Les clubs du livre
De création relativement récente en France, puisque le plus ancien d'entre eux atteint à peine à sa dixième année d'existence, les clubs du livre, sous leur forme actuelle, ont inauguré de nouvelles techniques de publication et de diffusion, dont le succès n'a pas laissé d'inquiéter les professionnels de la librairie et de l'édition. Les uns et les autres, devant le danger que présentait pour leurs activités la concurrence inattendue qui leur était faite, ont riposté par la fondation de nouveaux clubs, dont l'un, celui des libraires de France, fonctionne depuis quelques années, et dont deux autres, le « Livre-club du libraire » et le « Club des éditeurs », viennent d'être créés. Leur initiative témoigne de la faveur qu'a rencontrée la formule du club auprès d'un vaste public, puisqu'ils n'ont trouvé de moyen plus efficace de la combattre que de l'adopter eux-mêmes.
I
C'est en Allemagne, au lendemain de la guerre 1914-1918, que les clubs du livre prirent naissance. Mais leur développement fut loin d'égaler celui qu'atteignirent aux États-Unis les entreprises commerciales fondées sur des principes analogues de sélection et de vente directe du livre. Dans ce pays, en effet, des clubs, à l'échelle du territoire immense qu'ils prospectent, ont entièrement renouvelé le commerce du livre. Forts de leurs centaines de milliers d'adhérents, ils leur adressent d'office, chaque mois, un volume qu'ils ont choisi parmi la production courante des éditeurs américains et qui leur est vendu à un prix inférieur à celui de la librairie. Le succès d'un ouvrage dépend donc en grande partie de sa sélection par un club et cette considération influence inévitablement le programme de publication des éditeurs qui sont incités de la sorte à ne choisir de manuscrits qu'en vue de leur éventuelle sélection. De telles pratiques se sont avérées, en définitive, aussi néfastes pour les jeunes auteurs que pour les éditeurs et les libraires, dont l'effectif est en constante diminution. En revanche, les clubs tirent argument du grand nombre de leurs adhérents pour prétendre qu'ils ont amené à la lecture des milliers d'Américains qui n'auraient pu être touchés par l'intermédiaire du libraire, c'est-à-dire par les procédés normaux de diffusion. Il convient d'ajouter à leur décharge que dans certaines villes importantes, il n'existe aucune librairie à l'exception de ces bazars qui débitent aussi bien du chewing-gum et des ice-cream sodas que des « pocket-books ».
En France, une entreprise similaire, mais dont les modalités de fonctionnement différaient totalement de celles des clubs américains, fut mise sur pied, dès 1924, par M. René Julliard. Chaque mois, un comité, comprenant des écrivains et des critiques éminents, se réunissait pour désigner « les livres qui lui semblaient les plus représentatifs de l'activité littéraire française 1 ». Parallèlement, un service commercial faisait l'envoi, au prix de librairie, des ouvrages sélectionnés par le comité de lecture à une clientèle d'abonnés qui se recrutait principalement à l'étranger. Un bulletin de liaison, Le Cahier, expliquait les raisons qui avaient déterminé ce choix, en même temps qu'il fournissait un bref panorama du mouvement littéraire, artistique et musical en France.
En 1929, afin d'offrir à ses adhérents des livres d'une présentation plus soignée, « Sequana » obtenait des éditeurs, à l'intention de ses abonnés, des exemplaires spécialement imprimés sur papier de chiffon des ouvrages les plus marquants choisis parmi leur production. Ce choix s'effectuait sur manuscrit et le livre « Sequana » était diffusé, en même temps que l'édition courante, à un prix légèrement supérieur.
L'activité de « Sequana », qui était presque entièrement tournée vers l'étranger, prit fin en 1939, au moment de la déclaration de guerre.
