Religion et bibliothèques aux États-Unis

Un « mur de séparation » ?

Jack Kessler

Les États-Unis sont nés des conflits religieux. La difficulté, pour la société américaine comme pour les bibliothèques, consiste à identifier les séparations entre l’Église et l’État et à définir ce qu’est la « religion ». Le droit américain ne s’immisce pas dans ces problèmes et s’emploie seulement à définir le comportement minimal admissible. Les bibliothèques, microcosmes de la société, constituent l’une des frontières tracées entre l’État et les citoyens. À l’instar des autres lieux publics, elles permettent de tester les règles garantes de la paix sociale. Elles se perçoivent comme des lieux de rencontre. L’American Library Association participe activement à la défense de la liberté intellectuelle.

The United States came into existence as a result of religious conflicts. The difficulty, for American society as for libraries, consists in identifying the separation between Church and State and in defining “religion”. The American right does not interfere in these problems and occupies itself solely with defining the minimal acceptable response. Libraries, microcosms of society, constitute one of the frontiers drawn between State and citizens. Following the example of other public places, they allow the guaranteed rules of social harmony to be tested. They perceive themselves as meeting-places. The American Library Association is actively involved in the defence of intellectual freedom.

Die Vereinigten Staaten sind aus religiösen Konflikten hervorgegangen. Die Schwierigkeit für die amerikanische Gesellschaft, wie auch für die Bibliotheken, besteht darin die Trennung zwischen Kirche und Staat zu erkennen und festzustellen was „Religion« ist. Das amerikanische Recht mischt sich nicht in diese Probleme ein und plädiert lediglich dafür die minimal zulässige Verhaltensweise zu definieren. Die Bibliotheken, Mikrokosmen der Gesellschaft, stellen einen vorgegebenen Berührungspunkt zwischen Staat und dem Bürger dar. Nach dem Muster anderer öffentlicher Einrichtungen erlauben sie die garantierten Regeln des sozialen Friedens zu testen. Sie betrachten sich als Stätte der Begegnung. Die „American Library Association« nimmt aktiv an der Verteidigung der intellektuellen Freiheit teil.

Los Estados Unidos nacieron de los conflictos religiosos. La dificultad, para la sociedad americana como para las bibliotecas, consiste en identificar las separaciones entre la Iglesia y el Estado y en definir lo que es la “religión”. El derecho americano no se inmiscuye en estos problemas y se emplea solamente en definir el comportamiento mínimo admisible. Las bibliotecas, microcosmos de la sociedad, constituyen una de las fronteras trazadas entre el Estado y los ciudadanos. A semejanza de otros lugares públicos, ellas permiten sondear las reglas garantes de la paz social. Ellas se perciben como lugares de encuentro. La American Library Association participa activamente en la defensa de la libertad intelectual.

En 1802, Thomas Jefferson écrivait que la Constitution américaine avait, selon lui, créé « un mur de séparation entre l’Église et l’État » 1. Les citoyens des États-Unis ont longtemps débattu du sens de cette phrase, désormais célèbre, longtemps avant que Jefferson la formule, en s’interrogeant sur l’idée même qu’elle exprime, et aussi depuis, à propos du sens exact auquel l’entendait Jefferson, de l’importance réelle de ce sens qu’il lui prêtait, ou, point plus crucial, de la manière de mettre concrètement en application cette idée, si importante soit-elle.

Un des débats les plus difficiles et passionnés aujourd’hui en cours aux États-Unis porte en fait sur l’opportunité d’un éventuel déplacement, voire d’une suppression complète du « mur de Jefferson », pour autant qu’il existe bel et bien ou ait jamais existé. L’actuel président du pays a fermement pris position là-dessus : ses convictions personnelles comme celles des groupes qui le soutiennent commandent de radicalement modifier cet équilibre entre l’Église et l’État qui, jusqu’à il y a peu, était la norme nationale.

Aujourd’hui, à la Maison Blanche, on dit la prière avant les réunions, on se réunit pour prier, on invoque beaucoup plus qu’autrefois le Dieu des chrétiens, on lance en fanfare des « Initiatives fondées sur la foi » 2 – en l’occurrence une liste de programmes gouvernementaux mis à la disposition de groupes religieux, selon une démarche que le consensus antérieur sur les rapports entre l’Église et l’État n’aurait jamais permise.

À l’étranger, nos amis s’inquiètent. Est-ce de la censure ? demandent-ils. Un renouveau messianique utilisé comme une arme en politique étrangère ? Le retour des « croisades » et ainsi de suite ? Est-ce le signe d’un renforcement radical – ou, pire, d’un affaiblissement – de l’entité politique qui, depuis quelque temps, domine l’attention, l’économie, la puissance militaire du monde entier ?

Parmi tous les mystères que recèle la plus unique et la plus mystérieuse des nations – à l’heure actuelle, en effet, les États-Unis sont probablement la nation qui se différencie le plus de toutes les autres –, la question religieuse et le traitement politique et juridique qu’elle reçoit dans ce pays doivent paraître éminemment étranges, vus d’ailleurs. Dans les autres nations, le problème est en principe moins compliqué : certaines ont complètement interdit la religion, d’autres ont des États officiellement religieux, beaucoup ont une ou des religions « établies », dont les relations avec le gouvernement laïc ne sont pas toujours des plus faciles, mais présentent au moins l’avantage d’être entérinées de longue date.

La reconnaissance officielle des cultes correspond très précisément à ce qu’avaient en tête les rédacteurs de la Constitution des États-Unis lorsque, en 1791, ils déclaraient : « Le Congrès ne devra pas légiférer sur l’établissement d’une religion, ni de ce fait en interdire le libre exercice. » 3 Dans les colonies qui, pendant près de trois siècles, ont précédé la formation des États-Unis, il y eut bien des tentatives, pas toujours heureuses, d’« établir » officiellement une religion. Les pères fondateurs de la nation étaient donc avertis des querelles et des difficultés insolubles que cela pose.

Les frictions inhérentes au rapport entre l’Église et l’État sont depuis longtemps prises en compte par la société des États-Unis, et le problème a toujours eu une importance vitale pour les bibliothèques. Dès la fondation des premiers collèges universitaires, destinés à former des ministres du culte, les bibliothèques universitaires ont été aux prises avec les questions qui entourent l’instruction religieuse. Harvard ouvrit le premier, en 1636, « pour étendre les connaissances et les transmettre à la postérité, de crainte de laisser aux Églises un clergé illettré 4 » ; William and Mary suivit en 1693, et son tout premier président en fut « notre bien-aimé et justement fidèle révérend père en Dieu, Henry, évêque de Londres par permission divine » 5 ; Yale fut fondé en 1701 par des pasteurs qui se succédèrent à sa tête, et dont les plus célèbres mettaient les étudiants en garde contre les dangers du théâtre et du divertissement en général : « Quand vous allez au théâtre, souvenez-vous que vous devrez rendre compte de votre conduite le jour de votre mort. » 6

Dès le départ, les bibliothécaires des universités américaines durent donc participer à ces controverses. Si John Harvard a émigré d’Angleterre à un âge encore tendre, c’est précisément parce que « beaucoup de membres du clergé partaient vers ce qui leur apparaissait comme une nouvelle terre de tolérance religieuse » 7. Le choix des ouvrages était capital, et la création du collège de Yale fut à cet égard un acte de grande portée symbolique : « En 1701, quand la fondation de l’École collégiale devint imminente, dix pasteurs se réunirent à Branford, chez le révérend Samuel Russel, et ils apportèrent chacun un certain nombre de livres qu’ils posèrent cérémonieusement sur la table du salon de Russel pour marquer la fondation de l’école » ; la description qui en est donnée aujourd’hui (« bibliothèque théologique des débuts […] adaptée aux buts que s’étaient fixés les fondateurs de l’université ») 8 permet d’apprécier la « diversité » de cette collection bien particulière. On le voit, les questions de religion ne sont pas étrangères aux bibliothèques universitaires américaines.

Les premières bibliothèques privées payantes ouvertes aux États-Unis ne pouvaient pas plus les ignorer.

