Délices et supplices

II. Supplices

Jean-Luc Gautier-Gentès

Le jardin des supplices

Le public selon B. David (Besoins et caprices)

La façon dont B. David dépeint le public des bibliothèques n’est pas la moins discutable des « représentations » qu’il propose. En un mot, les usagers sont infantiles.

  • Égocentriques et encouragés à l’être, par l’institution et ceux qui l’animent, leur comportement atteint des sommets dans l’incivilité – incivilité à l’endroit des autres usagers, incivilité à l’endroit des personnels.
  • Leurs prétendus « besoins » ? Les caprices de « nourrissons tyranniques ».
  • Soit que, frénétiquement, ils poursuivent la satisfaction du moindre de leurs désirs pulsionnels, soit que, ingénument, ils recherchent l’intégration ou la réintégration, sociale ou professionnelle : dans tous les cas, ils tombent dans le panneau du libéralisme, ils agissent conformément à l’intérêt de celui-ci au détriment de leur liberté bien comprise. Garnements mal élevés dans le premier cas, élèves modèles dans le second : toujours des enfants.

Exagération stratégique ? Sans doute. Il s’agit de ne pas laisser au lecteur une chance de refuser son total assentiment aux vues de l’auteur.

Toutefois, si le portrait que B. David fait du public est pour partie conjuratoire, si, en le montrant tel, il nous invite à éviter qu’il devienne tel, pour une autre part, tout porte à penser qu’il le croit véritablement tel. « […] L’intolérable tolérance dont bénéficie une grande partie du public au comportement indigne qui, s’il était le fait d’enfants terribles, inciterait des parents responsables à intervenir fermement » : le ton n’est pas celui d’un auteur qui prend de la distance à l’égard de ce qu’il énonce.

De ses propos, il faut dès lors mettre en relief l’excès. Il s’y ajoute des contradictions.

A. Incivilité

Dans un précédent article paru en 2002 1, et en réaction à celui qu’un groupe de sociologues avait consacré aux « usages conflictuels en bibliothèque », B. David avait fait état de l’hypothèse suivante.

Le comportement de certains usagers passe pour intempestif. Il s’agit en particulier des classes populaires et des jeunes. Réputée plus intempestive que chacune de ces deux catégories, celle qui emprunte aux deux : la catégorie des jeunes appartenant aux classes populaires. Quand les classes populaires auxquelles ressortissent ces jeunes sont celles des « quartiers difficiles », une sorte de comble est atteinte.

Or, si le comportement de ces usagers est perçu comme insupportable, n’est-ce pas par rapport à une norme moins culturelle (profiter de l’offre documentaire, conformément à la destination première de l’établissement) que sociale ? À travers cette norme, et tout en faisant mine d’être ouverte à tous, la bibliothèque n’effectue-t-elle pas un tri parmi la population, ne retient-elle pas la partie qui possède et respecte le code du « bon usager », c’est-à-dire les classes moyennes, et ne rejette-t-elle pas l’autre, c’est-à-dire essentiellement les classes populaires ?

Théorie classiquement appliquée aux institutions, en particulier culturelles. Et que B. David ne fait qu’étendre, après d’autres, aux bibliothèques.

Or, à mon avis, c’est à bon droit. Même si ce schéma explicatif de la façon dont une part de la population est amenée à ne pas fréquenter les bibliothèques demande à être nuancé, complété, en particulier au moyen d’une sociologie des publics et des personnels prenant en compte leur diversité au-delà des catégorisations de surface (les personnels, les jeunes, les classes populaires, les classes moyennes, etc.) 2. Sans oublier une analyse dépassionnée de l’offre documentaire, mais aussi des dispositifs de mise à disposition (notamment les plages d’ouverture).

Mais quelle compatibilité entre le recours à cette théorie, qui interpelle moins le public « incivil » que le « code » d’après lequel il est/serait jugé, et le présent article dans lequel le comportement du même public semble ne plus avoir pour cause qu’un pur et simple « égocentrisme » ?

Comprises – et de ce fait pardonnées – sous ce rapport en 2002, les classes populaires ne méritent-elles plus de l’être en 2004 ?

Ou bien le public incivil que B. David désigne comme tel dans l’article qui nous occupe est-il un autre que celui auquel il pensait en 2002 ? S’agit-il, en 2004, des classes moyennes, tandis qu’il s’agissait des classes populaires en 2002 ? Et si oui, y a-t-il pour B. David deux types d’incivilité, l’incivilité des classes moyennes, intolérable, parce que résultant d’un consumérisme égocentrique, et celle des classes populaires, admissible ou à tout le moins explicable, en ce qu’elle est produite ou coproduite par l’institution qui la montre du doigt ?

Admettons qu’il soit légitime de distinguer ces deux types d’incivilité. Et de fait, on pourrait adhérer à l’idée que l’incivilité de personnes au fait des règles de la civilité et qui, par un « égocentrisme capricieux », les ignorent, appelle moins d’indulgence que celle de personnes à qui ces règles n’ont jamais été enseignées. Admettons, donc, qu’il soit légitime de distinguer ces deux types d’incivilité. Comment, sur la base de quels « indices » identifie-t-on les deux types de public auxquels ils se rapportent ?

Et quelles réactions les personnels sont-ils censés adopter quand le public réputé excusable se comporte comme l’autre, autrement dit, quand les classes populaires ne se contentent pas de ne pas se mouvoir et s’exprimer selon les formes de la civilité « bourgeoise », mais donnent en outre sans état d’âme dans le consumérisme frénétique et cynique des classes moyennes ?

B. Faux besoins et vrais caprices

« Par la magie d’un tour de passe-passe sémantique », écrit B. David à propos du fait que les utilisateurs des bibliothèques sont qualifiés indistinctement d’usagers, « l’idée d’une société clivée par des intérêts antagonistes et irréductibles est ainsi scotomisée ». L’assimilation de tout besoin à un caprice est un tour de passe–passe d’un autre genre.

Car, si de prétendus besoins sont en effet de vrais caprices, il est, à mon avis, des besoins véritables et qui ne sont pas qualifiés comme tels abusivement. Par exemple : pour un immigré, apprendre la langue du pays d’accueil ou garder le contact avec son pays d’origine. Ou encore : trouver ou retrouver un emploi.

Il n’est pas jusqu’à une évasion hors du réel dont il m’est arrivé d’écrire qu’elle était privilégiée à l’excès dans la constitution des collections – il n’est pas, dis-je, jusqu’à une telle évasion qui ne mérite parfois d’être qualifiée de besoin. Car des équilibres mentaux en dépendent. Et parfois des vies.

On a postulé qu’en parlant de « caprices », B. David désignait certaines des attentes du public quant au contenu de l’offre des bibliothèques en matière de documentation et d’information. Une autre interprétation est possible, non exclusive de la première : ce que B. David se propose d’incriminer, c’est une exigence comminatoire des usagers quant aux services que la bibliothèque et ses personnels sont supposés leur rendre – autrement dit, quant à la manière dont la documentation et l’information doivent être mises, selon eux, à leur disposition.