Sur le modèle de « Sequana » se constituèrent dès 1930 les « Sélections Lardanchet », qui prirent naissance dans le magasin d'un libraire lyonnais, où se réunissait, pour confronter leurs impressions de lecture, un petit cercle d'amateurs lettrés. Une revue fut fondée : Le Bulletin des lettres, et le cercle se transforma en comité de lecture qui entreprit de sélectionner, chaque mois, deux titres récemment parus. Les ouvrages retenus sont envoyés d'office aux adhérents qui ont souscrit un abonnement à la sélection mensuelle; en outre, un certain nombre de ces ouvrages - une dizaine par an - font l'objet d'un tirage numéroté, sur beau papier, constituant l'édition originale.
En Angleterre, aux Pays-Bas, en Autriche, dans les pays scandinaves, en Suisse, on assiste également à l'éclosion de clubs parmi lesquels la « Guilde du livre », fondée il y a une vingtaine d'années par l'écrivain suisse Ramuz et dont le siège est à Lausanne, compte en France de nombreux membres.
En France, cependant, c'est au lendemain de la Libération, avec la fondation du « Club français du livre » et des concurrents que son succès ne tarda pas à susciter, que les clubs prennent un grand développement. La formule qu'ils ont adoptée et qui a été en grande partie à l'origine de leur prospérité est plus souple que la formule américaine : elle respecte davantage la personnalité et les goûts des adhérents, auxquels on n'impose pas, mais auxquels on propose une sélection de titres entre lesquels le choix est libre, sous réserve d'un minimum d'achats.
On a prononcé, à propos des publications des clubs, le terme de « livres objets ». Cette expression est exacte si l'on considère le soin apporté à leur présentation intérieure et extérieure, à leur reliure notamment, qui les destine à prendre place dans un ensemble - la collection - et à constituer même parfois un élément décoratif dans l'aménagement d'un bureau ou d'un living-room. Mais ce n'était pas le seul but recherché par les fondateurs des clubs. D'ailleurs, si telle eût été leur intention, leurs adhérents n'auraient pas tardé à leur témoigner, par leur correspondance et par leurs suggestions, que le contenu du livre ne paraissait pas leur offrir un moindre attrait que l'habillage qui le recouvrait.
Il fallait donc leur proposer un texte également soigné, qui se différenciât de celui qu'il était possible de se procurer dans le commerce par quelque chose de neuf et d'inédit. Cette nouveauté, on pouvait la trouver soit dans l'illustration et la typographie, s'accordant avec le texte et en soulignant les intentions, soit dans l'établissement du texte lui-même, revu d'après les manuscrits originaux ou les éditions les plus sûres, enrichi et complété par des notes, une introduction, une préface. La reliure, elle aussi, conçue comme un élément vivant de la décoration, révélera, par son aspect, l'esprit et le contenu de l'œuvre qu'elle recouvre.
De ce fait, le livre de club offrira un harmonieux équilibre entre une présentation et un texte d'égale qualité. Sans doute est-ce là un idéal auquel ces publications n'atteignent pas toujours, car il y a deux sortes de clubs, ceux qui se contentent d'offrir à leur clientèle, pour un prix égal ou légèrement supérieur à celui d'un ouvrage broché, un livre relié, et ceux qui considèrent le livre de club, non point seulement comme un livre-objet, mais aussi comme « un corps vivant » qui « ne se définit que dans cette succession : reliure, pages de garde, de titre, texte, annexes, justification... 2 ». C'est à cette seconde catégorie de clubs que l'on doit des réalisations qui méritent d'être signalées.
La collection Dossiers de l'histoire (« Club du meilleur livre »), qui recueille les textes des grands procès du passé, constitue une série de volumes d'un format presque carré, dont la reliure sobrement décorée, l'illustration, la typographie évoquent les vieux registres judiciaires. La réédition du traité d'Ambroise Paré : Animaux, monstres et prodiges (« Club français du livre ») se présente sous une couverture parcheminée qui suffit à elle seule à replacer l'œuvre du célèbre chirurgien dans l'atmosphère de son époque. Le portrait de Néron dont s'orne la reliure de la biographie de cet empereur (« Club des libraires de France ») permet au lecteur, grâce à un cadrage approprié, de découvrir le visage même du héros et non le buste conventionnel des sculpteurs officiels, ce qui correspond à l'esprit même de l'ouvrage ainsi présenté.
