Transformer les bibliothèques

La stratégie danoise pour la société de l’information

Rolf Hapel

Dans le sillage de la stratégie danoise pour la société de l’information adoptée en 1995, une nouvelle politique nationale des bibliothèques a été approuvée en 2000. Elle impose de proposer au public tous les types de supports et d’offrir un libre accès à Internet. En moins de dix ans, les bibliothèques danoises ont réorganisé et étoffé leur offre de services (toujours gratuits) en utilisant les technologies de l’information

In the wake of the Danish information society strategy adopted in 1995, a new national library policy was approved in 2000. Its intention is to propose to the public all types of media and to offer free Internet access. In less than ten years, Danish libraries have reorganized and extended their service offer (always free) in the use of new information technologies

Im Kielwasser der 1995 eingeführten dänischen Strategie zur Entwicklung einer Informationsgesellschaft wurde im Jahr 2000 eine neue nationale Bibliothekspolitik eingeführt. Sie verlangt, dass der Öffentlichkeit alle Arten von Informationsträgern anzubieten sind und der freie Zugang ins Internet zu gewähren ist. In weniger als zehn Jahren haben die dänischen Bibliotheken ihr (weiterhin kostenfreies) Serviceangebot mittels der Informationstechnologien reorganisiert und erweitert

En la estela de la estrategia danesa en la sociedad de la información adoptada en 1995, una nueva política nacional de las bibliotecas fue aprobada en 2000. Esta se impone proponer al público todos los tipos de soportes y ofrecer un libre acceso a Internet. En menos de diez años, las bibliotecas danesas reorganizaron y embalaron su oferta de servicios (siempre gratuitos) utilizando tecnologías de la información

La stratégie nationale danoise pour la société de l’information a été adoptée en 1995. Elle était fondée sur l’idée d’une société cognitive, centrée à la fois sur la compétitivité et sur des valeurs générales comme l’accès libre à l’information ou la solidarité, pour éviter de créer un fossé entre les gens qui sont compétents en information et ceux qui ne le sont pas. La perception des bibliothèques comme acteurs dans la création de la société de l’information y était explicite, mais imprécise ; le résultat a été la mise en œuvre assez tardive de la stratégie de bibliothèque, en 2000, quand la nouvelle politique nationale des bibliothèques a été adoptée.

Cette politique imposait à toutes les bibliothèques de proposer à leurs utilisateurs tous types de médias et un accès libre à Internet. Elle a provoqué un accroissement des dépenses des bibliothèques publiques de 21,5 millions d’euros en trois ans, pour une dépense totale d’environ 263,8 millions d’euros en 2002.

Une réorganisation complète

En moins de dix ans, les bibliothèques danoises ont réussi à réorganiser complètement leur offre de services en utilisant les technologies de l’information. Le moteur de ce développement a été une combinaison de la carotte et du bâton : réductions budgétaires d’un côté, possibilités offertes par les technologies nouvelles et Internet de l’autre, ont conduit à définir des stratégies à long terme associant une forte autonomie, des éléments d’outsourcing et la formation continue du personnel.

La réorganisation a permis aux bibliothèques d’installer un grand nombre de postes Internet, des automates, des robots de triages, des Opac interactifs avec service de réservation et de commande ainsi que de nombreux autres services. À côté des médias traditionnels comme les livres et les journaux, des médias nouveaux comme les cédéroms, les DVD, les jeux pour PlayStation, les e-books, les disques compacts audio et des films numérisés ont été achetés. Un grand nombre de manuels scolaires ont été également acquis. Mais comment réaliser tout cela sans fonds supplémentaires ?

L’infrastructure informatique

Pour créer du contenu et donner de la substance aux services sur Internet, beaucoup de bibliothèques publiques se connectent aux réseaux et aux portails de leur municipalité. Par exemple, toutes les bibliothèques d’Aarhus ont été connectées au réseau municipal de la ville depuis 1997. Aujourd’hui, 235 postes Internet publics dans les bibliothèques sont connectés au « Net rouge » – une section du Net qui est réservée à l’usage d’Internet par les citoyens dans les bibliothèques. Par conséquent, tout le monde peut avoir accès à Internet en allant à la bibliothèque.  Au cours de l’été et de l’automne 2004, le Net d’Aarhus a été converti en un accès large bande de 100 MB, permettant aux bibliothèques de proposer des services avec vidéo et son en streaming de haute qualité. Ce système a depuis été élargi et modernisé à plusieurs reprises.