Cette interprétation serait cohérente avec la façon dont B. David dépeint les personnels : comme proprement martyrisés par le public soutenu d’en haut par une hiérarchie acquise aux valeurs et méthodes de l’entreprise (voir ci-dessous).

Sur ce que la population est fondée à attendre de tel ou tel service public, sans doute, si on les interrogeait, ne constaterait-on pas de désaccord entre les agents de ce service et elle.

Leurs pratiques respectives font apparaître ce consensus comme théorique. Se sachant des droits sur les services publics, que finance le contribuable, les usagers sont portés à attendre d’eux plus qu’il ne leur revient d’en faire ou qu’ils ne sont en état de faire. De leur côté, les personnels ont leur idée sur la quantité de travail qui peut être exigée d’eux compte tenu de leur rémunération .

Tant bien que mal, un service public fonctionne quand un compromis est trouvé entre la tendance du public à demander trop et la tendance des agents à ne pas donner assez.

Or, le contexte actuel est propice à la rupture de cet équilibre.

En effet, à tort ou à raison, il paraît aux agents ou du moins à certains agents des services publics que l’existence de ceux-ci est menacée. Sauf à fournir toujours plus de travail. Et encore. Il est dans ces conditions naturel que leur révolte nourrie d’inquiétude, si elle se tourne d’abord vers leurs employeurs, le libéralisme et les politiques qui s’en réclament, n’épargne pas celui au nom duquel il est fait pression sur eux : le public.

Simultanément, selon diverses voies, les usagers sont encouragés à considérer que les services publics ne leur sont pas suffisamment utiles.

Entre les deux parties, les relations ne peuvent dès lors que se tendre.

Il n’y avait pas de raison que les bibliothèques restassent en dehors de cette tension. Bien au contraire, elles étaient destinées à faire partie des services publics où l’on devait s’attendre qu’elle fût la plus sensible : parce que le public y est, le cas échéant, nombreux ; et parce qu’au fil du temps, elles se sont assignées toujours plus de missions.

De ce point de vue, ce qui surprend, dans la partie de son article que B. David consacre à cette question, ce n’est pas qu’il l’ait écrite, mais que cela n’ait pas été écrit avant (à tout le moins, pour autant que je le sache) et plus souvent.

D’un côté, les agents du service public, dépeints, parfois à tort et parfois à raison, comme cramponnés à leurs privilèges. De l’autre, les usagers, dépeints, parfois à tort et parfois à raison, comme des « nourrissons tyranniques ».

Une position médiane est vouée à ne contenter aucune des deux parties. Tant pis. C’est bien elle qui s’impose.

La quantité et la qualité des prestations attendues d’une organisation supposent qu’elle dispose de moyens proportionnés à cette attente. En se plaignant du consumérisme comportemental des usagers, quand ils s’en plaignent, les personnels des services publics contribuent à rappeler cette réalité – une réalité que les collectivités dont dépendent les services en question n’ont que trop tendance à oublier. En ce sens, ce rappel est plus qu’utile : nécessaire. Bien entendu, il reste à s’entendre sur la définition précise, concrète de cette « proportionnalité » des moyens aux missions.

De leur côté, pour peu que leur attente soit conforme aux finalités du service public concerné et proportionnée à ses moyens et que les demandes de chacun ne s’exercent pas au détriment de celles des autres, les usagers sont fondés à se montrer exigeants (d’autant plus, s’ils ne disposent pas des ressources financières leur permettant de se passer du service public). Sous ce rapport, ce qui est qualifié de consumérisme, c’est parfois l’expression de besoins légitimes jusque-là refoulés, anormalement, en raison d’une intériorisation du message selon lequel il est coupable d’attendre trop du service public.

Or, et s’agissant très particulièrement des bibliothèques, il faut souligner que la partie de la population la plus susceptible de ne pas oser exprimer ses besoins, jusqu’à ne pas même se présenter à la bibliothèque, c’est la moins instruite et la plus pauvre.

Que des services fassent l’objet de demandes inédites de la part du public ne les rend en soi ni légitimes ni illégitimes. Mais justement : si elles peuvent ou non être tenues pour légitimes, c’est le point à déterminer. Autre chose que le service public soit en état d’y répondre.

Ce n’est pas parce qu’un service public est en mesure de satisfaire la demande d’un usager que cette demande est légitime. Et ce n’est pas parce qu’il n’est pas en mesure de satisfaire une demande que cette demande est illégitime.

Il est temps de sortir de l’abstraction. Concernant les bibliothèques, voici deux exemples d’attentes dont, à tort ou à raison, j’estime qu’elles ne sont pas exorbitantes :

Pour qu’une personne dont le métier n’est pas le travail intellectuel puisse utiliser les bibliothèques comme instruments de son « élévation à l’intelligence critique des rapports sociaux », il faut certes, comme le préconise B. David, qu’y soient mises à sa disposition « les grandes œuvres de la critique sociale ». Mais d’abord, plus prosaïquement, que les bibliothèques soient ouvertes quand ses obligations professionnelles lui permettent de s’y rendre. C’est-à-dire à midi, le soir et durant les week-ends.

De ce point de vue, la disqualification de la plus large ouverture possible à laquelle paraît se livrer B. David ne peut emporter l’adhésion ; elle est au demeurant contradictoire avec la générosité sociale qui anime sa démarche. Les bibliothèques, à ses yeux, sont désormais des « grandes surfaces » qui ne se distinguent de leurs modèles qu’en ce qu’elles ne s’avouent pas telles. En annonçant, en dénonçant l’expansion des plages d’ouverture des bibliothèques, B. David file sa métaphore et se propose par la même occasion d’en renforcer la validité.

Or, la comparaison ne vaut que si l’offre des bibliothèques ressemble à celle des grandes surfaces. Si tel n’est pas le cas, comme on répète ici le souhaiter et le préconiser, une bibliothèque n’est jamais assez ouverte. Et voir dans son effort pour ouvrir toujours plus une singerie de la pratique des grandes surfaces n’est pas plus pertinent que d’assimiler le vaccin à la maladie.

Il faut au demeurant rappeler que la moyenne des plages hebdomadaires d’ouverture des bibliothèques municipales françaises tourne depuis de nombreuses années autour de dix-neuf heures. De ces dix-neuf heures à l’ouverture maximale qui verrait les bibliothèques se transformer en hypermarchés documentaires, ouverts durant la nuit et le dimanche, la distance est sidérale.

Le défi, aujourd’hui, n’est pas d’empêcher les bibliothèques françaises d’ouvrir trop. Mais de faire en sorte, au contraire, qu’elles ouvrent enfin davantage. Par là passe en particulier l’élargissement de l’accès à un plus grand nombre de salariés.

Il a été fait état plus haut de la pratique professionnelle consistant à conduire une politique d’acquisition peu ou moins regardante au nom du droit du public à lire ce qu’il lui chante. Cette pratique a son équivalent dans le domaine des services. On pense ici très particulièrement aux services, qui tendent à se développer, permettant au public de poser des questions aux bibliothèques via Internet, celles-ci s’attachant à répondre dans les délais les plus brefs.