Citons encore, pour l'intérêt de leur texte, la traduction des Œuvres complètes de Georg Buchner (« Club français du livre »), celle du Journal de Katherine Mansfield (« Club des libraires de France »), les Œuvres complètes de Baudelaire, au « Club du meilleur livre », dont la présentation chronologique constitue une réelle innovation par rapport aux éditions antérieures. De même les documents originaux et les commentaires qui enrichissent les éditions d'Alcools et de Calligrammes au même club, renouvellent entièrement notre connaissance du poète Apollinaire et de son oeuvre, etc...
De telles réalisations ne peuvent être le fait que d'organismes disposant, comme les clubs, d'un temps moins limité que n'en ont d'ordinaire les éditeurs, auxquels leur programme de fabrication et les soucis de l'actualité imposent souvent des délais de publication très courts. Mais offrir, à un prix abordable, qui s'échelonne entre 800 et 2.000 F - 3.000 pour les plus luxueux -, un volume relié en toile ou en cuir, d'une présentation et d'une typographie soignées, souvent enrichi d'illustrations, c'est, si l'on ose dire, une performance qui ne peut s'accomplir que dans la mesure où l'édition tout entière s'écoule régulièrement et facilement, sans invendus, c'est-à-dire dans la mesure où le club est assuré d'une clientèle fidèle et confiante et qu'il a les moyens de s'informer de ses désirs et de ses goûts en même temps que la possibilité de lui communiquer régulièrement son programme de publications. La nécessité d'un contact permanent s'impose donc de toute évidence; et ce contact est à la base même de la notion de club qui substitue à la chaîne commerciale qui s'étend du fabricant au consommateur, un lien direct, une étroite collaboration entre les membres d'une même communauté 3.
C'est précisément pour établir cette collaboration que la plupart des clubs assurent à leurs adhérents le service d'un bulletin, en principe mensuel, qui contient, outre des nouvelles de leurs activités et une description de leurs nouvelles publications, une partie réservée à la correspondance avec les abonnés. Il est à regretter que, dans la plupart de ces bulletins, à l'exception toutefois de celui du « Club des libraires » : Actualité littéraire 4, aucune place ne soit réservée à des informations plus générales sur l'activité des écrivains et des maisons d'édition, et que leurs pages de publicité concernent davantage des robes de chambre et des moulins à café que les livres récents parus aux vitrines des libraires.
Aussi est-ce avec raison que, dans le rapport qu'il a présenté au 13e Congrès de l'Union internationale des éditeurs 5, M. Jean Bardet a exprimé le voeu que les clubs soient mis dans l'obligation « de consacrer à la recension des livres parus en édition courante non édités par eux, une surface égale, par exemple, au cinquième de la partie rédactionnelle de leurs bulletins ». Cette obligation, qui sauvegarderait les intérêts des éditeurs, ne serait pas moins profitable aux adhérents des clubs eux-mêmes, qui auraient ainsi la possibilité de procéder à une confrontation plus étendue.
A dire vrai, plus encore qu'aux éditeurs, qui continuent à percevoir des droits sur les livres de leur fonds, objets des rééditions de club, c'est aux libraires que l'existence des clubs du livre porte un préjudice grave. En effet le principe de vente directe « de l'éditeur chez le lecteur » qu'ont adopté, à leur début, les différents clubs pour abaisser le prix de vente de leurs publications devait leur permettre de s'affranchir de l'intermédiaire du libraire.