La Library Company of Philadelphia créée en 1731 par Benjamin Franklin affichait ainsi son but : « Communiter Bona profundere Deum est », selon la formule conçue par ce diplomate averti qui, plus tard, enchanterait Paris par son esprit et son ironie. Franklin avait beau être jeune, en 1731, comme ses amis, il estimait que la prépondérance des ouvrages religieux dans les collections de bibliothèque de l’époque posait sérieusement problème : la place exacte du Deum de leur devise peut, au choix, s’interpréter comme une volonté d’exaltation ou d’atténuation. Le moderne successeur à la tête de leur Library Company décrit ainsi leur premier catalogue, compilé en 1741 : « La théologie ne représentait qu’un dixième des titres. Cette proportion en net contraste avec les premières bibliothèques de Harvard et de Yale annonce le contenu des bibliothèques populaires qui verront le jour par la suite. » 9

Les bibliothèques implantées aux États-Unis, comme, de manière plus générale, la société de ce pays, ont donc, des siècles durant, dû se prononcer sur la religion, sur l’équilibre des valeurs en concurrence avec elle, et sur les problèmes liés à la séparation, ou à l’insuffisante séparation, de l’Église et de l’État 10. Ce n’est pas nouveau, même si on n’est pas là dans le cas de figure du : plus ça change, plus c’est la même chose. S’il se peut que les problèmes d’ensemble soient aujourd’hui plus larges et plus profonds que la « religion » au sens strict, la prise en compte d’anciennes difficultés qui continuent de se poser éclaire utilement les dernières polémiques en date. Ces anciennes difficultés touchent notamment : aux problèmes liés à la définition des « murs » ; à ceux liés à la définition de la « religion » ; à ceux relatifs à la « mise en application » ; et à la « politique », ou tout au moins au problème plus général d’imaginer des moyens autres que simplement politiques afin de résoudre tout cela plus efficacement.

Problèmes liés à la définition des « murs »

« Rendez à César ce qui est à César

Et à Dieu ce qui est à Dieu. »

Matthieu 22, 21 ; Marc 12, 17 ; Luc 20, 25 11

Les civilisations ont toujours eu beaucoup de mal à définir les « murs », en particulier dans les domaines d’ordre religieux. Le débat qui agite aujourd’hui les États-Unis a déjà fait couler beaucoup d’encre – pas encore de sang, sauf à y inclure celui bien réel et abondamment versé dans le débat haineux autour de « l’avortement et des droits des femmes », où les arguments brandis sont de nature souvent « religieuse ». Le passé, en revanche, contient maints exemples de conflits sanglants sur les relations entre l’Église et l’État.

On pourrait aller jusqu’à avancer que les États-Unis sont nés des conflits religieux. Les guerres de religion qu’a connues l’Europe au XVIe siècle sont en effet directement responsables de l’exil de la grande majorité des réfugiés regroupés dans les premières colonies américaines. John Adams n’a pas manqué de souligner la diversité religieuse de la petite armée qui mena la guerre d’Indépendance : « Il y avait parmi eux des catholiques romains, des épiscopaliens anglais, des presbytériens écossais et américains, des méthodistes, des moraves, des anabaptistes, des luthériens allemands, des calvinistes allemands, des universalistes, des ariens, des hussites, des adeptes du socinianisme, des indépendants, des congrégationalistes, des protestants irlandais et des protestants anglais, des déistes et des athées et “des protestants qui ne croient rien” » 12 … Ces premiers colons comptaient dans leurs rangs des quakers et des baptistes, des calvinistes, de bons « huguenots » et quantité d’autres groupes chrétiens.

Les frictions religieuses de l’Europe étaient de surcroît bien présentes à l’esprit de ceux qui, à la fin du XVIIIe siècle, entreprirent d’instituer les États-Unis d’Amérique. L’État-nation est un grand concept dont on date généralement l’apparition du traité de Westphalie (1648) 13, aussi n’est-il pas étonnant que la réflexion développée autour de lui en Europe – par Bodin, Hobbes, Montesquieu, mais aussi Grotius, Pufendorf, Vattel – ait influencé, directement ou non, l’œuvre des fondateurs du nouvel État-nation créé à la fin du XVIIIe siècle sur le continent américain. Parallèlement à la résolution de ne « plus jamais » permettre les effusions de sang du siècle qui venait de s’achever, surgirent alors d’autres façons de concevoir le rapport du nouvel État à la religion. Les idées européennes sur la question avaient donc cours en Amérique, et ce, avant même la création des États-Unis.

Les scandales et le sensationnalisme ont également joué un rôle non négligeable. Parmi les procès qui ont défrayé la chronique de ce pays dans les années 1920, il faut citer celui qui opposait la théorie de l’évolution au texte de la Bible : le « Monkey Trial » qui eut lieu en 1925 à Dayton, dans le Tennessee 14. Afin de mettre volontairement à l’épreuve la loi du Tennessee interdisant d’enseigner la théorie de Darwin à l’école, le plus grand avocat des États-Unis, Clarence Darrow, porta le fer contre l’un des politiciens les plus en vue du moment, William Jennings Bryan, lors d’une confrontation juridique savamment orchestrée et largement répercutée par l’une des toutes premières diffusions radiophoniques en direct, ainsi que par la plume acerbe d’un des meilleurs journalistes de l’époque, H. L. Mencken. Tout au long de l’été brûlant de 1920, le « Monkey Trial » 15 déchaîna les passions. Il portait essentiellement sur la rivalité opposant les enseignements traditionalistes de l’Église du Tennessee aux lumières de la science rationaliste de l’État moderne. Une pièce de théâtre célèbre, Inherit the Wind 16, devait plus tard immortaliser l’événement ainsi que les questions qu’il avait soulevées dans l’opinion publique américaine.

Dans les années 1950, un autre auteur dramatique, Arthur Miller, consacra à la polémique entre l’État et l’Église une pièce qui devait, elle aussi, faire beaucoup de bruit. Bien que Les sorcières de Salem 17 portent ostensiblement sur les procès en sorcellerie qui se sont effectivement tenus à Salem, dans le Massachusetts, à la fin du XVIIe siècle, Miller y traite aussi des ravages provoqués sur la psychologie collective par la peur du « péril rouge » qui sévissait à l’époque où il écrivit cette pièce. Les rapports entre l’État et l’Église y jouent un rôle central : il évoque les dangers de la religion « établie » et de sa volonté d’imposer des croyances « irrationnelles » fondées sur une foi aveugle, dans des circonstances juridiques foncièrement laïques qui exigeraient au contraire des enquêtes impartiales et le froid jugement de la raison.

Plus près de nous, la question de l’influence qu’a et devrait avoir la religion sur la vie quotidienne a de nouveau fait les gros titres de la presse américaine à cause de scandales épouvantables qui, depuis quelques années, ébranlent l’Église catholique et romaine : à savoir, les abus sexuels commis sur des enfants par des prêtres chargés de veiller sur eux, ainsi que les tentatives de la hiérarchie catholique pour « étouffer » ces affaires 18.

Le point commun à toutes ces situations est qu’au fond les ecclésiastiques et les croyants ne sont jamais que des êtres humains, aussi susceptibles que n’importe qui d’être mêlés aux scandales de l’époque. C’est en tout cas ce qu’avancent les responsables ecclésiastiques eux-mêmes, dans une tentative pour se protéger tout en rationalisant leurs positions. On entend beaucoup parler, ces temps-ci, aux États-Unis, du besoin de moralité assuré par la religion, ainsi que des préceptes « Ne jugez pas afin de n’être pas jugés », ou « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché jette la première pierre. »

Toute la difficulté, dans les sphères politique et juridique au moins, consiste donc à tracer officiellement les limites entre les pratiques religieuses des croyants et les rôles qu’ils jouent dans la société laïque. Des idéaux essentiels s’affrontent ici. Faut-il par exemple empêcher un catholique romain d’accéder à la présidence des États-Unis d’Amérique ? Le dilemme s’est posé en ces termes lors de la campagne de John Kennedy 19… Les élèves d’institutions religieuses ont-ils le droit d’utiliser les transports scolaires publics dans le cadre de la vie scolaire ? Plusieurs tribunaux ont dû se prononcer là-dessus… Les hommes politiques élus pour représenter l’ensemble de leurs électeurs doivent-ils être moins attentifs aux revendications des groupes « religieux » qu’ils ne le seraient si les individus qui portent ces revendications ne les exprimaient pas au nom d’un groupe, ce afin de ne pas favoriser certaines religions plus que d’autres ? Tous les hommes politiques américains ont été confrontés au problème… Faut-il supprimer la formule « selon Dieu » du serment au drapeau national ? Cette question si anodine en apparence a récemment soulevé une très vive émotion aux États-Unis, au point de supplanter à la une des journaux l’invasion d’une nation étrangère par l’armée de ce pays, de mobiliser la classe politique au plus fort de la guerre, et d’empiéter aujourd’hui largement sur l’emploi du temps pourtant très chargé de la Cour suprême 20

