À propos du Catalogue collectif des périodiques

Un exemple de généalogie complexe : les revues de mode

J.-C. Poitelon

La rédaction d'un catalogue amène non seulement à collationner des titres mais encore à indiquer, autant que faire se peut, les liens de parenté qui existent entre ces publications. Les journaux de mode, reflets souvent éphémères de l'actualité, sont un exemple caractéristique de la complexité de ce travail

« Sachez, mes chers abonnés, que, bien que le mépris des lecteurs eût pu me condamner à l'oubli en ne conservant de moi aucune collection, sachez, dis-je, que trois exemplaires déposés dans les archives des bibliothèques de l'État éterniseront mon existence. Et quelque jour les savants d'un siècle à venir, cherchant à étudier l'histoire, trouveront dans ces pages légères en apparence de précieux documents : car l'histoire de la mode se lie tellement à celle des moeurs d'une nation qu'on pourrait presque deviner l'une par l'autre. »

Les savants d'un siècle à venir dont parle le Bon ton de novembre 1840 sont déjà les savants d'aujourd'hui; ils attendent que nous - les bibliothécaires -leur fournissions les instruments de travail, catalogues et bibliographies, qui leur permettront de rassembler les documents du passé qu'ils font revivre. C'est dans la mesure où nous saurons bien écrire l'histoire des journaux et des revues qu'ils pourront bien écrire toute l'histoire. D'ailleurs, l'histoire des périodiques fait déjà dans bien des cas partie de l'histoire même. Parce qu'ils sont le moyen d'expression des hommes qui marquent leur temps, par l'influence qu'ils exercent sur tous, les périodiques sont plus que des témoins, des acteurs.

C'est, sous la forme de notices brèves et stéréotypées, sans commentaire ni fantaisie, cette histoire que nous écrivons en rédigeant le Catalogue collectif des périodiques. Nous fondant sur ce qui existe encore, les collections conservées, nous reconstituons le schéma bibliographique de ce qui a existé. Travail d'archéologue parfois qui nécessite non seulement le collationnement des volumes et la juxtaposition - alphabétique - de près de 100 ooo titres mais aussi l'indication des liens innombrables qui se sont noués entre ces publications : leurs successions parfois complexes et tout ce qui permet, derrière le masque changeant des titres, de les suivre et de les définir. Analyser leur contenu excéderait nos possibilités et n'est pas ici notre rôle; mais, ce travail d'identification est indispensable à la rédaction de notices simplement signalétiques si l'on veut démêler le réel de l'apparence.

L'exemple que nous voudrions développer est celui des journaux de mode dont le texte cité plus haut définit parfaitement l'intérêt. Le fait qu'ils soient parmi les journaux anciens les plus consultés dispense d'ailleurs d'autre justification. Indispensables pour reconstituer le décor d'une époque, ils apportent encore par leurs articles une chronique vivante et parfois piquante; leurs feuilletons sont signés d'auteurs qui ont souvent acquis, depuis, la notoriété (La Sylphide s'honorait de la collaboration d'Alexandre Dumas, de Théophile Gautier, de Jules Sandeau etc.); leurs gravures sont un élément de l'histoire de l'estampe; ils intéressent enfin l'histoire sociale soit par leurs options face aux mouvements sociaux du siècle soit simplement par la valeur symbolique du costume.

Pour l'histoire de la mode elle-même, ils ont eu ce double rôle de lancer la mode et de témoigner de son évolution. Si certains se contentèrent du deuxième rôle en décrivant les toilettes qui se portent, beaucoup furent l'organe de maisons de couture ou d'académies de coupe et diffusèrent les créations et les méthodes nouvelles; ils étaient dirigés par les grands noms en ce domaine; leurs luttes sont le reflet des rivalités qui se manifestèrent entre ces personnalités. Ces journaux résument donc aussi l'histoire d'une profession.

C'est là l'origine de leur extraordinaire complexité et de la difficulté de notre travail. Le tableau en forme d'arbre généalogique qui accompagne ce texte (p. 14) en donne un bel exemple; il en est de plus impressionnants mais qui ne sauraient trouver place dans le format de ce bulletin. Ce tableau n'a pas été compliqué à plaisir : il néglige même totalement les différentes éditions de chaque journal (jusqu'à 7 ou 8 éditions simultanées) lorsqu'elles ne correspondent pas à des textes différents; il néglige aussi les éditions étrangères qu'ils diffusaient dans tous les pays et dans toutes les langues. Simplifié, il fait ressortir deux faits :

D'une part, ces journaux, liés à l'évolution de la mode, à la prospérité de certaines classes, à la réussite de certaines maisons, ont une existence fragile, suivant le flux et le reflux de finances incertaines. Seuls quelques éditeurs mieux assis ou plus habiles se maintiennent à travers un siècle entier; quelques solides revues absorbent successivement les revues moins heureuses et font preuve en cela d'un insatiable appétit. Ainsi, dans un autre tableau, la Mode pratique apparaît comme l'héritière directe ou indirecte de plus de 50 revues.

D'autre part, ces grandes maisons d'édition publient des revues innombrables : la « Société des journaux de mode réunis » a publié jusqu'à 12 journaux simultanés paraissant chacun en plusieurs langues. Mais, une recherche plus poussée permet de découvrir, derrière la multiplicité des titres, un texte le plus souvent identique. Ainsi de 1919 à 1939 le Progrès, la Mode officicielle, la Mode franco-anglaise et le Bulletin officiel de la mode présentent mot pour mot le même texte et la même composition. Les titres étaient conservés soit pour attirer des clientèles différentes, soit pour garder la clientèle d'une revue autrefois indépendante, soit pour distinguer ce qui n'était que les diverses éditions d'une même publication. Lors même que les textes diffèrent, les gravures se retrouvent fréquemment d'un journal à l'autre. Ces belles gravures en couleurs, créations de mode de la maison éditrice, coûtaient cher. Souvent le texte est ici secondaire et n'est que l'explication de la gravure, étoffée d'articles généraux et de feuilletons. Pour amortir le coût de la gravure, l'éditeur devait la faire paraître dans plusieurs journaux -que l'on aurait cru concurrents - et dans les publications équivalentes des pays étrangers. La même gravure servait parfois à une revue de mode qui en décrivait les costumes et à une revue de coiffure, à la France élégante et au Journal des coiffeurs.

Or, ce n'est que par un examen minutieux des journaux conservés et par la lecture des prospectus, des avis aux lecteurs, des publicités... qu'il est possible de démêler ce réseau dense et mouvant; et l'on ne peut dresser l'état précis de nos collections - et de nos lacunes - sans cet examen puisque souvent tel texte ou telle gravure qui semble nous manquer est en réalité conservé dans une autre publication donnant les mêmes textes et les mêmes gravures. Ici encore un travail qui n'est pas bien fait n'est pas fait; et, si nombre de détails nous échappent pourtant, c'est que la masse des documents et la nécessité de respecter certains délais interdisent de trop longues recherches.

De la même façon, les périodiques scientifiques, littéraires, historiques... présentent leurs difficultés, posent leurs problèmes. Dans la limite du possible, il en faut éclairer l'histoire et fonder la partie catalographique de chaque notice sur des bases bibliographiques sûres. Notre travail n'aura qu'à ce prix un intérêt permanent et son mérite sera, particulièrement pour les périodiques français qui doivent rester notre premier souci, de donner à nos collections leur vraie valeur en leur donnant leur vraie place.

Illustration
Exemple de généalogie complexe