Mais cette formule « séduisante du point de vue financier » n'a pas tardé à se révéler décevante. Ainsi que l'a fait remarquer, en effet, M. René Julliard 6, « la publicité que le club est obligé de faire pour atteindre les clients chez eux n'est pas loin d'être aussi coûteuse que la remise faite par l'éditeur au libraire ». Que l'on songe au coût des annonces dans un journal, aux frais qu'entraîne l'envoi de prospectus de propagande, à la rétribution des représentants en province, et l'on reconnaîtra qu'ils grèvent un budget à l'égal de la commission dont les éditeurs font bénéficier les libraires.
En réalité, le prix relativement peu élevé des publications des clubs tient, nous l'avons dit, moins aux économies réalisées sur les remises au libraire qu'à la vente facile dont elles sont assurées grâce au contact permanent que les clubs entretiennent avec leurs membres. La réussite rapide du « Club des libraires », qui, comme son nom l'indique, écoule ses livres par l'intermédiaire du libraire, n'est-elle pas la preuve que, dans la mesure où celui-ci sait s'adapter à des méthodes nouvelles, la formule du club n'est pas incompatible avec celle de la vente en librairie et qu'au contraire toutes deux se complètent l'une l'autre 7? Que l'on soit ou non d'accord avec M. Jean Alexis Néret 8, auteur d'une Histoire illustrée de la librairie et du livre français, pour prédire « que le club de livres périra, comme les autres inventions de librairie, par la concurrence, la dispersion et la désaffection soudaine et inévitable du public pour une formule qui, comme toutes les autres, fera son temps », on doit reconnaître que celui-ci a imposé un style nouveau à la technique du livre contemporain. Sans qu'on puisse parler d'un déclin de faveur du livre broché, qui recueillit longtemps la préférence du public français, il faut reconnaître que les reliures d'éditeurs, recouvertes ou non d'une jaquette illustrée, apparaissent, en nombre croissant, à la devanture des libraires. Des éditeurs ont, en effet, reconnu l'intérêt que pourrait offrir, pour un écoulement plus aisé de leurs titres, une présentation qui s'inspirât de celle qu'ont mise à la mode les clubs. Ainsi convient-il de signaler, entre autres, une initiative due aux éditions Amiot-Dumont qui, sous le titre de « Bibliothèque Amiot-Dumont », présentent, à raison de deux titres environ par mois, une sélection, reliée en pleine toile et imprimée sur papier fort, de leurs principales nouveautés. Dans chaque volume figure une vignette détachable, valable jusqu'à la fin de l'année. Lorsque l'acheteur aura rassemblé six vignettes de titres différents, il les remet à son libraire afin de recevoir gratuitement un septième volume de la collection.
L'intérêt suscité par la naissance du volume de club répond au goût qu'a conservé pour le livre relié et bien présenté un public cultivé qui fut amateur de beaux livres, mais à qui les dévaluations successives de la monnaie et la diminution constante de son pouvoir d'achat en même temps que le coût de la reliure artisanale n'ont pas toujours permis de se constituer une bibliothèque choisie. La formule même des clubs du livre ne renouvelle-t-elle pas dans une certaine mesure celle de ces Sociétés de bibliophiles, dont la vogue, considérable à la fin du XIXe siècle et au début du xxe, semble avoir lentement décru, faute d'avoir pu conserver des adhérents en nombre suffisant, ou celle encore de ces ouvrages ou de ces séries d'ouvrages, publiés par souscription, tels qu'au début du XIXe siècle, les œuvres complètes des grands écrivains ou, à une époque plus récente, les Cahiers de la quinzaine ou les Cahiers verts de Bernard Grasset? Aussi peut-on dire que les clubs du livre français, selon une formule qui leur est propre, recréent une tradition déjà ancienne du commerce de la librairie en France.