Les questions « de religion » s’avèrent souvent éminemment sensibles et complexes. Elles déclenchent des réactions aussi sincères que profondes. Pour ceux à qui il incombe de les régler – les politiciens harassés de travail, les juges qui croulent sous la tâche, les policiers qui préféreraient pourchasser les criminels, les enseignants qui préféreraient enseigner, et, bien sûr, les bibliothécaires de ce pays –, la principale difficulté consiste à les définir. Le plus souvent, ils y parviennent en les délimitant, comme il est d’usage de procéder face à un problème ardu : ils réduisent ces grandes questions de portée générale en sous-ensembles et en catégories, jusqu’à arriver à des questions plus restreintes qu’il devient possible de résoudre, une par une, en espérant parvenir de la sorte à la solution globale réclamée au départ.

C’est peut-être effectivement dans ce sens qu’il convient, au moins en partie, d’interpréter le « mur » évoqué par le pragmatique Thomas Jefferson : comme une ligne permettant de classer et de répartir ces questions et ceux qui les agitent en deux classes : l’une qui relèverait de la société laïque (la référence à l’« État »), l’autre qui serait plutôt du ressort des autorités religieuses (la référence à l’« Église »). Il s’agirait alors d’une technique de procédure bien connue des Européens, qui s’emploient depuis des siècles à trancher les conflits entre « Église » et « État » – autrement dit d’un moyen d’apporter des solutions, même imparfaites et provisoires, à tout un ensemble de difficultés intraitables, et d’en décharger au moins les politiciens débordés.

Problèmes liés à la définition de la « religion »

« À mon arrivée aux États-Unis, ce fut l’aspect religieux du pays qui frappa d’abord mes regards […] tous attribuaient principalement à la complète séparation de l’Église et de l’État l’empire paisible que la religion exerce en leur pays. »

Alexis de Tocqueville

De la démocratie en Amérique, Flammarion, 1981, vol. 1, p. 401-402

Si grandes soient les difficultés posées aux civilisations par la définition des « murs », elles sont autrement moins redoutables que celles inhérentes à la définition de la « religion » – ne serait-ce que parce que ces dernières contribuent largement à compliquer la définition des rapports entre l’Église et l’État. Les observations très fines que l’on doit au jeune aristocrate français Alexis de Tocqueville datent de 1831, mais la plupart ont, semble-t-il, gardé toute leur pertinence. C’est le cas de la citation donnée en exergue ci-dessus, à propos de l’ampleur et de la profondeur des convictions religieuses aux États-Unis.

Dans les statistiques

Plus près de nous, un autre observateur développe le même point plus en détail : « Alors que le XXIe siècle est déjà bien amorcé, près de 85 % des Américains déclarent aux instituts de sondage se reconnaître dans une pratique religieuse. Ils sont plus de 40 % à assister à un office religieux une fois par semaine au moins. [Les principaux groupes d’appartenance sont] les grands courants protestants, qui représentent 20 % du total environ ; l’Église catholique et romaine, environ 25 % ; les églises évangéliques protestantes, pour une proportion identique […] ; les églises protestantes afro-américaines, 8 % ; et le judaïsme, 2 % environ. Les autres groupes de taille significative correspondent aux mormons, aux chrétiens orthodoxes, aux scientistes chrétiens, aux communautés de plus en plus importantes formées par les musulmans et par les adeptes de l’hindouisme, du bouddhisme et d’autres religions orientales […] » 21

L’ennui, avec les statistiques relatives à la religion, est qu’il est particulièrement malaisé de quantifier ce qui relève de la croyance. Aux États-Unis aujourd’hui, il y a de fortes chances pour que le premier venu à qui l’on demanderait « s’il est croyant » réponde par l’affirmative ; c’est ce genre de calcul qu’utilisent la plupart des tableaux à l’aspect si catégorique publiés sur le sujet. L’enjeu, pourtant, devrait être surtout de déterminer la mesure de la croyance ; s’agit-il simplement, par exemple, d’une « conviction personnelle », ou d’une « présence occasionnelle à l’office du dimanche », ou encore : « Pensez-vous que l’avènement du Messie est proche et que chacun ferait mieux de vendre ce qui lui appartient et de se repentir immédiatement ? » Peu de gens, et peu de sondages ont la volonté, voire la possibilité, d’affiner les données à ce point : la majorité des croyants ne sauraient d’ailleurs pas se prononcer.

On peut toujours s’adresser aux Églises, mais les chiffres produits à partir de ces sources varient en fonction du degré quantitatif et qualitatif de la croyance. Aucune Église, de quelque obédience que ce soit, n’a jamais pu être entièrement assurée de la loyauté de sa congrégation tout entière : les tentatives pour gonfler ces estimations (dans le but d’obtenir des subventions gouvernementales, de magnifier la portée de l’œuvre accomplie ou simplement de se prévaloir de droits face à un concurrent) sont largement compensées par les lamentations des pasteurs et autres ecclésiastiques sur l’inconstance de leurs brebis.

Il est tout aussi difficile de circonscrire le sens du mot « chrétien ». En ce moment aux États-Unis, par exemple, les chrétiens se disputent âprement à propos de la dignité ou de la notoriété qui distingueraient les « évangélistes » et les « fondamentalistes » : les premiers s’attachent à convertir, les seconds interprètent rigoureusement à la lettre la Bible chrétienne. Certaines sectes revendiquent les deux étiquettes, d’autres estiment que les « mormons », ou les « catholiques » n’en méritent qu’une, voire zéro. Pour les étrangers habitués à vivre avec une ou plusieurs religions « établies », le fait religieux aux États-Unis doit avoir des allures de tour de Babel : ici on est « évangéliste », « fondamentaliste », « nouveau converti » ou autre chose encore, toutes définitions dont les lignes de démarcation, les murs de séparation ont des contours extrêmement flous, dans le meilleur des cas.

Reste que ces rivalités traversent le christianisme depuis le concile de Nicée, soit 325 apr. J.-C. « La diversité de l’expérience religieuse » 22 n’a rien de nouveau sous le soleil, ni sur le territoire des États-Unis d’Amérique. Les calculs politiques relatifs à un objet aussi malaisément quantifiable que la « religion » souffrent quasiment sans exception de défauts méthodologiques.

Dans les scrutins

Aux États-Unis, c’est par exemple une pratique courante, et abondamment reprise par les médias, de comptabiliser la participation des différents groupes religieux aux scrutins électoraux. « 40 % des électeurs de Bush sont des chrétiens évangélistes », affirme ainsi une généralisation par trop fréquente qui, à l’heure actuelle, alimente des scénarii d’épouvante sur la nécessité d’un contrôle accru des cultes. Avant de céder à la panique, il serait toutefois indispensable de savoir ce que représentent ces « 40 % », et de s’interroger sur le sens ici conféré à « évangéliste », ou même à « chrétien ». Il s’avère, en réalité, que cette donnée brute de 40 % ne correspond qu’à 40 % des 48 % de voix totalisées par ledit candidat, pourcentage qui, lui-même, ne représente que 51,3 % des adultes 23 : en d’autres termes, la proportion indiquée se ramène, au mieux, à 9,8 % de la population adulte des États-Unis… Le problème, puisqu’il y en a un, est purement et simplement posé par la désaffection des citoyens pour les urnes.

On ignore d’ailleurs tout de la profondeur ou de l’ampleur des sentiments « religieux » de ces fameux 40 % : la part de leurs opinions personnelles dans leur décision, le fait qu’ils aient peut-être voté pour ce candidat parce que son adversaire ne leur inspirait pas confiance, les points qui leur paraissent devoir être traités en priorité par les responsables politiques.