Certaines de ces questions, la plupart de ces questions relèvent pleinement des missions des bibliothèques, jusques et y compris celles qui ont une finalité pratique. Mais ce n’est pas le cas de toutes les questions, auxquelles n’en est pas moins réservé le même accueil reconnaissant, au nom du même droit du public tenu pour sans limite.

Cette pratique n’est pas évoquée par B. David. Il ne pouvait pourtant rêver mieux pour conforter sa thèse selon laquelle les bibliothèques sont acquises au consumérisme.

Pour autant, condamner jusqu’au principe de tels services, c’est jusqu’où il ne faut bien entendu pas aller. En effet, s’ils sont porteurs de risques paradoxaux (par exemple, ouvrir d’autant moins la bibliothèque qu’elle est interrogeable à distance), ils présentent également des avantages considérables pour le public, à commencer par celui de ne pas devoir se plier à des plages d’ouverture dont on a rappelé qu’elles étaient souvent étroites.

Il n’est pas indifférent de le relever à destination de ceux qui considèrent les demandes individuelles ou à tout le moins un excès en la matière comme antinomiques avec l’idée d’un service public universel : poser des questions n’est pas réservé à quelques-uns ; par ailleurs, tout ou partie des réponses peut être conservé de façon à constituer un corpus accessible à tous 4.

Enfin, du point de vue de la démocratisation des publics elle-même, des espoirs peuvent être nourris ; car s’il est douteux que les services questions/réponses, à eux seuls, rallient massivement les membres des classes populaires qui ne fréquentent pas la bibliothèque, ils sont susceptibles de retenir l’attention d’un certain nombre 5.

Dans un cas (condamnation totale et sans appel), les services questions/réponses sont tenus pour mauvais intrinsèquement. Dans l’autre (usage sans limites), pour non moins intrinsèquement bons. Dans les deux cas, sont oubliées les finalités des bibliothèques. Ces finalités constituent pourtant le référent en fonction duquel doit être appréciée l’opportunité des stratégies et techniques de mise à disposition de la documentation et de l’information, aucune ne pouvant, ne devant être tenue a priori pour haïssable ou merveilleuse.

C. Les usagers des bibliothèques faits et refaits par le libéralisme

Les « gens », en particulier ceux des « classes populaires », pourraient bien être plus malins que ne se l’imaginent, en particulier, l’industrie et le commerce. Sans parler de certains « lettrés », bibliothécaires ou sociologues.

Des maîtres l’ont montré, dont les leçons restent valables, au premier rang desquels Certeau, Hoggart, Passeron.

À leurs démonstrations, il ne faut pas demander plus qu’elles ne peuvent donner. Que l’attention portée par les classes populaires aux consignes de l’industrie du loisir de masse soit « oblique » (Hoggart), autrement dit qu’elles sachent s’en protéger, ne signifie pas que, pour autant, elles se soient approprié la « vraie » culture ; elles sont pareilles à une infanterie qui, cernant un château, ne parviendrait pas à l’investir mais seulement à repousser les assauts de la cavalerie des assiégés.

Mais justement, c’est cette aptitude à se placer hors d’atteinte des mots d’ordre, explicites ou implicites, du libéralisme, que B. David ne reconnaît pas aux usagers des bibliothèques.

Péremptoirement. Or, cette assurance ne vaut pas argument : que les bibliothécaires décrètent le cas échéant leurs établissements « espaces œcuméniques garantissant la coexistence pacifique des contradictions » n’implique en rien que le public oublie ces contradictions. Ni n’implique infailliblement que, renonçant à « instaurer une démocratie icarienne où s’aboliraient les différences sociales », le même public se laisse gagner par « l’illusion d’une possible harmonisation des rapports sociaux sous la domination capitaliste ».

Bien entendu, s’il n’est pas indispensable que l’offre documentaire des bibliothèques vienne susciter ou alimenter chez les usagers une analyse critique de la société ambiante, en l’occurrence libérale, pour qu’ils ne soient pas dupes du système économique et politique sur lequel elle repose, ils auront d’autant plus de chances de ne pas en être les dupes que l’offre documentaire viendra susciter ou alimenter de leur part une telle analyse.

De même ne voit-on pas en quoi le recours à un « pôle emploi » vaudrait adhésion, chez ceux qui l’utilisent, à l’ordre capitaliste. De la part de la bibliothèque, l’installation d’un tel pôle prend acte de l’existence des entreprises et veut intégrer à ses préoccupations la difficulté à trouver, à conserver ou à retrouver un emploi.

Mais aussi bien s’agit-il – aussi bien doit-il s’agir – d’y informer les travailleurs de leurs droits et d’alimenter les réflexions et stratégies des organisations syndicales. De ce fait, le sort réservé par B. David à l’exemple de ce patron exigeant de la bibliothèque qu’elle lui fournisse la documentation dont il a besoin, outre qu’une telle attente paraîtrait naturelle dans d’autres pays d’Europe – la mise en relief de cet exemple, dis-je, n’est pas marquée du sceau de la plus entière impartialité. Selon le même procédé, les « pôles emploi » sont présentés ailleurs dans l’article comme des entités autonomes alors que, le plus souvent, ils ne constituent qu’une partie d’un ensemble de services plus étendu, incluant la formation – qui n’est pas nécessairement professionnelle – et l’information.

Entre laisser un demandeur d’emploi s’enfoncer dans la marginalité et l’aider à trouver ou à retrouver un emploi en l’insérant ou en le réinsérant par là dans le système libéral, mon choix est fait pour la bibliothèque. En faveur, on l’a compris, de l’insertion ou de la réinsertion.

Mais d’une part, celle-ci n’implique en rien, chez les personnes concernées, une soumission à l’ordre libéral ; au contraire, elle est de nature, l’« exploitation » aidant, qu’elle soit effective ou ressentie comme telle, à raviver la flamme d’une éventuelle révolte – ainsi d’ailleurs qu’à rendre possible cette dernière plus que l’absence de domicile fixe. D’autre part, cette révolte, la bibliothèque en tant que telle n’entend pas plus l’empêcher qu’elle ne se propose d’y pousser. Elle met à la disposition de tous les matériaux documentaires qui permettront à chacun de se faire une idée sur la question.

Les bibliothécaires selon B. David (Vers le Golgotha)

La représentation de la situation des bibliothécaires développée par B. David se réfère au même postulat idéologique que sa représentation du public : le libéralisme asservit ceux qui vivent dans une société fonctionnant selon ses dogmes.

C’est ainsi que les personnels sont figurés comme étant la cible de deux injonctions : venant d’en bas ou d’alentour, comme on voudra, l’injonction que leur adressent les usagers de pourvoir derechef à tous leurs désirs ; venant d’en haut, l’injonction d’obtempérer aux exigences des usagers – et pour ce faire, d’adopter les méthodes de l’entreprise.