Avec l’apparition d’Internet, un rapprochement fonctionnel des systèmes de bibliothèques, pour leur partie services au public, et du réseau Internet national, a eu lieu au Danemark. Depuis 1999, il est possible de rechercher, réserver et commander des livres et d’autres médias via les catalogues en ligne de la plupart des bibliothèques. Depuis 2001, les bibliothèques publiques et les bibliothèques de recherche danoises ont été intégrées dans un système national de distribution des documents, fondé sur un catalogue commun. Ce système donne aux utilisateurs la possibilité d’accéder au catalogue commun par Internet et de commander n’importe quel livre. Celui-ci sera livré gratuitement à la bibliothèque la plus proche de l’utilisateur ayant fait la demande (www.bibliotek.dk).

Comme cela a été le cas pour d’autres organisations fondées sur le savoir, Internet a provoqué de profonds bouleversements dans la majorité des bibliothèques. Commencé en 1994 avec les premiers sites Internet de bibliothèque, ce mouvement a depuis été porté par une politique délibérée de mise à jour et d’adaptation aux besoins des utilisateurs ; l’enjeu est aujourd’hui de se focaliser sur le contenu.

Les services gratuits

Les bibliothèques publiques danoises offrent des services et ressources numériques fondés sur Internet parmi les plus développés en Europe. Plus de quarante services spécifiques – tous gratuits – sont proposés et leur nombre ne cesse de croître. À Aarhus, plus de 140 000 personnes ont un code -confidentiel pour utiliser les automates et les services en ligne de commande et de réservation. Plus de 60 000 utilisateurs reçoivent régulièrement des alertes par e-mail sur les livres qu’ils ont réservés, sont abonnés à des e-revues de bibliothèques ou à des services de présentation de nouveautés pour tous les médias.

Le hit rate 1 des bibliothèques municipales d’Aarhus est de plus de 24 millions par an. Les connexions ne viennent pas que des habitants d’Aarhus, mais de tout le Danemark. Environ 60 % des hits sont des recherches dans le catalogue en ligne, des réservations et des commandes. Le reste concerne d’autres services en ligne, dont quelques-uns sont décrits en bref ci-dessous.

Les bibliothèques danoises offrent au public des postes d’accès Internet incluant messagerie et chat gratuit. L’objectif, réalisé dans beaucoup de municipalités, est de mettre à disposition un poste Internet pour mille habitants. La messagerie et le chat sont utilisés surtout par les enfants et les adolescents, dont beaucoup sont des immigrés. Dans ce segment d’utilisateurs, les filles dominent. Les plus grandes bibliothèques sont souvent équipées de hotspots 2, qui permettent aux utilisateurs de la bibliothèque d’avoir accès, avec leur propre ordinateur portable, au réseau, au site et au catalogue de la bibliothèque, à des bases de données et à l’ensemble des ressources du web.

Des espaces d’étude, gratuits pour tout le monde et équipés d’un écran de projection vidéo, accueillent des séances hebdomadaires d’initiation à Internet, pour des groupes d’utilisateurs variés (par exemple les personnes âgées et les enfants) ayant des besoins particuliers (comme voyager, chercher du travail, s’occuper de sa santé). Ces séances sont très populaires, comme les cours de plus longue durée (jusqu’à cinq jours) également proposés.

Les bibliothèques danoises ont développé beaucoup de services co-opératifs, appelés « Les Bibliothèques du Net ». Ces services s’appuient sur le fait que les bibliothèques ne sont pas en concurrence avec le secteur marchand, mais des alliées de celui-ci, en tant qu’institutions publiques, et leur objectif est de faciliter, grâce à Internet, la collaboration des bibliothèques entre elles. Pour les utilisateurs, l’origine du service offert importe peu. La rationalité d’une telle mutualisation des services apparaît avec clarté par exemple dans le cas du service de questions-réponses, où plus de cinquante bibliothèques publiques, bibliothèques universitaires et bibliothèques de recherches se partagent le travail, le service étant accessible en permanence et actif de 8 heures à 22 heures la plupart du temps.

Parmi les services en ligne, on peut citer Finfo (www.finfo.dk) : système d’information pour les réfugiés et les immigrés, qui donne accès en onze langues à des informations de grande valeur sur la société et offre des liens sélectionnés vers des informations provenant de 45 pays. Actuellement, plus de 70 municipalités danoises collaborent à l’administration de ce service sous la direction de la Bibliothèque d’État.