Ces problèmes se posent à toutes les nations. Ils sont, partout, dans la nature même de la vie politique. Les « statistiques » largement diffusées sur la composition religieuse d’un électorat parlent aussi bien en faveur d’un candidat que contre lui – soit qu’on loue sa droiture, soit qu’on conspue son intolérance –, mais, quoi qu’il en soit, elles escamotent les vraies questions politiques en jeu, qui portent sur les choix individuels, pas sur ce que vient proprement recouvrir une généralisation aussi contestable que « la religion ».

Dans les bibliothèques

Les bibliothèques n’ont que faire de ces à-peu-près. Le travail de collecte, de gestion et de classification des informations (à quoi s’ajoute enfin depuis peu l’effort quasi mathématique d’intégrer les préférences des utilisateurs dans la classification, afin de faciliter les opérations de recherche) ouvre certes sur des questionnements aussi incertains que les autres métiers. Mais d’autres incertitudes, religieuses entre autres, font irruption dans le monde confortable des bibliothécaires.

La classification décimale de Dewey 24 – un des fleurons de la bibliothéconomie américaine, en usage dans presque toutes les bibliothèques publiques des États-Unis et dans de nombreuses bibliothèques étrangères – consacre toute la classe 200 à la religion. Cela seul soulève toute une série de questions dont les tribunaux américains sont de plus en plus souvent saisis, ces temps-ci, et qui ont trait aux rôles relatifs des diverses catégories : faut-il en déduire que le « 200 Religion » a la même valeur que le « 300 Sciences sociales » ou le « 100 Philosophie » ? Qu’en conséquence les programmes scolaires devraient faire la part plus belle à l’une de ces matières plutôt qu’à l’autre ? Ou toutes les traiter sur un pied d’égalité, puisque sur le plan intellectuel elles ont toutes autant d’importance ? Ces points sont précisément ceux qui, en 1925, ont donné lieu aux féroces empoignades du « Monkey Trial », évoqué plus haut – et ceux qui aujourd’hui encore continuent d’alimenter les polémiques auxquelles se livrent « créationnistes » et « darwinistes » dans les établissements scolaires et les tribunaux du pays 25.

La classification Dewey divise le « 200 Religion » en plusieurs subdivisions, tout en accordant une place de choix au christianisme : toutes les autres religions du monde sont reléguées en « 210 Philosophie et théorie de la religion » ou en « 290 Autres religions »… Et qu’en est-il, pourrait demander un esprit chicanier, de la préférence accordée au protestantisme, tel que peut-être pratiqué, au XIXe siècle, aux États-Unis à l’époque de M. Dewey, étant donné la fracture de la subdivision « 280 Confessions et sectes de l’Église chrétienne » en plusieurs autres subdivisions, où le catholicisme se voit réduit à la portion congrue tandis que le protestantisme reçoit la part du lion ?…

Il s’agit toutefois là de vieilles questions que les bibliothécaires connaissent bien : ceux qui travaillent dans un pays catholique se les sont bien sûr posées, de même que ceux qui ont tenté d’expliquer la classification Dewey aux habitants de pays majoritairement bouddhistes, hindouistes ou islamistes. La définition de ce qui relève ou non de la religion comporte maintes difficultés, de même que la tentative de préciser de quelle religion il s’agit. Que dire aussi des cas où des normes religieuses différentes, voire des religions différentes, s’opposent, et des cas où les normes de la religion sont en contradiction avec les normes de la politique, du droit ou d’autres institutions sociales ?

Ces situations conflictuelles offrent d’innombrables occasions de réfléchir, discuter, ou parfois batailler. Jusque dans la bibliothèque… Bref, le propos vise ici simplement à montrer que le monde des bibliothèques n’est pas exempt des problèmes troublants qui sont inhérents à la définition de la « religion », et qui, à intervalles réguliers, assaillent la société au sens large.

Problèmes relatifs à la mise en application et à la législation de minimis

« De minimis non curat lex

(Le droit ne s’occupe pas des petites affaires). »

Vieille maxime du droit

« Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins. »

Henry David Thoreau 26

Comment, par conséquent, traiter ces difficultés qui compliquent la définition des « murs » sociaux et de la « religion » ? En la matière, la contribution du droit est minimale. Laissant les bibliothèques et la société dans son ensemble se débattre dans l’immense réseau des ramifications produit par toute question de nature sociale, pendant que les débats se poursuivent, le droit s’emploie au moins à définir le comportement minimal admissible : le minimum à observer pour éviter d’être assigné en justice et traîné en prison.

Dans la sphère sociale

Le droit aussi a son propre minimum : des affaires si insignifiantes que magistrats et policiers s’efforcent dans toute la mesure du possible de ne pas s’en mêler, vu qu’ils sont déjà surchargés de travail et que leurs services coûtent cher.

Beaucoup des controverses alimentées par les relations entre l’Église et l’État entrent dans la catégorie de minimis : c’est le cas des arguments échangés par exemple à propos des « prestations de serment » dans l’administration, des « jours de prière officiels », des « incantations des huissiers » des tribunaux et des chambres parlementaires ; un procès qui a fait couler beaucoup d’encre aux États-Unis visait à interdire les subventions gouvernementales accordées à la préparation d’une crèche de Noël, et à statuer sur le caractère éventuellement illicite de l’inclusion dans cette scène d’un « ours en peluche » et d’un « père Noël » laïques 27.

L’affaire religieuse de minimis à déchaîner le plus de passions porte sur la contestation récurrente de la formule « selon Dieu » toujours inscrite dans le serment au drapeau 28. Les juges les plus avisés s’efforcent d’esquiver ce genre de questions 29. Ainsi qu’ironise un ardent défenseur du « mur » de Jefferson : « La religion sature la vie publique américaine. Le président prête serment une main posée sur la Bible, et bien souvent il ajoute qu’il assumera sa tâche “avec l’aide de Dieu”. Presque tous nos présidents ont décrété des jours de prière officiels et d’action de grâces, et depuis 1952, année où le Congrès a décidé qu’il convenait de fixer définitivement une date pour unir tous les Américains dans la prière, le président a décidé que le premier mardi de mai serait désormais Jour national de prière. La Cour suprême n’entame ses séances qu’après que l’huissier a imploré Dieu de protéger la Cour et les États-Unis. Les assemblées législatives de chaque État et le Congrès lui-même commencent leurs séances quotidiennes par une prière de l’aumônier, dont le salaire est prélevé sur les deniers publics. Tous, y compris les enfants, nous recommandons notre nation à Dieu lors du serment au drapeau. Les témoins aux procès jurent de dire la vérité “avec l’aide de Dieu”. Notre monnaie proclame que nous plaçons notre confiance en Dieu. Nos églises et nos synagogues sont exemptées d’impôts. Jusqu’à l’une de nos grandes promulgations libertaires, les Statuts de l’État de Virginie sur les libertés religieuses, qui en appelle à Dieu, comme d’ailleurs le préambule de la Déclaration d’indépendance, deux textes rédigés par Thomas Jefferson, qui était partisan d’ériger un mur de séparation entre l’Église et l’État. » 30

Non seulement ces controverses de moindre importance à propos des relations de l’Église et de l’État ne sont donc pas récentes, aux États-Unis, mais elles perdurent. Tout de suite après la création de la nation, il a paru bon de nommer des aumôniers auprès des forces armées et des corps législatifs 31 ; cette décision suscite périodiquement de furieux débats, mais les aumôniers sont toujours là. Et depuis que Darwin a publié ses théories sur l’évolution de l’espèce, l’opportunité de les intégrer ou non dans les programmes scolaires, la pédagogie à mettre en œuvre pour les enseigner à la lumière des contradictions du créationnisme agitent régulièrement la société ; le « Monkey Trial » de 1925 n’a en rien réglé ces interrogations qui lui préexistaient.