Tous les personnels ? Oui. Mais font l’objet d’une sollicitude particulière les « salariés de base » qui, dans la perspective de la démonstration et tels que les perçoit B. David, présentent l’avantage d’être à la fois le plus au contact de l’usager/consommateur et placés « sous l’œil vigilant des gardiens du dogme [consumériste et gestionnaire] ». Pris entre la foule/public qui donne libre cours à ses instincts malfaisants et le patron/Pilate qui s’en fait le relais : qui, mieux qu’eux, pourrait dès lors assumer le rôle christique dont B. David a besoin pour déployer sous nos yeux la véritable « passion, au sens biblique » que vivent selon lui ces martyrs du libéralisme ?

D’un côté, cette représentation – j’allais écrire ce spectacle – désigne une double réalité : d’une part, la situation administrative et financière inacceptable de certains agents ; d’autre part, le fait que le « service public », dont l’accomplissement est rarement facile, atteint parfois un degré de pénibilité tel que l’intégrité psychologique et physique des personnels en est menacée.

D’un autre côté, sous-entendant que cette réalité est universelle et permanente, elle verse dans un excès dont conviendront jusqu’aux bibliothécaires des « quartiers difficiles » : la plupart de ceux que j’ai rencontrés, ou ne se laissaient pas démonter par les exigences du public, ou les jugeaient, tout bien pesé, fondées, réservant leurs légitimes doléances à un nombre limité de moments et de cas.

Il n’est pas nécessaire de montrer que les usagers se comportent comme des « nourrissons tyranniques » pour prouver que les personnels des bibliothèques – surtout les « salariés de base » – sont la proie d’un libéralisme oppressif : conformément à leur fonction, leurs patrons, dans cette perspective, suffisent à remplir le rôle du bourreau. Toutefois, que les usagers se comportent comme des « nourrissons tyranniques » aide à la démonstration : rapportés à une obéissance aveugle aux consignes du libéralisme consumériste, les mots d’ordre des patrons pour améliorer le rapport coût/efficacité du service n’en deviennent que plus frénétiques d’une part, plus illégitimes d’autre part – en un mot et à la lettre, plus insupportables 6.

Inversement, si, comme je le pense, une part et même la plupart des « besoins » exprimés par les usagers le sont à bon droit, il reste possible mais devient plus difficile de disqualifier les méthodes visant à améliorer le rapport coût/efficacité.

À droite, l’application aux services publics de l’exigence de rentabilité qui caractérise les entreprises. À gauche, la récusation a priori d’une amélioration de l’efficacité de ces services.

Faut-il choisir ? Sommes-nous obligés d’accepter les termes du choix qui nous est soumis, de faire nôtre l’alternative telle qu’elle nous est présentée ?

Primo, les fonds publics ne sont pas inépuisables. Et il est de ce fait plus que permis, recommandé, de veiller à les utiliser au mieux. Pour ce faire, les techniques communément appelées « management », « gestion des ressources humaines », etc. sont susceptibles de rendre des services. Au demeurant, elles ne visent pas fatalement, intrinsèquement et comme en vertu d’une sorte d’« essence » malfaisante à faciliter l’exploitation des agents.

Secundo, autre chose de vouloir rendre le service plus efficace, autre chose de lui assigner d’être désormais rentable. Il ne doit être ni dans la destination ni dans les méthodes d’un service public culturel d’être rentable, au sens économique du terme.

On revendique ici le droit de faire siennes ces deux convictions. Simultanément. Et inséparablement.

Vouloir rendre le service plus efficace n’implique ni de perdre de vue qu’il s’agit d’un service public culturel et par conséquent de tenir pour légitimes toutes les demandes des usagers, ni de chercher à facturer les prestations au coût le plus élevé, en écartant par là la partie la plus pauvre de la population.

La récusation a priori comme intempestive et suspecte de toute demande adressée au service public d’améliorer son ratio coût/efficacité – la raideur qui caractérise cette position est la meilleure alliée du libéralisme qui, devant cette raideur, a beau jeu d’exposer que la réforme est impossible et de plaider pour la privatisation. Ou bien les tenants de cette position ne sont pas conscients des risques qu’elle comporte. Ou bien ils le sont et leur résistance au changement relève d’une sorte de politique du pire dont l’alternative serait la suivante : la révolution ou la mort. Là encore, on n’est pas obligé de penser que ce choix est le seul possible.

On l’a vu : les relations qu’entretiennent, dans la représentation de B. David, usagers et personnels sont tout sauf sereines et égalitaires. À la façon dont le Christ montait au Golgotha, croix sur l’épaule et sous une pluie de lazzis, les seconds ne laissent pas d’être en proie aux exigences aussi impérieuses que futiles des premiers.

D’un côté, les usagers/maîtres. De l’autre, les bibliothécaires/esclaves.

Passons sur l’empathie démonstrative dont cette description fait preuve à l’endroit des personnels des bibliothèques ; des esprits mal intentionnés pourraient y voir de la démagogie. Pour l’auteur, et c’est de bonne guerre, cette dispensation d’encens présente l’avantage de faciliter l’absorption par les mêmes personnels de la pilule amère d’une sévère mise en cause.

Il ne fait pas de doute que, dans cette représentation apparemment outrée, plus d’un bibliothécaire reconnaîtra la peinture fidèle de son existence professionnelle.

Or, le malaise, pour ne pas dire la souffrance, qui est à l’origine de cet éventuel assentiment doit doublement retenir l’attention.

En premier lieu parce que, fondé ou non, ce malaise, cette souffrance ne sont pas feints.

En second lieu parce que, au-delà de l’attention due aux personnes, ils ont le mérite de mettre en lumière une question rien moins que secondaire : il ne suffit pas de décréter que la « médiation » – mot pris ici dans son acception la plus extensive (accueil, conseil, aide à la recherche documentaire, lutte contre l’illettrisme, etc.) – est au premier rang des missions pour ne pas dire des devoirs des bibliothécaires ; il faut aussi que, cette activité médiatrice, le contexte dans lequel ils travaillent permette à ceux-ci de l’exercer – le contexte, c’est-à-dire, en particulier, l’adéquation du nombre et de la qualification des personnels au nombre des usagers et à leurs attentes, spécialement les attentes de ceux qui sont le plus étrangers à l’univers des bibliothèques.

Cette représentation n’en pose pas moins divers problèmes.

Primo, elle ne rend évidemment pas compte des relations entretenues par les bibliothécaires avec le public dans toutes les bibliothèques, tous les jours et à toute heure du jour – ce qui ne pourrait lui être reproché si elle ne se présentait pas précisément comme une description exhaustive et universelle.

Il arrive, il fait plus qu’arriver que ces relations se situent sur le pied d’une égalité courtoise.

Il arrive, il fait plus qu’arriver que, modestement ici, plus ambitieusement là, les bibliothécaires sortent du rôle purement passif dans lequel B. David les voit cantonnés pour prendre, en matière de médiation, des initiatives dont certaines forment une vraie politique, cohérente et constante.

Mais le plus gênant – c’est le second point – est que, dans cette représentation, seuls les bibliothécaires sont à plaindre.

Peut-être B. David expliquerait-il que, dans son esprit, les usagers ne sont pas moins victimes de l’exploitation libérale que les personnels. Il reste que ce n’est pas ce que nous lisons. Plutôt que comme ses jouets, les usagers, dans l’article, apparaissent comme les complices cyniques – jusqu’à la frénésie – du système politico-économique libéral.