II
Si les clubs ont rencontré auprès du public un accueil favorable dont témoigne le nombre de leurs adhérents, en a-t-il été de même auprès des bibliothécaires? Sans doute les réponses au questionnaire qu'avait adressé à quelques-uns d'entre eux la Direction des bibliothèques de France démontrent-elles que ce problème n'a pas manqué de retenir leur attention; mais il arrive aussi qu'on relève sous leur plume des préventions contre les clubs, soit qu'ils estiment que leurs publications n'offrent qu'un faible intérêt pour leurs lecteurs et qu'elles sont d'un prix trop élevé, soit que des difficultés d'ordre administratif leurs paraissent faire obstacle à l'adhésion de bibliothèques publiques, soit qu'ils redoutent enfin d'aliéner leur liberté de choix, en s'engageant à souscrire à une série de volumes dont ils ignorent les titres à paraître. Un certain nombre de ces préventions tomberaient peut-être d'elles-mêmes, si les modalités de fonctionnement des divers clubs du livre étaient mieux connues.
Dans la plupart des cas, les conditions d'adhésion sont relativement simples. L'inscription à un club s'effectue, en effet, tantôt par l'acquisition de l'une de ses publications - c'est le cas le plus fréquent, - tantôt par le versement d'un droit d'entrée des plus réduits, acquitté une fois pour toutes (100 F pour la « Guilde du livre », 250 F pour le « Club des libraires », 300 F pour celui des éditeurs). Si la plupart des clubs font à leurs adhérents l'obligation d'acquérir, dans le cours d'une année, un minimum d'ouvrages (de trois à six selon les cas), d'autres n'appliquent pas cette règle avec la même rigueur. Il sera d'ailleurs relativement aisé à un bibliothécaire qui peut consacrer à l'accroissement de sa bibliothèque des sommes plus importantes qu'un simple particulier de découvrir, dans la collection annuelle des ouvrages que les clubs ont édités, les trois à six volumes dont l'achat doit lui permettre de renouveler son adhésion. De même, rien ne l'empêchera de se procurer, auprès des clubs qui ne demandent aucun droit d'entrée, une seule de leurs publications, dans le cas où celle-ci, à l'exclusion de toute autre, lui paraîtrait mériter d'être acquise. Enfin la création de nouveaux clubs, qui diffusent leurs volumes dans les librairies, est de nature à satisfaire ceux des bibliothécaires qui sont tenus de faire passer toutes leurs commandes d'ouvrages par l'intermédiaire d'un libraire.
Entre autres avantages que le club réserve à ses membres, nous avons déjà signalé l'envoi mensuel d'un bulletin de liaison qui contient, en même temps qu'un compte rendu de ses activités, la description de ses récentes publications. Sans méconnaître la valeur de quelques-uns des articles qui composent ces bulletins, il faut admettre que le principal intérêt qu'ils présentent pour un bibliothécaire est de le tenir au courant des dernières publications de ces clubs : certaines d'entre elles, en effet, s'épuisent très rapidement; aussi, dans le cas où il envisage de les acquérir, lui importe-t-il de les commander aussitôt qu'elles ont été annoncées dans le bulletin.
Chaque mois, par la voie du bulletin, les clubs proposent à leurs adhérents une moyenne de deux à quatre volumes : des romans parus antérieurement en librairie, aussi bien que des oeuvres classiques, des ouvrages d'art, des études historiques, etc... Il est évident qu'un choix s'impose parmi ces publications, choix qui sera d'autant plus facile que les clubs ne font pas à leurs adhérents l'obligation de les acquérir toutes.
Quoique le programme de la plupart d'entre eux exclue en principe une littérature de facilité, les romans qu'ils publient ne présentent ni le même intérêt, ni la même qualité. Le besoin s'imposait-il, par exemple, de rééditer si fréquemment Jules Verne, Alexandre Dumas ou Maurice Leblanc? Si ces auteurs ont des fervents parmi les habitués des bibliothèques, on voit mal ce qu'une édition de club apporte de nouveau à leurs œuvres. La publication d'autres textes paraît témoigner parfois de concessions fâcheuses à certains goûts du public. Il semble même que dans cet ordre d'idées certains clubs se livrent à une sorte de rivalité. Est-ce, en effet, une coïncidence si deux d'entre eux ont publié, à un intervalle assez rapproché, l'un : La Véritable vie privée du Maréchal de Richelieu, l'autre : Amours et intrigues du Maréchal de Richelieu? De même, si Bonaventure des Périers, Brantôme, Crébillon fils, Casanova, le marquis de Sade, sont devenus ou sont en voie de devenir des classiques, est-ce une raison pour les inclure presque systématiquement dans les sélections mensuelles?
