle ou telle branche de la littérature technique insuffisamment représentée dans certaines catégories de bibliothèques, ou le volume de littérature politique et sociale que réclament les bibliothèques des comités de districts et de villes du CK KPSS. Il n'est pas difficile, d'autre part, de retirer des jeux de fiches destinés aux bibliothèques rurales les titres trop spéciaux (médicaux ou juridiques par exemple). Mais on ne peut réclamer d'un organisme centralisateur unique d'entrer dans toutes les particularités des acquisitions de dizaines de milliers d'établissements, dont les besoins sont dictés par les conditions géographiques et économiques de leur situation. D'autant plus qu'en 1957 apparaissent déjà des transformations dans la répartition de l'édition. Alors que la Bibliothèque Lénine continue à puiser sa documentation recommandée et les fiches afférentes parmi les publications des éditions centrales, depuis quelque temps déjà les entreprises d'édition ont commencé à se répandre sur tout le territoire. Ce sont justement des publications locales, recherchées en grand nombre par les bibliothèques de lecture publique, dont on déplore le plus l'absence dans les collections de fiches, et il n'en peut être autrement. - C'est aussi vers la même époque que la production imprimée commence à s'amplifier (elle atteindra 80.000 unités annuelles en 1956). Accroissement, enfin, du nombre des bibliothèques, provoquant, entre autres, des besoins en personnel qualifié; paradoxalement, c'est au moment où le catalogage est en train de retomber à la charge de ce dernier qu'on aurait plus que jamais besoin de l'en libérer.

Beaucoup de spécialistes considèrent dès ce moment que la seule issue est de se tourner résolument vers un système nouveau, qui supprimera l'absurdité majeure de millions de fiches sans emploi en face de millions d'ouvrages sans fiches : c'est le catalogage à la source, la fiche imprimée en même temps que le livre et accompagnant obligatoirement les exemplaires acquis par les bibliothèques. Idée émise déjà quelques années plus tôt dans la presse bibliothécologique et accueillie favorablement par la Bibliothèque Lénine. Celle-ci, en effet, s'est adressée à la Direction compétente du Ministère de la culture de l'U.R.S.S. pour en obtenir les autorisations permettant de tenter l'expérience auprès de quelques-unes des plus grosses entreprises d'édition de Moscou.

La campagne s'intensifie à l'approche du XXIe congrès du CK KPSS. Des suggestions pratiques sont faites pour aider à triompher des difficultés inévitables que rencontrera l'installation du régime préconisé, telle manque de formation professionnelle des nouveaux catalogueurs, les travailleurs de l'édition. On pourrait, par exemple, demander aux auteurs l'analyse de leurs propres ouvrages. Au début, on pourrait se borner à n'imprimer les fiches que des ouvrages les plus importants. On insiste sur le rôle qu'auraient à jouer dans la distribution les collecteurs de livres, centres qui groupent les commandes d'un grand nombre de bibliothèques 9.

Fin 1959 paraît le rapport officiel intitulé « De la Situation des bibliothèques dans le pays et des mesures propres à l'améliorer ». Il est suivi en 1960 de la publication par l'Inspection principale des bibliothèques et par le « Glavizdat », de l'ordonnance dite « Instruction relative à la centralisation du catalogage. De l'Annotation des ouvrages par les éditeurs 10 ». Aux termes de ce texte, toutes les entreprises d'édition de l'U.R.S.S., à dater du Ier janvier 196I, sont tenues de faire paraître les ouvrages tirés à plus de 8 ooo exemplaires accompagnés d'une description bibliographique, d'un indice de classification et d'une analyse imprimés sur tous les exemplaires du tirage. Malheureusement, l'Instruction donne peu d'indications d'ordre technique qui en faciliteraient l'application, et l'on voit là déjà l'une des raisons de son peu de succès.

Dès lors, s'ouvre une période confuse, qui dure encore. Naturellement la rédaction des fiches annotées, assurée par la Bibliothèque Lénine continue. Elle s'est étendue peu à peu à d'autres républiques fédérées que la RSFSR, généralement confiée à la chambre du livre nationale. Quelques-unes, comme la Lettonie, mettent tous leurs soins à abréger au maximum les délais de production et de diffusion de leurs fiches. A côté du système ancien, le nouveau entre en vigueur sporadiquement en 196I. En Russie, quelques entreprises centrales d'édition en donnent l'exemple, ainsi qu'en Azerbaïdjan et en Biélorussie, mais imparfaitement omettant souvent tel ou tel des trois éléments constitutifs de la fiche annotée. Cependant des expériences intéressantes sont inaugurées au Turkménistan et, sur une échelle plus vaste, en Ukraine : grâce à une concertation confiante du travail entre les éditeurs et les organismes bibliographiques, on parvient à réaliser la publication de fiches annotées jointes aux volumes et d'une qualité satisfaisante 11. Néanmoins, ces exemples ne semblent pas faire école et les années qui suivent n'apportent pas de progrès notables. Mêmes doléances, critiques et propositions dans les organismes professionnels en 1965 que huit années plus tôt 12. Voici, par exemple le début du second des articles cités en note : « La situation de nos bibliothèques de lecture publique est loin d'être brillante. Trop de bibliothèques rurales (deux sur trois dans la région de Rostov) ne possèdent encore ni catalogue systématique ni catalogue alphabétique. Pour d'autres la tenue de leurs catalogues absorbe toujours le bibliothécaire et, comme il y a un demi-siècle, continue d'être exercée chacun pour leur compte par des dizaines de milliers d'établissements ». - En 1966, des sondages pratiqués par la Chambre du livre confirment le fait qu'un trop grand nombre d'éditeurs se dérobent toujours à l'obligation que leur assigne l'ordonnance de 1960 et que certains de ceux qui s'y soumettent continuent à le faire incomplètement ou fautivement.