Pour les dépeindre tous ainsi, sans exception, il faut ne pas avoir vu de ces usagers qui, dans toutes les bibliothèques, errent comme s’il leur était imposé de résoudre un rébus. Des membres des classes populaires, auxquels, d’éminents sociologues l’ont montré et B. David lui-même le rappelle, la bibliothèque publique, faite surtout par les classes moyennes pour les classes moyennes, a toute chance d’apparaître comme un univers où ils n’ont pas leur place. Mais aussi des membres des classes moyennes. Car l’appartenance d’une personne à celles-ci ne garantit en rien qu’elle saura tirer le meilleur parti de ce lieu étrange, doté de ses codes propres, qu’est de toute façon une bibliothèque aux yeux d’un non-bibliothécaire, ni même qu’elle s’y sentira d’entrée à son aise.

Une partie de ces errants, faute d’avoir pu résoudre l’énigme et d’avoir été secouru, on ne les reverra plus.

D’autres reviennent. Mais ce ne sera pas nécessairement pour trouver ni même continuer à chercher les documents ou les informations dont ils auraient souhaité disposer.

Si des usagers sont si sages, si conformes à la conception que paraît avoir B. David de ce qu’ils doivent être, c’est parfois parce que, insatisfaits, ils se sont faits à l’idée qu’ils étaient voués à l’être. Pour se remarquer moins que des départs sans retour, ces visites infructueuses n’en sont pas moins elles aussi, pour les bibliothèques, des échecs.

À quelque classe sociale qu’ils appartiennent, si des usagers sont aussi désagréables que B. David les dépeint, ce peut être comme il le pense parce que, considérant la bibliothèque comme leur propriété personnelle, ils ont décidé d’en user sans limites. Mais il arrive que ce comportement trouve son origine dans le sentiment, dont il a été parlé, que les ressources documentaires sont faussement offertes : soustraites en même temps que proposées. De ce point de vue, si pénible qu’elle puisse être pour les personnels, l’agressivité manifestée doit être tenue pour préférable à des retraites muettes.

Fondée sur la frustration, cette mauvaise humeur a son équivalent chez les bibliothécaires. En effet, tous ne présentent pas un visage riant au public. Or, c’est souvent parce qu’ils ne possèdent pas – ou pensent ne pas posséder assez – les connaissances nécessaires pour répondre à son attente. Leur attitude rébarbative tient de la défensive.

Il y aurait quelque profit pour les deux parties à prendre acte que, d’une façon ou d’une autre, les bibliothèques ne sont pas moins hermétiques à certains personnels qu’à certains usagers.

C’est un vaste sujet que celui de la nature des relations qui se nouent entre eux dans cet endroit particulier qu’est une bibliothèque. Somme toute peu exploré, il mériterait de l’être.

À une perception des rapports usagers/personnels selon laquelle une de ces entités serait de façon monolithique et intangible dans une position de domination par rapport à l’autre, il serait sans doute plus exact et plus fécond de substituer une vision intégralement dialectique, où la domination, tantôt un état durable mais tantôt une situation temporaire, changerait constamment de camp selon les lieux, les moments, les personnes et l’objet du contact établi. Il est vrai qu’à ce compte, la pertinence même du concept de domination risquerait d’être affectée. Pourquoi ce serait à la fois dangereux et profitable, on ne peut l’exposer ici.

Notre avenir est le présent

Le présent, selon B. David, est donc détestable. Son point de vue est excessif. Il n’a pas non plus tout à fait tort.

Mais à supposer même qu’il ait raison sur toute la ligne, quelle solution ? Comment faire en sorte que les bibliothèques tiennent les promesses – diffusion de la culture auprès de toutes les catégories de la population – au nom desquelles elles se sont développées ?

La première réponse de B. David est la suivante. L’objectif étant de « s’élever à l’intelligence critique des rapports sociaux », les bibliothèques, écrit-il, seraient bien inspirées de s’ouvrir aux « grandes œuvres de la critique sociale ».

Une conception partielle de l’oppression ?

Suggestion logique : dès lors qu’au libéralisme – c’est-à-dire au capitalisme – doivent être imputés, selon B. David, de lourds dégâts dans le domaine tant culturel que social, il importe de l’empêcher de nuire et, pour ce faire, d’abord, de le démasquer ; or, que font-elles d’autre, ces œuvres dont notre auteur entend faciliter la lecture ?

Mais cette suggestion cohérente est en outre recommandable. En effet, dans aucun ordre, le libéralisme n’est au-dessus de tout soupçon.

Plus généralement, prôner l’accueil effectif dans les collections de documents permettant de conduire une analyse critique du système économico-politique environnant, c’est inciter les bibliothèques à mettre leurs pratiques en accord avec les objectifs qu’elles affichent – en l’occurrence et pour faire bref, la formation d’un citoyen éclairé. Une mise en conformité dont on a vu qu’elle n’était pas superflue.

Que, à lire l’article de B. David tel qu’il est, seul le libéralisme semble devoir faire les frais de la dimension critique assumée (enfin) par les bibliothèques – cette apparente unicité de la cible appelle davantage de réserves.

Sur le plan théorique d’abord. En effet, si B. David fait passer le libéralisme en jugement et le condamne, c’est dans la mesure où lui est rapporté le consumérisme à l’œuvre dans les bibliothèques. Et un asservissement des hommes dont ce consumérisme est à la fois la cause et la conséquence.

Or, le caractère exclusif du lien établi entre le consumérisme et le libéralisme peut être contesté. Consommer, les sociétés communistes en rêvent ; ce que fait le libéralisme, c’est de permettre que ce rêve devienne réalité.

Il y a si peu d’incompatibilité native entre le consumérisme et le communisme qu’on a pu voir l’URSS et les démocraties populaires d’Europe de l’Est tenter de sauver leurs régimes en facilitant la consommation. Jusqu’à s’ouvrir à l’économie de marché. C’est également, et pour les mêmes raisons, la voie qu’emprunte la Chine aujourd’hui.

Quant à l’asservissement des hommes, il y a longtemps qu’il n’est plus nécessaire de démontrer qu’il n’est l’apanage ni des régimes ouvertement fascistes ni des sociétés marchandes. Là où il est parvenu au pouvoir et s’est trouvé en situation de l’exercer sans partage, le communisme s’en est fait une spécialité.

En tant qu’elle vise exclusivement le libéralisme, la recommandation adressée par B. David aux bibliothèques de « s’ouvrir aux grandes œuvres de la critique sociale » décourage une adhésion inconditionnelle sur plusieurs autres plans.

Celui de la déontologie professionnelle d’abord, puisque cette recommandation – dans la mesure, répétons-le, où elle se présente comme univoque – manque au pluralisme idéologique. Et donc à la complétude des éléments de réflexion qu’il s’agit d’offrir aux usagers pour qu’ils puissent se forger une opinion en toute connaissance de cause.

En outre, elle tend à fragiliser la bibliothèque publique en l’exposant au soupçon – un soupçon qui plus est fondé en l’occurrence – des municipalités, des formations et des personnes qui se réclament du libéralisme.