Il arrive également que, pour assurer le recrutement de nouveaux adhérents, divers clubs orchestrent toute une campagne de propagande autour de « best-sellers » récents, tels Les Carnets du Major Thompson ou L'Histoire de France racontée à Juliette. Les clubs, à notre sens, se détourneraient de leur rôle, s'ils utilisaient trop souvent cette formule, et il faut, selon nous, laisser à une oeuvre le temps de se « bonifier » avant d'en faire l'objet d'une édition de club.
Ces réserves faites, l'intérêt que présentent certains des romans qui figurent aux catalogues des clubs n'est pas niable. Citons, au hasard de récentes sélections : Maxime Gorki : Les Trois, Jean-Louis Curtis : Les Forêts de la nuit (« Club français du livre »); Léon Bloy : Le Désespéré, Thomas Mann : Tonio Krôger (« Club des libraires de France ») ; André Malraux : Les Conquérants; Saint-Exupéry : Courrier Sud (« Club du meilleur livre »); Gilbert Cesbron : D'outre-monde, contes inédits, en édition originale, Gogol : Les Ames mortes, Maupassant : Bel-Ami, ainsi qu'une collection de poche : La Petite ourse avec des textes de Th. Mann, Julien Green, D. E. Lawrence, Jean Cocteau, Jacques Chardonne, etc. (« Guilde du Livre »). La 3e série de la Comédie universelle publiée par le « Club bibliophile de France » comporte les romans suivants : Pendennis, par Thackeray; Une famille portugaise, par Eça de Queiroz; La Chronique de Travnik, par Ivo Andritch; Les Pionniers, par Fenimore Cooper; Lucien Leuwen, par Stendhal; Misericordia, par Bénito Pérez Galdos.
Le texte même des romans présente parfois de notables améliorations par rapport aux éditions courantes. C'est ainsi que, dans l'exemplaire de Bella, de Jean Giraudoux, au « Club des libraires de France », un certain nombre d'erreurs et de coquilles typographiques de l'édition originale se trouvent corrigées d'après le manuscrit autographe. On doit encore à ce même club une réédition du roman de J. L. Curtis, Les Justes causes, complétée par le dossier de l'oeuvre, comprenant notamment les fiches biographiques des héros, semblables à celles que Zola établissait pour les personnages des Rougon-Macquart. De même, le « Club du meilleur livre » a publié La Brière, d'Alphonse de Chateaubriant, avec les carnets de notes inédites de l'auteur, et Les Conquérants de Malraux, dans leur version définitive avec une postface de 1949.
Pour répondre aux désirs fréquemment manifestés par leurs adhérents, la plupart des clubs consacrent, dans leur programme, une place de plus en plus importante à la réédition soit d'œuvres classiques, soit de textes plus récents, que leur valeur portera, dans un temps plus ou moins rapproché, au rang de classiques, soit enfin d'ouvrages anciens épuisés en librairie, d'une valeur indiscutable. Les uns comme les autres bénéficient généralement d'un texte amendé, de commentaires et d'introductions dus à la collaboration de spécialistes, et éventuellement de reproductions d'illustrations d'époque. Certains clubs ont même réservé aux grands classiques de la littérature mondiale des collections spéciales, qui se distinguent par une présentation plus soignée : Portiques pour le « Club français du livre »; Le Nombre d'Or pour le « Club du meilleur livre ».