Litteratursiden (www.litteratursiden.dk) est un autre exemple de collaboration des bibliothèques publiques danoises. C’est un portail de la littérature danoise qui présente les auteurs contemporains danois au public et offre des abonnements à l’actualité littéraire : articles sur les livres nouveaux, sur les auteurs, recommandations par les bibliothécaires, débat, contact avec le bibliothécaire, etc. Un e-zine est publié tous les quinze jours et compte plus de 1 800 abonnés. Chaque nouvelle édition est notifiée aux utilisateurs par messagerie avec des hyperliens vers les articles.

Les services relatifs à l’histoire régionale sont très populaires parmi les utilisateurs – pas seulement au Danemark, mais aussi dans des pays comme les États-Unis et le Canada qui ont une tradition d’immigration en provenance du Danemark. Avec l’aide de volontaires, les bibliothèques publiques ont numérisé et mis en ligne des recensements anciens, des données concernant les mariages et des enregistrements de personnages historiques (www.folketimidten.dk). Une base de données contenant des photos anciennes libres de droit (www.danskebilleder.dk) est produite en collaboration avec six bibliothèques publiques du Danemark.

Les bibliothèques de lecture publique sont les chevilles ouvrières du développement des réseaux nationaux de services de bibliothèque du Danemark. Comme initiateurs, développeurs, producteurs ou coproducteurs, beaucoup de bibliothèques s’engagent dans des services comme le guide Net des bibliothèques publiques (www.fng.dk), le service de questions-réponses des bibliothèques nationales (www.biblioteksvagten.dk), le net service coopératif des bibliothèques enfantines nationales (www.dotbot.dk) et bien d’autres.

Une structure de coopération a été fondée par les bibliothèques publiques en réseau, ayant pour objectif de traiter des sujets transversaux, relations entre les bibliothèques et les structures de l’État et du gouvernement, questions de copyright, etc.

Des films de court métrage, d’histoire régionale et d’enseignement sont numérisés, transmis en continu (steaming) et proposés gratuitement aux écoles publiques, lycées et bibliothèques dans la région d’Aarhus par Internet et depuis juin 2004 par large bande/fibernet également : (www.bibcast.dk). Depuis 2004, des fichiers de musique numérisés ont été distribués gratuitement par le Net aux usagers des bibliothèques. Ce service national, appelé « Musique du Net des bibliothèques » (www.bibliotekernesnetmusik.dk) contient plus de 120 000 fichiers sonores à la disposition des utilisateurs d’un consortium de 120 bibliothèques. Ce qui est intéressant dans ces services, ce ne sont pas tant les possibilités techniques, que la percée formidable dans les négociations avec les ayants droit qu’ils ont rendue possible. Les droits de licence sont payés par les bibliothèques.

Les compétences des employés et des utilisateurs

Il a été nécessaire pour les bibliothèques d’améliorer les compétences des employés en technologies de l’information et de la communication, pour leur permettre d’une part d’instruire les utilisateurs, d’autre part de participer à l’enrichissement de l’information, qu’il s’agisse de sélection des ressources ou d’évaluation de la qualité. Ce développement des compétences a inclus aussi bien des éléments de construction de nouvelles méthodes de travail internes informatisées qu’une ambition forte de créer des systèmes basés sur le libre-service pour les utilisateurs. Ainsi, en moins de cinq ans, beaucoup de bibliothèques danoises ont été complètement transformées, passant de services dont la plupart étaient assurés par les employés à un libre-service qui, dans certains cas, a transféré plus de 90 % des transactions aux automates, ainsi qu’aux robots de triage fondés sur la technologie de la courroie sans fin intelligente motorisée par induction.

Un objectif essentiel est de convertir le capital humain ou « le savoir caché » en capital plus structuré et utilisable – notamment par la prochaine génération. L’usage d’espaces collectifs de travail, de calendriers communs, de systèmes d’organisation des compétences, et de beaucoup d’autres outils de management de projets sur intra et extranet, a rendu possible pour les employés des bibliothèques un travail collaboratif efficace avec leurs collègues, à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs établissements.

On peut citer comme exemple d’outil de développement des compétences les cours à distance pour les bibliothécaires danois sur l’usage d’Internet, introduits par les bibliothèques municipales d’Aarhus en 1997. Ces cours ont eu tant de succès au niveau national qu’on les a développés et traduits pour pouvoir les utiliser dans un projet de l’Union européenne destiné aux pays baltes et baptisé DELCIS (Distant Education for Librarians : Creating an Information-Competent Society).