La stratégie du droit consiste en principe à fermer les yeux sur ces problèmes. Comme le disait Jefferson : « Cela ne me fait aucun tort que mon voisin affirme qu’il y a vingt dieux, ou pas de Dieu. Quand il a parlé, j’ai toujours autant en poche et je n’ai pas la jambe cassée » 32. Il est cependant des exceptions qui réussissent à passer entre les mailles du filet : c’est ainsi qu’en 2003 les tribunaux californiens, puis la Cour suprême nationale à son tour – toutes instances que des sujets autrement plus graves accaparent sûrement – doivent une fois de plus se prononcer sur l’opportunité de conserver la formule « selon Dieu » dans le serment au drapeau national. On peut se demander pourquoi maintenant, justement.

Traditionnellement, le droit américain obéit lui aussi à une propension minimaliste également sensible dans le domaine politique, ainsi que nous le rappelle la citation en exergue, tirée de l’essai publié en 1849 par Thoreau.

En 1789, toute l’énergie employée à la rédaction de la Constitution visait à limiter les pouvoirs du nouveau gouvernement : contraints par les circonstances à renforcer l’autorité du pouvoir central, les fondateurs de la nation ont scrupuleusement énuméré les attributions qui lui incombaient, à la fois par principe et pour que le document auquel ils avaient tant travaillé fût accepté. Tout pouvoir qui n’y était pas spécifiquement mentionné était par voie de conséquence exclu. Ces scrupules sont directement à l’origine du Bill of Rights, autrement dit de la liste des prérogatives reconnues aux citoyens des États-Unis – un texte que les rédacteurs de la Constitution jugeaient superflu puisqu’ils avaient pris la précaution d’empêcher les abus de pouvoir du gouvernement. Son dixième et dernier amendement précise en termes simples et mémorables : « Les pouvoirs que la Constitution ne délègue pas aux États-Unis, et dont elle n’interdit pas l’exercice aux différents États, sont réservés aux États respectivement ou au peuple. »

Dans les bibliothèques

Aux États-Unis, le réseau des bibliothèques représente l’une des frontières tracées entre l’État et les citoyens. À l’instar des écoles, des églises et des autres lieux publics, les bibliothèques permettent de tester les règles garantes de la paix sociale.

Voyons de plus près comment cette approche minimaliste fonctionne, par rapport à ce microcosme de la société américaine que sont les bibliothèques – une frontière, certes, mais aussi une « vue de l’intérieur ». La religion y a sa place, comme dans la société américaine en général : on y trouve des livres sur la religion, leurs collections multimédias comprennent des documents sur des thèmes religieux, leurs terminaux d’accès à l’Internet et les systèmes de communication par satellites dont elles sont équipées permettent la consultation de sites web religieux.

De même que la religion a sa place dans la politique américaine, de même les bibliothèques font place aux arguments de nature religieuse et politique : où ceux qui participent à ces débats pourraient-ils se documenter, sinon ? Où effectueraient-ils les recherches qui alimentent les bruyantes confrontations qui se déroulent sur la scène politique ? Quand on a besoin, aux États-Unis, d’attaquer ou de défendre politiquement une position ayant trait au religieux, c’est à la bibliothèque qu’on commence à réunir des informations. Raison pour laquelle, dans ce pays, les bibliothèques, comme le droit, doivent se prononcer sur le comportement exigible a minima. En décidant ce qui sera ou non toléré dans leur cadre, ces établissements ne fonctionnent-ils pas de fait comme des institutions chargées de contribuer aux objectifs plus larges, assignés à la politique et à la société dans son ensemble, concernant la religion et les autres valeurs sociales ?

Les bibliothèques américaines entretiennent tout un arsenal de règles et de règlements internes destinés à gouverner le comportement social dans les limites minimales qui leur sont imparties.

Présente elle aussi dans les bibliothèques américaines, la sphère politique y est très active. Contrairement à ce que l’on observe dans bien d’autres pays, les associations de bibliothécaires des États-Unis non seulement s’expriment sur les questions politiques en lien avec la profession, mais elles le font haut et fort, en engageant des campagnes déterminées pour impulser les changements qu’elles estiment nécessaires. Il est déjà arrivé qu’elles assignent le gouvernement national en justice, et le cas échéant qu’elles saisissent la Cour suprême de sujets politiques qui tiennent à cœur aux bibliothécaires. Le procès qui se tient en ce moment sur la censure de l’Internet oppose, selon un intitulé remarquable, « les États-Unis d’Amérique » à « l’Association des bibliothécaires américains » 33 ; hors du territoire des États-Unis, cette façon de formuler les choses s’apparenterait peut-être à une menace exceptionnelle, alors qu’elle correspond à la façon normale d’opérer dans ce pays procédurier.

En ce qui concerne la sphère sociale, cependant, les bibliothèques américaines se perçoivent moins comme des bastions de résistance – y compris à propos des idées qui leur sont le plus chères – que comme des lieux de rencontre : des opportunités pour les activistes de tout poil d’effectuer des recherches, de penser, de discuter, d’exprimer des opinions personnelles. Des frontières, en l’occurrence : elles fournissent à tous les militants un espace supervisé et encadré par un minimum de règles, où ils peuvent se retrouver et s’ouvrir l’esprit.

Les livres à l’index

Ces règles minimales sont aussi clairement exposées que possible par l’ALA (American Library Association). La « liberté intellectuelle » constitue le concept au cœur de toutes ses recommandations relatives aux questions en rapport avec la religion : l’ALA croit ardemment qu’aucun des objectifs qu’elle se fixe ne pourra être réalisé faute d’une totale ouverture de l’information, d’un accueil étendu dans toute la mesure du possible aux diverses catégories sociales, du respect de la confidentialité et d’une totale absence de censure. Le lieu le plus indiqué pour examiner de près ce credo reste le site web de l’ALA 34, laquelle peut par ailleurs se prévaloir d’une remarquable liste d’ouvrages publiés par ses soins sur ces différents thèmes 35.

Elle organise depuis 1982 « La Semaine des livres à l’index 36 » : cet événement annuel qui donne lieu à des manifestations dans le pays tout entier est consacré à la liberté de l’information et à la lutte contre la censure. C’est l’occasion de signaler les exceptions à l’absence de censure qui prévaut en principe sur le territoire des États-Unis : par exemple le roman de Mark Twain, Huckleberry Finn, périodiquement retiré des rayonnages de certaines bibliothèques parce qu’il contient le mot « nègre », insultant pour les Africains-Américains des États-Unis, ou la série des Harry Potter dont des groupes chrétiens estiment qu’elle offense leurs convictions.

La liste des « livres à l’index » est toujours longue, et l’éventail des auteurs des « Cent livres les plus souvent contestés 37 » est d’une étonnante hétérogénéité, même si dans une société aussi diversifiée que celle qui peuple aujourd’hui les États-Unis chacun a forcément des tas de raisons de désapprouver des tas de choses. Figurer sur la liste des « proscrits » devient une marque de notoriété dont beaucoup d’écrivains sont fiers. Ici ou là sur le territoire des États-Unis, sous un prétexte ou sous un autre, des bibliothèques ont ces derniers temps retiré de leurs rayonnages des œuvres de John Steinbeck, Judy Blume, J. D. Salinger, Alice Walker, Madonna, Harper Lee, Aldous Huxley, Roald Dahl, Stephen King, Isabel Allende, Kurt Vonnegut, William Golding, Toni Morrison, ainsi que les déjà cités Mark Twain et J. K. Rowling.