Ce ne sont pas seulement des textes classiques courants qui figurent aux catalogues des clubs, mais également des ouvrages qu'il est assez difficile de se procurer, en librairie, dans des éditions destinées à un public moins restreint et moins spécialisé qu'une clientèle d'érudits ou d'étudiants : Homère, Eschyle, Plutarque, Machiavel, Rivarol. Certains adhérents ont pu regretter qu'en ce qui concerne les classiques étrangers le texte original ne figurât pas en regard de la traduction française; une exception doit être faite pour les Œuvres complètes de William Shakespeare (« Club français du livre ») publiées en édition bilingue, mais c'est peut-être avoir poussé le scrupule un peu loin que d'avoir laissé, dans leur texte anglais, les notes explicatives et les commentaires de l'édition de Cambridge.
D'autre part, il est inutile de souligner l'intérêt que peuvent présenter, pour une bibliothèque qui ne les possède pas ou qui n'en possède que des exemplaires vieillis et incomplets, des rééditions d'ouvrages rares ou épuisés, qu'il s'agisse d'un traité d'Ambroise Paré, de poésies de Victor Segalen, de la correspondance de la Princesse Palatine ou des voyages du Capitaine Cook. Sans doute le bibliothécaire avait-il la possibilité de les acquérir auprès des libraires d'occasion; mais les notes et les introductions qui accompagnent les éditions de club, ainsi que le soin apporté à l'établissement de leur texte, les rendent parfois préférables à des éditions plus anciennes, mais dépourvues de compléments. C'est ainsi que la préface de François Mauriac à la réédition du roman d'André Lafon, L'Élève Gilles (« Club français du livre »), ne constitue pas seulement le témoignage d'un contemporain sur la personnalité de l'auteur, mais elle met aussi l'accent sur l'actualité de son œuvre en même temps qu'elle la replace dans la perspective de son époque.
Enfin, lorsque les clubs du livre, assumant toutes les responsabilités d'un éditeur, mettent en vente des textes inédits, nouveautés ou traductions d'oeuvres étrangères, c'est au bibliothécaire de juger de l'intérêt qu'ils présentent pour sa bibliothèque de la même manière qu'il le ferait pour un ouvrage paru dans des conditions normales de diffusion.
Le problème de l'illustration est également l'un de ceux auxquels les clubs ont apporté un soin particulier, soit qu'ils fassent appel à des artistes contemporains, Aristide Maillol pour Daphnis et Chloé (« Club des libraires de France »), Bartoli pour Robinson Crusoë (« Club français du livre »), soit qu'ils aient rassemblé une riche documentation iconographique parfois inédite autour de l'auteur et de son oeuvre. C'est ainsi que les reproductions photographiques dont est illustré le livre de C. W. Ceram : Des dieux, des tombeaux, des savants, dans l'édition du « Club des libraires », constituent une véritable histoire par l'image de la découverte archéologique des civilisations disparues.
Il ne fait guère de doute que, par leur aspect attrayant, les publications des clubs sollicitent davantage la curiosité du public que les éditions courantes aux reliures de toile unie et seront de ce fait plus fréquemment empruntées; cependant l'originalité même de cette présentation, le caractère d'avant-garde de certaines illustrations peuvent aussi déconcerter des lecteurs.
Quoi qu'il en soit, dans les bibliothèques où des statistiques ont pu être établies, celles-ci laissent apparaître une nette augmentation du prêt des ouvrages qui ont fait l'objet d'éditions de club. A la Bibliothèque municipale de Soissons, par exemple, Derborence de Ramuz, en édition courante, avait donné lieu, de 1948 à 1954, à quatre prêts seulement : dans l'exemplaire de la « Guilde du livre », ce roman a été emprunté douze fois en moins d'un an; des constatations identiques pourraient être faites à partir de nombreux autres exemples.