Le Gouvernement se décide enfin à prendre des mesures susceptibles d'atteindre plus directement le monde de l'édition. Il ratifie la disposition qui vise la réglementation des indications relatives aux « données d'impression et de sortie de presse » et il y inclut l'obligation d'imprimer au verso de la page de titre ou à la fin une maquette de fiche annotée dont la notice bibliographique se conformera aux Règles unifiées du catalogage (version abrégée) et l'indexation aux tables de classification à l'usage des bibliothèques de lecture publique. Mais, fait-on observer 13, la dernière en date des décisions gouvernementales n'est encore qu'une demi-mesure. La maquette n'est qu'un modèle qui devra être recopié, à la main ou à la machine, par chacune des bibliothèques qui recevront un exemplaire de l'ouvrage qui en sera pourvu. Si le système devait se généraliser, il faudrait prévoir la multiplication des fiches de maquettes par des organismes centralisateurs équipés en conséquence.

A ce système compliqué il paraît bien préférable de substituer officiellement celui qu'on attend depuis si longtemps : la fiche imprimée jointe au volume dans le nombre voulu d'exemplaires. On rappelle qu'une tentative de ce genre a été faite en U.R.S.S. dès les années 1920 par quelques entreprises d'édition qui se chargeaient en même temps de munir les exemplaires de pochettes à fiches. Une enquête toute récente faite dans le cadre d'une étude sur la centralisation du catalogage à l'étranger par R. S. Giljareveskij, à la suite d'un accord conclu avec l'Unesco, indique la voie où l'on pourrait s'engager. Depuis une dizaine d'années, fonctionnent aux États-Unis une cinquantaine de centres qui ne se contentent pas de grouper les commandes de livres que leur font les bibliothèques : ils se chargent aussi de diffuser, à titre onéreux, les fiches établies et imprimées par la Bibliothèque du Congrès ou la Compagnie Wilson, ou même de la totalité des opérations de catalogage et de diffusion des fiches. Chacun de ces organismes dessert de quelques dizaines à quelques centaines d'établissements et leur fournit les fiches de 1 ooo à 15 000 titres. Les collecteurs soviétiques seraient tout désignés pour jouer un rôle semblable.

Ces formes nouvelles du catalogage centralisé paraissent moins s'imposer aux bibliothèques d'étude pour des raisons dans le détail desquelles il n'est pas possible d'entrer, en tout cas parce qu'elles ne paraissent pas connaître, on l'a vu, une crise comparable à celle qui vient d'être évoquée dans le secteur des bibliothèques de lecture publique.

S'agissant de ces dernières, deux impératifs sont à considérer : I° fixer celle des formes de centralisation actuellement à l'essai que l'on trouvera la plus efficace, et se ménager ensuite tous les concours et les coordinations nécessaires pour mener à bien l'entreprise; 2° d'ici là, poursuivre, en le perfectionnant, le système inauguré en 1925 et repris avec des modifications en 1949, lequel, malgré ses défauts, rend d'indéniables services et a le mérite de fonctionner.

En ce cinquantième anniversaire de la Révolution d'Octobre, la centralisation du catalogage soviétique peut certes se targuer de réalisations qui, pour l'envergure et la diversification, soutiennent avantageusement la comparaison avec les pays capitalistes. Il n'empêche qu'il reste énormément à faire, surtout dans le second des secteurs centralisés. Les difficultés sont dues, en dernier ressort, au manque de moyens dont ont disposé jusque là les responsables d'une tâche que la Chambre du livre, pour sa part, met au premier rang de ses activités. L'État doit enfin doter ces responsables, présents et à venir, notamment les collecteurs de livres, de l'outillage technique dont ils sont encore dépourvus (sans même parler du sous-équipement des bibliothèques elles-mêmes, où des millions de fiches continuent à être copiées à la main). La mise sur pied d'une centralisation plus rationnelle et plus rapide du catalogage est devenue une affaire d'intérêt national.