Mais ce sont des exceptions. Tout l’effort actuellement engagé aux États-Unis par les bibliothécaires pour attirer l’attention sur les cas de ce genre a pour but d’amener les directions des bibliothèques locales et les autres autorités concernées à renoncer à la censure et à remettre les livres en rayon. La presse politique a rendu compte de certaines de ces affaires. D’autres, moins nombreuses, se traduisent toujours par des procès onéreux et ardus. Grâce à la vigilance de groupes de défenseurs des libertés civiles telle l’ALA, la plupart sont néanmoins dénouées dans la sphère plus large du social. En se réclamant de Benjamin Franklin, l’ALA fait de la question de la censure un enjeu des libertés civiles : « Quiconque voudrait renverser la liberté d’un peuple doit commencer par soumettre la liberté de parole » ; ou encore : « Sans la liberté de pensée, il ne saurait exister de sagesse ; et la liberté publique ne saurait exister sans la liberté de parole ». 38 Une autre remarque plus célèbre et souvent reprise dans la culture politique américaine résume mieux encore cette attitude : « Le prix de la liberté, c’est une vigilance éternell. » 39

Droit, politique et société

Lorsqu’on n’est pas soi-même citoyen des États-Unis, il est sans doute difficile de comprendre que la participation professionnelle des bibliothèques à la défense de la « liberté intellectuelle » est ici une démarche tout ce qu’il y a de normal : elle fait partie de la manière dont on aborde dans ce pays les libertés civiles, sur le triple plan du droit, de la politique et de la société au sens large. Le principe général vaut pour les bibliothèques : il leur faut des règles, et le cas échéant des « murs ». Ce pourquoi, en même temps que les bibliothèques se dotent de règlements internes, elles encouragent dans le cadre professionnel l’activité politique pour la défense des libertés civiles. Elles accueillent même les religions qui soutiennent des principes opposés aux leurs, et bien d’autres causes impopulaires y ont aussi leur place pourvu qu’elles respectent les règles minimales préalablement définies.

Le changement de règles qui s’opère en ce moment doit donc être, lui aussi, resitué dans le processus politique normal aux États-Unis : il n’est en rien exceptionnel ou dérangeant par rapport aux traditions et aux pratiques observées de tout temps dans les bibliothèques américaines. Parfois, oui, les règles changent. Cela étant, la politique qui s’efforce de les modifier est plus versatile encore – susceptible de rechanger aussi vite qu’elle a changé. D’où effectivement le danger d’un changement trop brutal ou qui irait dans le mauvais sens – ainsi que le redoutent aujourd’hui tant de nos amis étrangers, au vu de la rapide transformation des États-Unis.

Le danger serait cependant plus grand si les États-Unis ne changeaient pas du tout : rien de pire, en effet, qu’un système social sclérosé, car le changement s’y produit avec une violence fulgurante. Tandis que le pays tâtonne ainsi à la recherche de nouveaux équilibres, son étendue, sa diversité, la souplesse du système qu’il a adopté devraient rassurer nos amis. L’espoir de la règle de minimis tient peut-être à ce que cette immense entité est désormais devenue bien trop difficile à manier pour qu’une petite faction l’engage tout entière dans une mauvaise direction politique.

C’est de la politique, finalement

« Est igitur […] res publica res populi

(L’État, c’est l’affaire du peuple). »

Cicéron, De republica, I, 39 40

Le droit, qui agit a minima, est enfant du politique, qui se charge de quasiment tout le reste. En dernière analyse et bien qu’ils semblent pourtant si liés au droit, les problèmes de la liberté de culte et des rapports entre l’Église et l’État sont de nature politique et non pas juridique.

Dans la tradition démocratique des États-Unis, toutes les lois, au fond, dérivent de la culture politique : les tribunaux américains qui s’efforcent de faire appliquer des règles émanant d’autres sources – textes sacrés, histoire naturelle, droit coutumier, ordonnances et décrets des fonctionnaires et des administrateurs – se heurtent en dernier ressort au mandat sorti des urnes. Ce n’est sans doute que très logique, puisque la loi n’est généralement que l’ensemble des règles minimales de la société politique : la hiérarchie juridique s’en remet à qui accepte de reconnaître la « validité » de la norme fondamentale. La question, comme dirait Kelsen 41, n’est pas juridique mais politique ou sociologique. Le politique fait donc plus de place à la religion que le droit : elle y a plus sa place que dans les antichambres conservatrices du droit, qui livrent presque toujours un combat d’arrière-garde contre le désordre des évolutions politiques.

Un peu de démographie : l’immigration, le vieillissement, la mondialisation

Tout étranger qui souhaite comprendre le traitement politique ici accordé à ces questions, comme d’ailleurs tout citoyen de ce pays, doit avant tout réaliser que les États-Unis sont un cas unique, parmi les nations du monde. Si leurs différences ne rendent pas les nations meilleures ou pires les unes que les autres, elles montrent combien il est difficile de se livrer à des comparaisons, ou de tenter d’imposer un système sur un autre 42. Comparativement, les États-Unis sont ainsi gigantesques à tous égards : beaucoup plus peuplés que presque tous les autres États-nations (plus de 290 millions d’habitants au total 43, contre 60 millions pour la France, 83 millions pour l’Allemagne, 60 millions pour le Royaume-Uni), ils ont une superficie, une puissance économique et une puissance militaire prépondérante beaucoup plus considérables.

Leur peuplement est de plus extrêmement varié, aujourd’hui : si la composition « ethnique » en est majoritairement blanche (le groupe des « Hispaniques » étant celui qui connaît la plus forte croissance), les Blancs ne représentent que 77,1 % du total ; la proportion des Afro-Américains y est de 12,9 %, celle des Asiatiques de 4,2 %, celle des « divers » de 5,8 % – et tous ces gens vivent sur des territoires très étendus. L’Allemagne, en revanche, est peuplée à 91,5 % d’Allemands, à 2,4 % de Turcs et 6,1 % de « divers » ; en outre, la quasi-totalité de la population non-allemande se concentre dans les principales villes.

En même temps, les États-Unis sont à l’heure actuelle beaucoup plus jeunes et beaucoup plus vieux que la plupart des autres nations. Si en effet leurs structures de gouvernement sont en place depuis plus de deux siècles, les citoyens américains vivent dans de grandes villes comme San Francisco (près de 7 millions d’habitants), fondée en 1776 seulement sous forme d’une minuscule mission franciscaine, et qui n’a vraiment commencé à s’urbaniser qu’en 1849 – une paille en regard des deux mille ans de pratiques et de traditions urbaines de villes comme Athènes, Rome, Lyon ou Paris.

Dans le domaine de la religion, les comparaisons sont tout aussi spectaculaires. La diversité qu’on rencontre à cet égard aux États-Unis (« protestants : 56 % ; catholiques romains : 28 % ; juifs : 2 % ; autres : 4 % ; sans religion : 10 % ») étonne par rapport à la France où une religion prédomine (« catholiques romains : entre 83 et 88 % ; protestants : 2 % ; juifs : 1 % ; musulmans : entre 5 et 10 % ; sans religion : 4 % »). Cela pour dire, une fois encore, la difficulté des comparaisons transculturelles : les chiffres ne sont pas fiables, et les États-nations qui rassemblent ces données représentent, et de plus en plus, des entités si dissemblables qu’il n’y a pas grand sens à les comparer entre eux. Mettre en regard la France et les États-Unis, ou les États-Unis et la France, ou l’un de ces deux pays avec un troisième aussi différent d’eux que l’Irak, par exemple, revient, dans bien des domaines et surtout peut-être dans celui de la religion, à comparer « des pommes à des oranges ». Le qualificatif de « national » utilisé par les États-nations européens est lui-même assez mal adapté aux États-Unis : il rendait compte de l’homogénéité culturelle, ethnique et éventuellement raciale qui caractérisait les États d’Europe au début du XIXe siècle et que les États-Unis d’Amérique n’ont jamais connue.

Reste que de nos jours de grands changements rassemblent politiquement des gens issus d’endroits très différents, et que les frontières à l’utilité de plus en plus contestable tracées entre les États-nations les séparent moins qu’autrefois. Les phénomènes de l’immigration, du vieillissement de la population et de la mondialisation ont ainsi des effets aussi profonds sur la société américaine que sur toutes les autres sociétés de la planète ; les changements qu’ils impulsent sont probablement à l’origine des « tensions » religieuses et de l’apparition des divers mouvements sociaux et politiques constitués aujourd’hui pour s’y opposer.

Tentons encore quelques comparaisons : en France, le taux d’immigration net (« la différence entre le nombre de personnes qui, sur une année, entrent ou sortent du territoire, calculé pour 1 000 habitants ») a récemment dépassé 0,64 pour mille ; à la même époque en Allemagne, ce taux s’établissait à 3,99 ; au Danemark à 2,01 ; en Italie à 1,73 ; en Suisse à 1,37, et aux États-Unis à 3,5… Sans se livrer à des généralisations sur les effets de cette immigration sur des cultures particulières (certains accueillent à bras ouverts les immigrants dont ils ont besoin, d’autres se sentent envahis, tous gèrent le phénomène mieux et plus mal que les autres, tous pour des raisons complexes que passe sous silence le laconisme des statistiques), on voit cependant que ces États-nations ont au moins une chose en commun : il y entre plus de personnes qu’il n’en sort, et cette situation impose de prendre des mesures politiques. On est par conséquent sur un terrain commun plus large, favorable à la coopération internationale mais aussi aux contresens, à l’incompréhension, aux tensions et aux conflits 44.