Un autre élément stratégique de l’usage d’Internet dans les bibliothèques est l’implication de la société civile dans le développement des ressources. Les utilisateurs forment une partie essentielle des services, pas seulement comme groupe cible mais à un plus haut degré, comme codéveloppeurs des services. Par exemple, il n’aurait pas été possible de créer « Des recensements sur le Net » sans la participation d’un grand nombre de volontaires, qui ont apporté leur aide à la saisie et au transfert numérique des données.

De même, de jeunes bénévoles, organisés par exemple en groupe de « Netskaters », ont contribué au développement des pages d’accueil pour les enfants. Des jeunes et des représentants des utilisateurs ont joué un rôle actif de conseillers dans le développement de « Finfo » – le système d’information électronique destiné aux réfugiés et aux immigrés – ou d’autres « Net libraries ».

Décentralisation, autogestion, communauté d’objectifs

Les bibliothèques publiques du Danemark sont des institutions publiques modernes disposant d’un haut degré de décentralisation et d’autogestion, dont les objectifs et les buts sont politiquement partagés par les décideurs et la population. Associé à une longue tradition de management de projets, de développement des compétences et de networking, ce contexte explique probablement comment il a été possible d’engager tant de bibliothèques dans les différents projets de développement. La tradition consistant à utiliser et à faire évoluer ses propres capacités et le goût du défi constant peuvent aussi expliquer la grande stabilité professionnelle des agents dans les bibliothèques publiques danoises.

Le Danemark est souvent considéré comme un modèle dans le développement des sociétés de l’information et des sociétés cognitives modernes. On imagine difficilement cette petite nation de seulement 5,4 millions d’habitants, mais relativement riche en ressources économiques et située géographiquement dans une région du monde plutôt tranquille, aux prises avec des problèmes sociaux graves. C’est pourtant la réalité ! La question sociopolitique la plus grave concerne la situation des immigrés et réfugiés qui se sont installés au Danemark pendant les deux dernières décennies, venant de toutes les parties du monde. Cette situation a causé beaucoup de tension sociale dans une nation traditionnellement monoculturelle, pendant toute la durée du processus de transformation vers une société multiculturelle et multiethnique ouverte.

La législation est devenue plus sévère et plus restrictive envers les réfugiés et les immigrés, la tolérance de la société à l’égard de ces groupes de citoyens n’est pas toujours bonne. Dans le processus d’assimilation et d’intégration de cette population très variée (environ 12 % de la population totale de la municipalité d’Aarhus – dans les quartiers populaires jusqu’à 70-80 %), les valeurs fondamentales que représentent les bibliothèques publiques sont inestimables.

Naturellement, une société du savoir qui inclut tous les citoyens, donne accès à la formation et l’information et qui promeut l’utilisation des technologies de l’information et de la communication et l’alphabétisation générale, devrait aussi contribuer à l’insertion sociale et au développement des immigrés, citoyens plus défavorisés que les Danois de naissance.

Assurément, le personnel et la direction des bibliothèques municipales d’Aarhus se font un devoir de livrer à ces utilisateurs des services de bibliothèque modernes et fondés sur les dernières technologies de l’information. Et nous sommes heureux d’avoir eu du succès dans ce domaine – comme nous avons réussi à attirer comme utilisateurs de nos bibliothèques environ la moitié de la population totale des réfugiés et immigrés. Leur taux d’inscription rejoint de ce fait celui, très élevé, de la population totale du pays.

Assurément, le personnel et la direction des bibliothèques municipales d’Aarhus se font un devoir de livrer à ces utilisateurs des services de bibliothèque modernes et fondés sur les dernières technologies de l’information. Et nous sommes heureux d’avoir eu du succès dans ce domaine – comme nous avons réussi à attirer comme utilisateurs de nos bibliothèques environ la moitié de la population totale des réfugiés et immigrés. Leur taux d’inscription rejoint de ce fait celui, très élevé, de la population totale du pays.

Février 2006

  1. (retour)↑  Taux de réussite ou taux de succès. Dans le contexte, il s’agit en fait du comptage des connexions au site ayant donné des résultats en termes de réponse (Ndlr).
  2. (retour)↑  Équipement technique d’un espace permettant l’usage de la technologie Wifi (Ndlr).