Un autre avantage que présentent pour les bibliothèques de prêt - municipales ou circulantes - les volumes de club, comme tous les ouvrages présentés sous un cartonnage ou une reliure d'éditeur, c'est de pouvoir être mis rapidement en circulation, aussitôt après avoir été équipés. On sait que, d'une manière générale, les bibliothécaires reprochent aux reliures d'éditeur leur manque de solidité; ils leur préfèrent des livres vendus brochés qu'ils auront la faculté de faire relier par la suite. Dans la mesure où certains d'entre eux ont eu la possibilité d'expérimenter les reliures de club, celles-ci leur sont apparues sans doute moins solides que les reliures artisanales, suffisamment cependant pour résister à de nombreux emprunts, bien qu'on observe parfois, après un usage prolongé, un certain gauchissement dans les volumes les plus épais. Une réserve est à faire également en ce qui concerne certaines reliures de pleine peau qui semblent moins résistantes que la toile. De même, un excès d'originalité dans la présentation de quelques reliures (en velours, par exemple) les rendent absolument inutilisables dans une bibliothèque de lecture publique.
Les couleurs des reliures peuvent être conservées dans leur fraîcheur originelle, si, après avoir retiré les jaquettes en rhodoïd qui sont cassantes et ne protègent pas suffisamment les bords inférieurs des plats, on prend soin de recouvrir les volumes d'une couverture en matière plastique transparente. Ce procédé de conservation est d'ailleurs couramment employé dans de nombreuses bibliothèques étrangères, en Grande-Bretagne et aux États-Unis notamment, où les volumes sont présentés sous leur cartonnage d'éditeur.
Enfin, si l'on compare le prix des ouvrages de club à celui des éditions courantes auquel il convient d'ajouter le coût de la reliure, on est amené à constater que, très souvent, la différence est à l'avantage des premiers. Elle se fait particulièrement sentir dans les publications de la « Guilde du livre », reliées en pleine toile, vendues à un prix inférieur à celui du volume broché. Si le prix des livres édités par d'autres clubs est plus élevé, il peut être considéré comme relativement bas quand on fait entrer en ligne de compte celui de la reliure, ainsi que la qualité de la présentation.
Il est cependant une confusion que différents clubs eux-mêmes n'ont que trop tendance à entretenir et qu'il importe de dissiper, non certes dans l'esprit du bibliothécaire, mais dans celui de certains lecteurs. En dépit de l'originalité de leur présentation, parfois de la richesse de leur illustration, de leur tirage numéroté et surtout des affirmations des prospectus publicitaires, les livres de club ne sont pas des livres de luxe. Leur présentation, ainsi que l'a écrit M. R. Picquot, président d'honneur de la Chambre syndicale des libraires de France 9, « n'est que commerciale et ne peut lutter avec les belles éditions présentées par les éditeurs spécialisés; leurs tirages à des dizaines de milliers d'exemplaires leur interdit l'entrée du domaine de la bibliophilie où les tirages ne dépassent pas mille cinq cents exemplaires ». A ce titre rien ne saurait donc s'opposer à ce qu'ils circulent largement parmi le public des bibliothèques et qu'ils figurent sur les rayons d'une section de prêt ou d'un bibliobus.
Il est évident que les publications des clubs du livre, comme tous autres ouvrages d'ailleurs, ne peuvent être mises, sans une sélection préalable, à la disposition des usagers d'une bibliothèque publique et qu'un choix s'impose, dans lequel doivent intervenir aussi bien la valeur et l'intérêt des textes édités que la qualité et la solidité de leur présentation matérielle. Mais qu'il en approuve ou en rejette la formule, il n'est guère possible à un bibliothécaire de ne pas tenir compte de l'existence des clubs du livre et des ressources qu'ils lui offrent pour enrichir ses collections. Une évolution se dessine d'ailleurs dans leur structure et le jour n'est peut-être pas très éloigné où les publications de tous les clubs seront librement exposées dans les librairies et trouveront une place dans l'ensemble de la production littéraire française, concurremment avec les nouveautés de l'édition.