Autre grande évolution génératrice d’émotions et de peurs, aux États-Unis comme ailleurs : le vieillissement de la génération née tout de suite après la Seconde Guerre mondiale, lors du « baby-boom » à l’origine d’un des plus forts accroissements démographiques de l’histoire des États-Unis 45. Bill Clinton a vu le jour en 1946, au début de cette élévation de 30 % du taux de natalité américain, qui s’est ensuite poursuivie jusque dans les années soixante avant de chuter brusquement. Dans les années trente, à l’époque de la Crise de 1929, deux à trois millions de bébés seulement naissaient aux États-Unis, et les choses restèrent ainsi de 1939 à 1945, pendant les années de guerre (2 735 458 naissances ont été enregistrées en 1945) ; puis, quand, en 1946, « les soldats rentrèrent au foyer », le nombre des naissances passa d’un coup à 3 288 672, et, année après année, il se maintint ainsi au-dessus de la barre des trois millions, se hissa même à 4 268 326 en 1960 – jusqu’en 1965 où il retomba en dessous des 4 millions pour rester depuis à peu près constant 46.

Cela a eu des répercussions énormes, de la musique pop à l’éducation (en France comme aux États-Unis les structures et les effectifs d’enseignement, d’abord insuffisants, sont maintenant en excédent), de l’extension des banlieues et des ghettos des centres-villes à la gageure qui consiste à soutenir avec les salaires d’actifs de moins en moins nombreux, proportionnellement, la masse énorme des gens trop âgés pour travailler. Ce raz-de-marée démographique, qui a dynamisé les États-Unis en même temps qu’il les submergeait, suscite encore bien des réactions auxquelles la peur n’est pas toujours étrangère.

La mondialisation a des effets identiques. Les États-Unis qui, en 1945, possédaient une part impressionnante de la puissance économique mondiale ont dû s’adapter à une prédominance planétaire très déconcertante pour un peuple traditionnellement attaché à son autarcie, qui, par prudence, répugne à « se mêler des affaires des autres » et qui a cédé par périodes à la tentation de l’« isolationnisme ». Alors que les révolutions surgies dans les domaines des transports, des communications et de la démographie rétrécissent les dimensions du monde, les États-nations, construits pour une situation plus statique et facile à gérer, ont beaucoup de peine à s’ajuster aux nouvelles réalités géopolitiques. Les États-Unis s’y sont particulièrement mal pris. En Corée, au Vietnam, dans diverses aventures de moindre importance et dernièrement en Irak, ils ont appris à leurs dépens ce qu’il peut en coûter de devenir, volontairement ou non, « le maître du monde ». Ne serait-ce que parce que cette place vous désigne aussi comme cible…

On pourrait également mentionner d’autres tendances aujourd’hui à l’œuvre, mais il s’agit ici simplement de montrer que les grands changements amenés notamment par l’immigration, le vieillissement et la mondialisation participent au moins autant aux évolutions géopolitiques – et au regain du « fait religieux » – que des facteurs aussi négatifs que « l’ambition », « l’avidité », « la volonté hégémonique de l’empire » beaucoup plus souvent invoqués dans la presse. Les âpres débats auxquels donnent lieu les transformations géopolitiques en cours, y compris les échanges sur la « religion », sont dominés par des arguments soumis à l’émotion. Il convient certes d’en tenir compte, mais d’autres choses sont également en jeu ici, des choses plus vastes et plus profondes et que nous contrôlons peut-être beaucoup moins bien.

Positions statiques

La question devient alors de savoir quelles stratégies politiques d’ensemble il faudrait adopter pour ne pas se laisser distancer par ces changements. Les groupes politiques extrémistes (« religieux », entre autres) sont plus nombreux aux États-Unis que nulle part ailleurs. La taille de ce pays, sa diversité et sa culture politique suffisent à le garantir : toute une multitude de groupes ayant chacun sa propre orientation se sont constitués sur la seule question des rapports entre l’Église et l’État. On en a une illustration avec les résultats de cette recherche en ligne, effectuée à partir d’un site devenu classique sur les tendances sociales :

Google Web Directory – 5 juin 2003http://www.google.com

Society > Religion and Spirituality (113,802 entries)

Parmi les groupes ou les activités associés aux thèmes « religion » et « spiritualité », on trouve notamment : « Advaita Vedanta » (126 entrées) ; « Bahá’i » (336) ; « Ésotérisme et Occultisme » (2 485) ; « Falun Dafa » (44) ; « Gnosticisme » (85) ; « Hindouisme » (1 599) ; « Jaïnisme » (53) ; « Indiens d’Amérique » (118). Il existe aujourd’hui aux États-Unis des groupes et des associations « à but religieux » qui s’intéressent aux « États limites entre la vie et la mort » (97), au « New Age » (1 802), à quelque chose intitulé « Noahidisme » (11), au « Paganisme » (3 129) et au « Panthéisme » (64) ; d’autres qui se passionnent pour la « Scientologie » (571), le « Chamanisme » (136), les « OVNI » (31). Et tous disposent à l’heure actuelle d’une forme de représentation sur les territoires immenses des œcuméniques États-Unis. Les étrangers ou les Américains qui souhaitent comprendre ce qu’est aujourd’hui « le fait religieux » aux États-Unis doivent donc jeter loin leurs filets.

Il faut aussi préciser qu’au nombre des 82 677 entrées données par Google pour le mot clef « Christianisme », figurent désormais 57 099 « Dénominations ». Apparemment, le christianisme contemporain englobe, ou s’efforce d’englober, des chapelles aussi diverses que les « Anabaptistes » (199), l’« Église cathare » (6) – ce qui peut au moins profiter à l’histoire de France –, le « Renouveau charismatique » (117), les « Christadelphiens » (159), les « Églises du Christ » (2 209) mais aussi les « Églises du Christ non institutionnelles » (81), l’« Église évangéliste de Formose » (1)… et les « Mormons » (1 757) encore appelés « Saints du dernier jour » (1 757 : preuve que même Google peut se fourvoyer, à l’occasion, encore qu’il identifie tout de même l’« Église réorganisée de Jésus-Christ des Saints du dernier jour » (10)), et les « Swedenborgiens » (53), et l’« Église de l’Unification » (5)… qui presque tous sont au moins représentés aux États-Unis.

Le mythe toujours bien ancré du monolithisme du christianisme américain ne semble donc pas plus destiné à durer que les peurs qu’il nourrit : tant d’autres choses se passent, aujourd’hui, qu’il faut d’emblée rejeter l’idée catégorique voulant que la religion américaine forme un seul bloc catégorique (avec, s’agissant du christianisme, une seule hiérarchie ne reconnaissant qu’une autorité, de telle sorte qu’il serait effectivement juste de parler de « la religion » et des rapports entre « l’Église » et l’État, comme s’il n’y avait qu’une religion et une Église en cause, ou au pire une poignée de religions et d’Églises). Dans les États-Unis d’aujourd’hui, l’expérience religieuse est incontestablement diversifiée. À consulter Google, même le catholicisme (25 594 entrées) donne l’impression de s’être subdivisé à l’infini : Google fait état de catholiques qui ne sont « Pas en communion avec Rome » (179), ou encore d’« Églises autocéphales » (145)…

Aux États-Unis toujours, ces groupes épousent des positions politiques. Certains, particulièrement bien organisés, disciplinés et unis, ont su se montrer très persuasifs, récemment, sur des questions aussi importantes que l’avortement, l’enseignement privé ou les recherches sur les « cellules souches ». Des associations comme « The Moral Majority » (dissoute en 1989) ont joué un rôle décisif dans les élections de ces dernières années 47, et leurs responsables ont brigué les suffrages avec un succès au moins relatif 48. Il se trouve même des extrémistes qui ont effectivement la prétention d’influer sur la politique étrangère en distillant des notions prétendument « chrétiennes » dans les discussions politiques relatives au Proche-Orient 49, même si les peurs que suscite une pareille intrusion sont sans doute très excessives en regard de la réalité.