Ou bien la politique est exclue de l’offre des bibliothèques. Mais cette exclusion risque fort de n’être qu’apparente, tant il est vrai en particulier que la politique ne se loge pas seulement dans les textes qui relèvent explicitement d’elle ; et dès lors des déséquilibres sont à craindre, avec les accusations déjà évoquées (manquement au pluralisme idéologique, partialité) auxquelles ils risquent de donner lieu.

Ou bien il est décidé que la politique a sa place dans l’offre documentaire. Mais il importe alors de mettre au point, pour assurer sa représentation, des règles susceptibles d’être comprises et acceptées par tous.

Quelles règles, définies et observées au prix de quels efforts individuels et collectifs, de quelles mesures, juridiques ou non, et moyennant quelles garanties pour la collectivité, quel contrôle ? Telle est la question, que l’article de B. David ne se contente pas de laisser sans réponse : elle n’y est pas posée.

Une chose est sûre : que les bibliothèques témoignent, dans la conduite de leur politique documentaire, d’une neutralité politique insoupçonnable ne garantit en rien qu’elles ne feront l’objet d’aucune méfiance ni d’aucune suspicion de ce point de vue. Mais la méfiance sera d’autant plus lourde, la liberté d’action qui leur sera consentie sur ce plan sera d’autant plus réduite que leurs intentions politiques apparaîtront comme partiales.

Aux observations qui précèdent, il est loisible à l’auteur de répliquer qu’il lui est fait un méchant procès.

Il est bien vrai qu’il s’en prend au libéralisme – et donc peu ou prou, à travers lui, à la démocratie libérale. Pour autant, il ne fait pas plus l’apologie des régimes de la Chine ou de la Corée du Nord contemporaines, par exemple, que du Chili de Pinochet ; ni n’enjoint aux bibliothèques de concourir, fût-ce par omission, à leur apologie.

Rien de plus exact. Mais d’une part, que le libéralisme paraisse détenir, aux yeux de l’auteur, une sorte d’exclusivité du Mal, nous ne le tirons pas de rien. Pas une ligne de son texte qui ne porte à cette conclusion ; et si nous doutions qu’elle fût valide, les auteurs qu’il prend pour garants dissiperaient ce doute.

Mais d’autre part, si l’auteur pense que le libéralisme ne possède pas le privilège de la malfaisance, c’est beaucoup demander à ses lecteurs que de percevoir qu’il le pense. Car enfin, il ne le dit pas. Omission qu’il est permis de juger regrettable dans un article qui, au-delà des options politiques personnelles de l’auteur, entend nous faire partager une conception de la bibliothèque, un projet pour toute bibliothèque publique.

Le premier responsable de la suspicion de parti pris idéologique dont l’article de B. David fera d’aventure l’objet, c’est l’article.

Non tant en raison de ce qu’il dit – son hostilité au libéralisme – que de ce qu’il tait : le cas échéant, les opinions alternatives auxquelles cette hostilité s’adosse.

Car de deux choses l’une. Ou bien B. David n’est le porte-parole d’aucun parti. Mais alors, à quoi bon ses diatribes, et si le système politico-économique libéral n’est susceptible d’être remplacé par rien, ne serait-il pas plus cohérent d’en proposer la réforme que de le condamner intégralement ? Ou bien B. David se réclame d’une formation ou à tout le moins d’un projet politique identifié (un des courants de la pensée libertaire ?) et il aurait été loyal de les nommer ; en effet, disposés à le suivre dans sa critique du libéralisme, nous ne le sommes pas nécessairement à rallier la position d’où il opère ; et si nous nous y retrouvons, nous souhaiterions l’avoir voulu.

On ne saurait à la fois traiter de politique à toutes les phrases et ne pas s’attendre à ce que le lecteur finisse par se situer lui aussi sur le même terrain.

Si les idées politiques personnelles de B. David ne nous regardent pas, de son fait, elles nous concernent.

Jumelles idéologiques

À la question « Que doivent faire les bibliothèques pour se dégager de la situation actuelle, pour rester fidèles à leurs idéaux ? », la première réponse de B. David est donc : « s’ouvrir aux grandes œuvres de la critique sociale ».

Quant aux autres réponses… Il n’y a pas d’autres réponses.

En leur lieu et place, se déploie une évocation émerveillée de la bibliothèque d’autrefois.

« Qu’une bibliothèque “traditionnelle” a plus de chance de remplir une mission culturelle qu’une médiathèque à la pointe du progrès technique et de l’offre documentaire », écrit ainsi B. David, « on peut l’affirmer ». Scrupule purement apparent du « on peut » ; qui, en faisant passer l’assertion qu’il a reçu mission d’introduire pour le fruit d’une méditation précautionneuse, ne tend qu’à mieux la dérober à la contestation.

« Abandonnées à leur sort, tels d’inoffensifs phalanstères ou des “villages gaulois” (A.-M. Bertrand) oubliés, [les bibliothèques] », nous dit encore B. David, « ne fonctionnaient qu’avec la foi du charbonnier d’un personnel mû par une ambition à la fois sublime (au regard de l’idéal qui l’animait) et dérisoire ». Or, le spectacle de cet exemple, les jeunes gens en sont privés : « lorsqu’un bibliothécaire entre dans la carrière quand ses aînés n’y sont plus, il n’y trouve ni leur poussière ni la trace de leur vertu ».

Ce qu’il ne voit que trop, en revanche, c’est le public, un public devenu de plus en plus odieux à mesure que la bibliothèque vieux style s’enfonçait dans le passé : « Les pratiques et les comportements qui dénotent une absence ou pour le moins une déficience du sens civique ne sont certes pas nouveaux. […] Mais le succès des médiathèques les a aggravés et a considérablement étendu la gamme des comportements égocentriques. »

De la bibliothèque d’autrefois, pourtant aussi estimable que marginale, les promoteurs de la bibliothèque contemporaine, ou médiathèque, ont « fabriqué » une image délibérément « dépréciative ». En effet, la « légitimité » de leur « projet de rénovation » s’en trouvait « renforcée » – un projet dont le but n’était autre que « de gonfler le pourcentage […] de la fréquentation », de « conquérir de nouveaux clients ».

Tableau déconcertant.

En premier lieu, comme toujours en pareil cas, il en dit plus sur son auteur que sur ce dont il assure rendre compte.

Il est on ne peut plus exact que la médiathèque, dans son impatience de se substituer à la bibliothèque vieux style, s’est appliquée à la dépeindre sous les couleurs les plus sombres. Pour autant, elle ne l’a pas inventée de toutes pièces. Cette ou ces salles situées dans un bâtiment en perdition, parfois à la mairie, dont les livres devaient être demandés par bulletins, qui sentait l’encaustique et où l’on ne risquait pas d’être importuné par le comportement de ses voisins, faute de voisins – cette bibliothèque-là, elle a existé. Et l’Inspection générale des bibliothèques est bien placée pour savoir qu’elle existe encore, jusque dans des villes moyennes et même des grandes.

