Les sources du travail bibliographique de L.-N. Malclès

Roger Heim

Il faut tout d'abord rendre hommage au courage de ceux qui ont entrepris une telle tâche en sachant que, quelles que soient la conscience, l'attention, les connaissances encyclopédiques de chacun d'eux, l'œuvre serait ouverte aux imperfections et aux critiques. En vérité, il convient de la juger en dehors des exigences de l'usager qui, dans le chapitre concernant sa propre discipline, peut relever des omissions qu'il regrette parce qu'elles sont ou trop nombreuses ou pas assez : j'entends que la difficulté d'un travail d'une telle ampleur relève bien du jugement comparatif du bibliographe qui doit retrancher, limiter, et qui, dans ce choix délicat, ne sera pas toujours prêt à le faire, sur la balance, aussi judicieusement que le spécialiste. Mais est-ce véritablement pour celui-ci que cet important ouvrage est édifié ?

L'intérêt essentiel de l'œuvre accomplie est bien au contraire de livrer un champ de documents utiles à l'honnête homme du XXe siècle, au savant désireux de prendre contact avec d'autres domaines que celui où son propre sillon l'a conduit, à l'esprit curieux de s'échapper hors du sien, à cette sorte de chercheur - malheureusement de plus en plus rare - qui croit encore que la spécialisation fermée est une monstruosité de l'esprit menant à un édifice dont les pierres mouvantes ne sont point cimentées. Les auteurs des Bibliographies spécialisées avaient le choix entre trois voies de travail : ou se limiter aux apports bibliographiques proprement dits, en recherchant dans chaque discipline les sources les plus récentes de telles données, ou retenir strictement les traités d'ensemble dont la matière ou les références pouvaient paraître suffire à livrer l'information de base, ou bien pénétrer plus avant en s'adressant également à des monographies, à des mises au point synthétiques, qui, pour un certain nombre de chapitres limités, mais essentiels, de la science, seraient de nature à livrer une idée relativement exacte de nos connaissances. C'est vers cette troisième solution que les auteurs du tome III des Sources du travail bibliographique ont incliné, mais ils savaient bien qu'ils se heurteraient en fin de tâche à une accumulation excessive de références. Alors, il leur restait à entreprendre l'opération chirurgicale, dangereuse mais inévitable, qui aboutit au compromis dont le livre est le reflet : ne retenir que la moitié des termes amassés, en éliminant obligatoirement et involontairement des citations heureuses, en laissant passer parmi les indésirables quelques fiches discutablement bénéficiaires.

Fallait-il, dans cette réalisation, faire appel aux conseils des spécialistes ? C'eût été risquer de donner au livre, en définitive, une ampleur démesurée qu'eût contredit le principe de clarification et d'orientation dont cette œuvre devait être l'aboutissement efficace. Mlle L.-N. Malclès, dans son Introduction, l'a parfaitement spécifié : « Nous n'avons prétendu en aucune manière servir ou aider les spécialistes, techniciens et praticiens dont les bibliothèques d'instituts et de laboratoires se suffisent, il faut l'espérer, à elles-mêmes. »

Mais il convient sans doute de ne pas juger ce travail monumental aux seuls éléments d'information précise qu'il apporte. Les efforts qui l'ont édifié méritent encore un autre sort, s'ouvrent à un autre profit. Et c'est bien à cette sorte de philosophie, ou de conscience, ou de morale du livre que nous devons maintenant nous arrêter. Laissant de côté la matière analytique à sa raison d'utilité, essayons de mesurer sa substance totale en elle-même.

Cette publication donnera une exacte mesure de la participation française dans le concert mondial de la science. Elle livre une sorte de statistique sur les tendances associées à la recherche dans notre pays, en face de celles que l'étranger nous offre. Les remarques que le tome II de cette collection, propre aux sciences humaines, a permis de noter à ce sujet, nous les tirons encore pour ce qui appartient aux sciences « exactes et naturelles » 2.