  1. (retour)↑  GUSEVA (A. V.). - Pečatnoj kartočke na knigi - 40 let (La fiche imprimée a 40 ans). (In : Sovetskaja bibliografija, 1967, n° 1 (101), pp. 62-67).
    - SEREBRENNIKOV (A. I.). - Centralizovannaja katalogizacija - važnejšij učastok Knižnykh palat (La centralisation du catalogage, tâche majeur des chambres du livre). (In : Sovetskaja bibliografija, 1967, n° 3 (103), pp. 25-49).
    - IVANOVA (S. P.) et CIŽKOVA (G. I.) - O centrolozovannoj katalogizacii dlja massovykh bibliotek » (La centralisation du catalogage à l'usage des bibliothèques de lecture publique). (In : Sovetskaja bibliografija, 1966, n° 3 (97), pp. 17-23).
  2. (retour)↑  Sovetskaja bibliografija, 1966, n° 3 (97), p. 4. - Bulletin des bibliothèques de France, 11e année, mars 1966, p. 89.
  3. (retour)↑  Non sans chevauchements parfois. Ainsi, les républiques d'Ukraine et de Biélorussie qui, à la différence des autres, centralisent non seulement le catalogage des livres édités dans leur idiome national, mais aussi celui des publications en langue russe de leur territoire, doublent ainsi les fiches émanant de la Chambre du livre de l'U.R.S.S. Le problème n'est toujours pas réglé, les préférences des bibliothèques intéressées allant, paraît-il, aux fiches exécutées à Moscou.
  4. (retour)↑  CAVRILOV (N. F.) et FONOTOV (G. P.). - Le rôle des bibliothèques dans la vie économique et sociale en U.R.S.S. (In : Bulletin de l'Unesco à l'intention des bibliothèques, 1963, pp. 196-197.
  5. (retour)↑  GUSEVA (A. V.), art. cit., p. 64 et p. 66; SEREBRENNIKOV (A. I.), art. cit., pp. 35-37.
  6. (retour)↑  Voir notamment SUKIASIAN (E. R.). Sostojanie i perspektivy razvitija ceiltralizovalinoj klassifikacii v SSSR (État présent et perspectives d'avenir de la classification centralisée en U.R.S.S.) (In : Sovetskaja bibliografija 1966, n° 3 (97), pp. 3-16).
  7. (retour)↑  Ivanova (S. P.) et Cizkova (G. I.), art. cit. - Serebrennikov (A. I.), art. cit., pp. 46-49.
  8. (retour)↑  ČIKOVA (G. I.). « Ob annotirovannykh pečcatnykh kartočkakh » (In: Bibliotekar', 1957, n. I, pp. 58-63).
  9. (retour)↑  DROZDOVA (N. N.) et CIŽKOVA (G. I.). « Ob annotirovannykh pečatnykh kartockakh ». (Les fiches imprimées et annotées) (In : Bibliothekar', 1959, n° 10, pp. 48-50.)
  10. (retour)↑  Sur le problème des bibliothèques tel qu'il est posé par le gouvernement voir l'aperçu dans Bulletin des bibliothèques de France, 1960, 2e partie, n° 732 : « Les Bibliothèques en U.R.S.S. à la lumière des dernières décisions gouvernementales », donné par Mme Ida Forest : « Les bibliothèques en U.R.S.S. sont, depuis la Révolution d'Octobre, étroitement associées à la vie politique, sociale et économique du pays (...) Mais les dernières décisions gouvernementales viennent de donner aux problèmes des bibliothèques une importance toute particulière (...). Par ailleurs, V. I. Sunkov, président du Soviet aux questions bibliothéconomiques du Ministère de la Culture de l'U.R.S.S., reprend le problème sur le plan professionnel ». - Il vaut la peine de se reporter à ce texte (in Sovetskaja bibliografija, 1959, n° 6, pp. 3-9) pour voir dans quel cadre s'insère la question du catalogage centralisé. La question du catalogage centralisé s'y trouve en effet replacée parmi les autres impératifs qu'impose à l'État soviétique l'adaptation de ses bibliothèques au rôle qu'il entend leur assigner : nécessité d'une densité plus régulière de leur répartition; rajeunissement des fonds et comblement des lacunes : élévation du niveau professionnel. Quant à « la simplification et l'accélération du traitement des livres, on espère les voir sortir de la mise en pratique en 1960-196I du rêve caressé depuis des années par les bibliothécaires, celui d'être enfin dispensés de rédiger eux-mêmes les fiches des entrées nouvelles et d'en fixer le classement ».
  11. (retour)↑  NEMČENKO (V. V.). « Izdanie knig s pečatnymi annotirovannymi kartočkami ». (La publication des fiches imprimées et annotées jointes aux ouvrages) (In : Sovetskaja bibliografija, 196I, n° 2 (66), pp. 32-34.)
  12. (retour)↑  IVANOVA (S. P.). « O centralizovannoj katalogizacii » (In : Bibliotekar', 1965, n° II, pp. 49-50; - Frumkin (I.). Katalogam - vysokuju kul' turu (Cultivons comme ils le méritent nos catalogues. (Ibid., n° 10, pp. 32-36.)
  13. (retour)↑  SEREBRENNIKOV (A. I.), art. cit., pp. 47-49.