Et qu’une telle bibliothèque « a plus de chance de remplir une mission culturelle qu’une médiathèque à la pointe du progrès technique et de l’offre documentaire », non, on ne peut pas tout de go « l’affirmer ». C’est à démontrer. Il est surtout à démontrer que la médiathèque, sous prétexte qu’elle aurait accueilli un public plus vaste, n’y serait parvenue qu’en tournant purement et simplement le dos à sa mission culturelle.

Ou bien l’alpha et l’oméga de la démocratisation culturelle consisteraient-ils à mettre les « grandes œuvres de la critique sociale » à la disposition de quelques-uns dans un décor d’antan ?

Si, aujourd’hui comme hier, les bibliothèques contemporaines doivent rendre possible la démarche de tels individus, si les sourires narquois qu’il est convenu de lui réserver aujourd’hui sont plus que déplacés, imbéciles, il n’est ni possible ni souhaitable que tous les usagers ressemblent à un anarchiste autodidacte du XIXe siècle – un de ces hommes auquel Pelloutier assignait de s’instruire pour hâter la Révolution souhaitée ; et en être digne quand elle adviendrait 7.

Quant à l’affirmation selon laquelle « le succès des médiathèques » a « aggravé les pratiques et les comportements qui dénotent une absence ou pour le moins une déficience du sens civique » et « considérablement étendu la gamme des comportements égocentriques », elle effleure, sans en faire le cas qu’il mérite, un fait, à savoir les effets négatifs de l’affluence sur les personnels et les usagers eux-mêmes. Au profit d’un jugement de valeur au demeurant fragile. En effet, que B. David interroge les personnels des bibliothèques les plus traditionnelles (il en reste plus qu’il n’en faut), bibliothèques municipales ou bibliothèques universitaires. Il entendra parler, comme de l’ordinaire des jours, de pages arrachées et découpées ou encore de francs colloques à deux ou à plusieurs – attitudes peu « civiques » qui ne sont en rien liées à la modernité architecturale ou technologique.

Cette façon qu’a B. David d’aller chercher dans le passé un remède à l’amertume du présent, est rien moins que singulière. La liste est longue, jusque parmi les penseurs les moins triviaux, de ceux qui ont vu le présent comme un âge de fer, dernière étape de la dégradation d’une Arcadie primitive.

Dans cet exercice, excelle la droite la plus pure. « L’esprit de jouissance détruit ce que l’esprit de sacrifice a édifié », déclarait ainsi le maréchal Pétain peu après avoir fait don de sa personne à la France et pour expliquer la défaite (25 juin 1940). On ne fera pas l’injure à B. David de remarquer que cette phrase, dans laquelle est contenue toute la « Révolution nationale », fournit un assez bon résumé de la manière dont il perçoit l’histoire des bibliothèques.

Plus équitable à son endroit est d’évoquer un de ses maîtres à penser (c’est aussi l’un des miens). On veut parler de Pasolini, dégoûté d’une société de consommation plus fasciste à ses yeux que le fascisme mussolinien au point de voir un paradis perdu dans l’époque qui l’avait précédée : alors, écrit-il, le cascherino (porteur de pain), était heureux, parce que libre, en dépit de son dénuement ; alors, les jeunes gens avaient « un tel éclat dans leurs yeux, une telle pureté dans leur être, une telle grâce dans leur sensualité, que, pour qui savait le voir, ils finissaient par construire un monde à l’intérieur du monde » ; en ce temps-là, un « hédonisme plus que déchaîné » n’avait pas encore « ridiculisé l’épargne, la prévoyance, la respectabilité, la pudeur, la retenue et, en somme, tous les vieux “bons sentiments” 8 ».

Quoiqu’inspirés d’œuvres qui lui préexistaient, le Decameron et les Contes de Canterbury, pour ne citer qu’eux, sont la traduction cinématographique de la vision du passé dont ces propos constituent l’expression littéraire.

Charmante, cette vision n’a que le tort de présenter, de la réalité, une figuration au mieux partielle, au pire largement factice. Sous ce rapport, B. David est bien le fidèle disciple de l’écrivain et réalisateur. La bibliothèque d’autrefois lui apparaît d’autant plus digne de considération qu’elle est chargée de le consoler de la médiathèque. De ce point de vue, dans son exagération, l’éloge auquel il se livre de cette bibliothèque d’autrefois est comme le double inversé ou lumineux de la représentation ténébreuse qu’il reproche à son successeur et ennemi, la médiathèque, d’en donner.

Pour éviter de succomber à ce mirage, il ne fallait pas seulement lire, de Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ? (1981) 9. Mais aussi, paru dix ans plus tard (1991), Le seul et vrai paradis, une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques. L’auteur y renvoie dos à dos la foi naïve dans un Progrès qui ne cesserait pas de progresser et une « nostalgie » qui constitue à ses yeux le pendant opposé de la même illusion. « Si un étrange effet de l’idée de progrès », écrit-il, « est d’affaiblir la tendance à formuler des réserves intelligentes au sujet du futur, la nostalgie, sa jumelle idéologique, sape la capacité à faire un usage intelligent du présent 10 ».

Mais, nourri d’illusions rétrospectives, le portrait fait par B. David de la bibliothèque vieux style présente pour ses lecteurs – pour l’essentiel, des professionnels – un autre inconvénient, supérieur au premier : en tant que programme, il est de peu d’utilité.

En effet, c’est une caractéristique du passé que d’être passé. Mais de plus, s’il est passé, c’est pour de multiples raisons qui rendent son retour improbable. À supposer que ce retour soit souhaitable.

Car, dans le domaine qui nous occupe, on peut être indisposé par le cynisme tapageur de l’industrie du loisir sans souhaiter voir les disques, les films et les ordinateurs évacuer en bloc les bibliothèques. Comme on ne se sentira pas tenu de parer les hameaux et lieux-dits de toutes les vertus parce que les villes contemporaines sont vastes et froides. Ou de faire l’apologie des valeurs du petit commerce au motif que les hypermarchés sont anonymes.

En d’autres termes, c’est ici et maintenant, dans notre société libérale et consumériste, que les bibliothécaires auxquels s’adresse B. David sont tenus de concevoir des équipements, de les faire fonctionner.

À cet égard, chaque jour les voit trahir, bon gré mal gré, les idéaux de leurs héroïques devanciers. Bien. Mais encore ? Faut-il fermer les bibliothèques ? Et s’il ne le faut pas, comment les sortir de l’ornière où B. David les voit s’enliser ?

À défaut de la bibliothèque idéale, quelle bibliothèque est-elle possible, qui se rapproche autant que faire se peut de l’idéale ?

Programme

La nécessaire résistance des bibliothèques au consumérisme à l’œuvre dans l’offre documentaire suppose qu’une production de qualité soit disponible sur le marché – le marché auprès duquel force est pour elles se fournir. Or, elles ne sont pas à l’origine de cette production, sinon marginalement ; elles en sont tributaires.

Toutefois, en contribuant à lui assurer un débouché, les bibliothèques sont susceptibles d’aider au maintien de cette production de qualité. Symétriquement, elles ne sont en rien tenues d’acquérir ce que le marché offre de pire.