Deux conclusions se dégagent de cette consultation. Tout d'abord, la timidité, l'insuffisance des efforts français en faveur des traités et des synthèses, une certaine paresse d'esprit devant les tâches collectives, dont l'objectif s'éloigne des soucis particuliers de chaque homme de science. C'est encore une particularité qui s'intègre dans l'individualisme du Français, et elle apparaît cependant en contradiction avec nos qualités propres, celles qui touchent à notre désir de clarté, de continuité et de simplification. D'ailleurs, les éditeurs, souvent craintifs, ont une part de responsabilité dans cette déficience. Les droits d'auteurs sont faibles, et le fisc intraitable. Les grands traités, les riches dictionnaires, dont la science, la langue et la bibliographie française au XIXe siècle ont su traduire l'initiative, sont devenus rares. En matière de disciplines nouvelles, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, les États-Unis nous surclassent, sauf en quelques domaines où l'énergie et le dévouement individuels d'un directeur de collection ont conduit celle-ci à travers les obstacles et les promesses des auteurs parfois difficiles à faire tenir : zoologie, géologie, préhistoire. Les responsabilités des gouvernements, la médiocrité des crédits et de l'intérêt porté à de telles réalisations par les pouvoirs publics, l'insuffisance des moyens consentis aux relations culturelles, s'ajoutent à la déficience des éditeurs, et, il faut bien le dire, à l'habitude, hélas souvent justifiée, des lecteurs à chercher la source de leurs consultations dans les ouvrages étrangers. La présente bibliographie permettra d'établir plus sérieusement le bilan de la science française à ce propos, ses insuffisances, ses lacunes, les raisons, sur certains points, de ses succès, et les remèdes qu'il importe, impérieusement, de lui découvrir dans un plan général de réanimation nationale des œuvres de science didactiques.

Peut-être, enfin, tirerons-nous encore de cette confrontation quelques idées préparatoires à la mise en œuvre ordonnée, systématique, éclairée, équilibrée et rigoureuse, de bibliographies spécialisées dont la tâche serait confiée à des équipes professionnellement préparées et bien définies de spécialistes non chercheurs, mais doués de connaissances suffisantes, pour chaque domaine de la science. L'œuvre bibliographique remarquable des « Imperial Bureaux » britanniques, qui continue d'ailleurs, mériterait d'être reprise avec un souci plus synthétique, dans le but de canaliser le flot des références à la lumière d'un tri judicieux, apportant aux hommes de science une documentation épurée, directement utilisable, et économe en heures d'étude.

Comme on le voit, il ne manque pas de raisons pour accueillir avec empressement et faveur le tome III des Sources du travail bibliographique, riche à la fois en documents d'analyse, en informations orientées, en déductions générales et pratiques. Cet énorme travail subsistera, non seulement comme une source précieuse de références, mais comme un lumineux rapport sur les réussites et les faiblesses actuelles de l'œuvre didactique des savants français.

  1. (retour)↑  L.-N. Malclès (avec la collaboration de G. Garnier, P.-M. Guelpa, G. Koest, M.-G. Madier, J. Miet). - Les Sources du travail bibliographique. Tome III. Bibliographies spécialisées (Sciences exactes et techniques). - Genève et Paris, E. Droz, 1958. - 24 cm, 580 p.
    Le chap. VII (Chimie) a été rédigé par J. Miet, le chap. VIII (Sciences de la terre) par Mlle P.-M. Guelpa, les chap. IX (Biologie générale et animale) et XII (Sciences médicales) par Mlle G. Koest, le chap. X (Zoologie) par Mlle M.-G. Madier, les chap. XI (Botanique et physiologie végétale) et XIII (Pharmacie) par M. G. Garnier.
  2. (retour)↑  L.-N. Malclès (avec la collaboration de G. Garnier, P.-M. Guelpa, G. Koest, M.-G. Madier, J. Miet). - Les Sources du travail bibliographique. Tome III. Bibliographies spécialisées (Sciences exactes et techniques). - Genève et Paris, E. Droz, 1958. - 24 cm, 580 p.
    Le chap. VII (Chimie) a été rédigé par J. Miet, le chap. VIII (Sciences de la terre) par Mlle P.-M. Guelpa, les chap. IX (Biologie générale et animale) et XII (Sciences médicales) par Mlle G. Koest, le chap. X (Zoologie) par Mlle M.-G. Madier, les chap. XI (Botanique et physiologie végétale) et XIII (Pharmacie) par M. G. Garnier.
  3. (retour)↑  A ce propos, le sous-titre du volume : Sciences exactes et techniques, ne répond pas au contenu si l'on admet les définitions actuelles : Sciences exactes et naturelles, ou ce que le XIXe siècle et l'Académie des Sciences eussent appelé plus heureusement : Sciences mathématiques et physiques. Nous sommes d'accord avec le titre du livre en ce sens que la physique et la chimie n'ont pas le privilège de l'exactitude, ou les sciences biologiques celui de l'inexactitude. Le mot « exactes », cher à l'Unesco, sent d'ailleurs le pédantisme. Mais on ne saurait inclure les sciences naturelles parmi les sciences techniques. Il n'y a pas de sciences techniques, mais seulement des techniques. Peut-être eût-il été préférable de dire : Sciences mathématiques, physiques et naturelles. Techniques.