Encore faut-il que l’efficacité de leur action ne soit pas évaluée seulement en fonction de la quantité de public qu’elles auront ou n’auront pas drainée.

Pour autant, il n’est pas opportun que le critère du nombre soit évacué. En effet, il est stimulant. Il y a lieu de se méfier d’une tendance qui, au nom de la résistance au consumérisme, conduirait les bibliothèques à se contenter d’un public restreint et signerait l’acte de décès de la démocratisation culturelle.

Celle-ci demeure au premier rang des objectifs. Il s’agit, il s’agit toujours d’attirer le plus vaste public, classes populaires comprises, sans en rabattre sur la qualité de l’offre, de promouvoir la qualité sans renoncer à l’ambition de la partager aussi largement que possible.

Or, quelles techniques pour y parvenir et de ce point de vue, si nécessaire, quelles innovations, fondées sur quelles expériences et quelles recherches ?

Quel aspect pour les bâtiments, qui soit aussi éloigné de la familiarité que de l’arrogance ? Quelle séparation entre la bibliothèque et la ville environnante, qui protège la première des nuisances de la seconde sans l’isoler de celle-ci ?

À l’intérieur, quelle part pour l’étude intensive et quelle part pour la rêverie ? Quel accueil réservé à la lumière du jour selon les régions, l’orientation des bâtiments, la destination des salles ?

Quelles acquisitions documentaires, et pour obtenir quels résultats ? Quel rapport adéquat au vieux et au neuf, quel point d’équilibre entre le trop et le trop peu, entre une parcimonie qui n’excite pas l’appétit et une abondance telle qu’elle soulève le cœur ?

À côté de la diffusion de la création et du savoir, quelle place pour la documentation et l’information à finalité pratique, étant entendu qu’elles imposent de scrupuleuses mises à jour ? Quel recours approprié à la documentation électronique, sur place et à distance, une récusation de principe, faut-il le répéter, n’ayant pas, n’ayant jamais eu plus de sens que celle de n’importe quel autre vecteur, déjà apparu ou à venir, de connaissance, de création, d’information ?

Quelle proportion de documents en langues étrangères, qui tienne compte de la circulation accrue des personnes (immigration, déplacements au sein de l’Union européenne) ?

Quelle part pour les périodiques, d’un abord plus facile que les livres quand il s’agit de diffuser des connaissances ?

Quelle organisation des collections, quel découpage des services ? Quelle signalétique ?

Comment faire en sorte qu’un public ne chasse pas l’autre, que la présence des classes moyennes et supérieures ne donne pas à penser aux classes populaires que la bibliothèque n’est pas faite pour elles, et réciproquement, comment obtenir que les bruyants ne gênent pas les silencieux, ni le silence les échanges ? Quelles dispositions pour qu’aucune génération ne puisse nourrir le sentiment que sa place n’est pas à la bibliothèque, et n’y soit pas importunée par la présence des autres voire trouve du profit à cette coexistence ?

Quelles compétences, chez les personnels, non seulement techniques mais intellectuelles ? Quel juste milieu, en matière de médiation, entre un pur savoir-être, exclusif de connaissances, et de vastes connaissances dispensées de mauvais gré ? Quels recours, occasionnels ou constants, aux savoir-faire et aux savoirs spécialisés que les bibliothécaires ne possèdent pas, ne peuvent pas tous posséder, et que pourtant le public vient chercher dans l’enceinte de la bibliothèque ?

Quelles tâches techniques externaliser, auprès de prestataires privés mais aussi d’organismes publics ou parapublics à créer ou à développer, de telle façon qu’un temps accru puisse être consacré à réunir ou à identifier des collections et des informations pertinentes, ainsi qu’à ouvrir des horizons aux usagers ?

Quelle place pour les bénévoles, qui permette à la bibliothèque de bénéficier de leur apport sur tous les plans (fonctionnement, constitution parmi la population d’un réseau d’alliés d’autant plus sûrs qu’ils devront au service une image gratifiante d’eux-mêmes) sans que le professionnalisme perde la main ?

Quels déploiements hors les murs ? Et que ce soit au-dedans ou au-dehors, quelles associations et avec qui ? Quelles relations avec l’école, collèges et lycées compris ? Entre la bibliothèque et l’école, quel pacte apaisé qui leur permettrait, ainsi que c’est l’intérêt des deux parties, d’unir leurs forces, sans que la première apparaisse comme une succursale de la seconde ?

Pour promouvoir la lecture et la culture à travers les bibliothèques, quelles coalitions d’établissements à la fois multiples et cohérentes, dont les bibliothèques municipales constitueraient le cœur mais où les bibliothèques d’entreprise, pour ne citer qu’elles, auraient leur place ?

Sur tous ces points, on est impatient de lire B. David. Interpellateur utilement dérangeant, saura-t-il retenir autant notre attention dans l’exercice sans lequel le sien resterait incomplet : celui de la proposition ?

  1. (retour)↑  La première partie de ce texte (Délices et supplices. I. Délices) est parue dans le BBF no 2, 2005, p. 63-72.
  2. (retour)↑  La première partie de ce texte (Délices et supplices. I. Délices) est parue dans le BBF no 2, 2005, p. 63-72.
  3. (retour)↑  « La sociologorrhée à l’œuvre. À propos de l’article “Usages conflictuels en bibliothèque” », BBF, 2002, no 5, p. 101-102.
  4. (retour)↑  Dans leur réponse à B. David, les trois auteurs qu’il avait mis en cause ont à juste titre insisté sur ce point (Patrice Pérez, Fabienne Soldini et Philippe Vitale, « Tout ça pour ça ! », ibid., p. 103-104).
  5. (retour)↑  3. À l’attitude de chacun des deux groupes ses excès, ses pathologies : dans le cas des usagers, exigences exprimées sciemment au détriment des besoins d’autrui ou fraude ; oubli, dans le cas des personnels, que la raison d’être du service public est de servir le public .
  6. (retour)↑  C’est le cas par exemple à la Bibliothèque municipale de Lyon (service de questions/réponses à distance dénommé « guichet du savoir »).
  7. (retour)↑  Outre la distance, l’anonymat proposé aux usagers est susceptible de se prêter à des désinhibitions. Pour le pire (questions intempestives à divers titres) mais aussi pour le meilleur (questions « licites » que l’on n’aurait pas nécessairement osé poser, sur place, aux bibliothécaires).
  8. (retour)↑  Réciproquement, l’exploitation dont sont réputés victimes les personnels vient renforcer la thèse d’un libéralisme souverain, dominant le public à travers le consumérisme.
  9. (retour)↑  Voir par exemple Daniel Guérin, Ni Dieu ni Maître, anthologie de l’anarchisme, La Découverte, 1999, t. II, p. 77-78, coll. « La Découverte /Poche » (article de 1895).
  10. (retour)↑  Écrits corsaires, Flammarion, 1976, p. 96, 202 et 140.
  11. (retour)↑  Trad. de l’américain par Frédéric Joly, avant-propos de Jean-Claude Michéa, Éd. Climats, 2001.
  12. (retour)↑  Trad. de l’américain et présenté par Frédéric Joly, Éd. Climats, 2002, p. 78.