L’expression des convictions religieuses aux États-Unis est souvent statique, cependant. Tel groupe professe par exemple des opinions arrêtées sur l’avortement, ou sur l’enseignement du créationnisme ou du darwinisme à l’école. Les différentes Églises s’intéressent de très près au divorce, à l’homosexualité. Sur le plan institutionnel aussi bien qu’individuel, leurs professions de foi obligent néanmoins ces groupes à adopter des positions politiques figées.

Qui plus est, la « religion » ne parle pas d’une seule voix, aux États-Unis. Les luttes d’influence que se livrent les sectes religieuses et les diverses dénominations sont légion, et sans merci. L’ancien président Jimmy Carter a récemment démissionné de la Convention baptiste des États du Sud à cause de l’invasion de l’Irak par l’armée nationale et du soutien apporté à la guerre par cette organisation 50. Il semble aussi que les querelles surgies entre les bénéficiaires des « Initiatives fondées sur la foi » de la Maison Blanche nouvelle manière compliquent beaucoup la mise en œuvre de ces programmes (les prises de bec à propos de la répartition des enveloppes pourraient en l’occurrence assécher plus sûrement la manne que les grands principes soutenus par l’opposition) 51. Précisons que selon les algorithmes de recherche de Google, à l’heure actuelle du moins, le nombre de candidats susceptibles de s’engager dans de telles disputes, aux États-Unis, s’élèverait à 113 802.

La pratique consistant à énoncer ses positions et à se battre sur des thèmes particuliers est en soi problématique pour tout groupe qui participe à la formulation de la politique publique. Une organisation religieuse qui décide d’« entrer en lice » (en affichant fermement ses positions sur les sujets au cœur des débats du moment) risque d’être si bien associée à certains thèmes aujourd’hui brûlants que lorsque le vent du changement se lève, ce qui finit toujours par se produire, elle se voit reléguée dans le passé, à l’instar de ces questions qui ne sont plus d’actualité.

S’agissant des stratégies « fondées sur la foi » et autres, les groupes religieux des États-Unis piétinent devant l’arbre qui leur cache la forêt : non seulement leur identification à l’administration politique en place les assujettit au contrôle, direct ou insidieux, des hommes et du parti politiques qui tiennent les rênes du pouvoir, mais elle peut aussi les évincer du devant de la scène en même temps que les hommes et le parti politiques en question, à la prochaine « alternance », quand les électeurs seront à nouveau appelés aux urnes. S’ils y réfléchissaient vraiment, les groupes religieux agiraient sans doute avec plus de circonspection devant les initiatives charitables « fondées sur la foi », et autres programmes à court terme dictés par des raisons politiques. Un des arguments traditionnellement avancés en faveur de la séparation de l’Église et de l’État a d’ailleurs été forgé par le réformateur religieux Roger Williams, quand il fonda l’État de Rhode Island non pour le protéger de la religion, mais pour protéger la religion de l’État 52.

Il faut également dire deux mots du problème plus général que pose en soi toute prise de position sur des événements immédiats, temporels et politiques : de même que l’association avec la société laïque expose à des dangers précis, l’expression de positions statiques ouvre sur un autre ensemble de risques. Si plusieurs religions ont réussi à se maintenir et ont historiquement rempli au mieux leur mission, c’est justement parce qu’elles ont su éviter ces deux écueils. Le problème se repère jusque dans les débats très laïcs sur la séparation de l’Église et de l’État : le « mur de séparation » de Jefferson, la « neutralité » de la Constitution des États-Unis, le « plaidoyer » que constituent aujourd’hui les « initiatives fondées sur la foi » représentent trois stratégies rigides ; le problème, on le voit, tient à l’immobilisme de ces positions par trop fermes, à la difficulté de construire des structures suffisamment souples pour supporter l’inéluctabilité du changement.

Un processus dynamique

Étant donné en effet la taille immense, la diversité et l’influence mondiale qui caractérisent les États-Unis contemporains, le changement ne manquera pas de se produire et d’affecter comme le reste la politique « religieuse » de ce pays. Quand l’actuel président et son parti arriveront au bout du mandat que leur fixe le système en vigueur (lequel prévoit le remplacement du chef de l’État au bout de deux mandats au maximum, soit 2008 dans le cas qui nous occupe, à cela près que ce président ayant été élu une première fois avec une marge très mince, il n’est pas exclu qu’il doive s’en aller plus tôt, autrement dit en 2004), il ne sera plus question dans les bureaux de l’administration que de savoir qui partira avec lui. « Quand le tumulte et les clameurs s’éteignent, les capitaines et les rois s’en vont. » 53. Les groupes religieux qui s’empressent aujourd’hui de toucher les subsides dispensés par le pouvoir grâce au tour de passe-passe politique des « initiatives fondées sur la foi » s’empresseront-ils aussi de vider les lieux ? À l’aune des espérances habituellement cultivées par les mouvements religieux, cinq années, et a fortiori une, ce n’est pas bien long.

Les rapports entre l’Église et l’État aux États-Unis se laissent peut-être toutefois mieux envisager dans la perspective des tendances à long terme et de la dynamique politique, plutôt que sous l’angle restreint des politiques et des positions statiques du moment. Dans cette perspective très ouverte, la « place » de la religion dans la société au sens large prime sur le rôle immédiat qu’elle doit remplir hic et nunc : « Pour les fondateurs, la question centrale ne portait pas sur le rôle de la religion ; la plupart d’entre eux étaient d’ailleurs convaincus que le christianisme constituait le plus solide fondement d’une société morale. Bien plus inquiets sur la place de la religion, ils décidèrent pour finir qu’elle s’épanouirait mieux à l’aide de la persuasion […] que de la contrainte exercée par le gouvernement. » 54

Au lieu donc de sacrifier son statut à des problèmes spécifiques et peut-être éphémères, une institution soucieuse tant de sa survie que de sa capacité à œuvrer durablement pour le bien s’intéressera aux tendances à long terme et à leur dynamique, ainsi qu’aux moyens de s’y ménager une « place » durable.

Cette stratégie est celle que l’Église catholique a suivie presque tout au long de sa très longue histoire. Plusieurs sectes protestantes ont également assuré leur pérennité, et leur capacité à poursuivre leur œuvre, en dépit des perpétuels changements politiques intervenus dans la sphère laïque. Cela vaut aussi pour l’hindouisme et le bouddhisme qui ont survécu aux changements politiques – non en résistant directement au flux, ainsi que l’affirment les plus anciens de leurs enseignements, mais en l’accompagnant, au contraire, et en n’essayant que de temps à autre, subtilement, d’en dévier un peu le cours.

Les vieilles métaphores du « fleuve » ou, mieux, de « la marée océanique » sont ici bienvenues : la politique fait en effet partie de ces tendances qui à intervalles réguliers « grossissent et débordent » inévitablement, entraînant avec elles les politiciens, leurs partis et leurs politiques – ou, selon l’image de Yeats, les faisant « tourner et tournoyer dans la spirale qui va s’élargissant » 55. Si la religion a un « rôle » établi dans la société américaine, pour préserver sa « place » et faire le bien que tous nous espérons d’elle à long terme, peut-être aurait-elle intérêt à garder ses distances avec l’éphémère fluctuant et étroit où se tiennent la politique et le droit.

Conclusion : « Ce je ne sais trop quoi qui n’aime pas les murs… »

Le résultat le plus satisfaisant du débat sur la séparation de l’Église et de l’État qui a cours aujourd’hui aux États-Unis pourrait donc être procédural : il s’agirait de réaliser que les lignes de partage bougent, que même les règles du jeu sont susceptibles d’être modifiées. Ces déplacements et ces changements périodiques exigent une certaine souplesse de l’ensemble du système juridique, politique et social. Les systèmes statiques finissent toujours par se briser sous les tensions que leur imprime la controverse. D’où la nécessité pour eux d’être au contraire dynamiques, ce qui est d’ailleurs le cas de la majeure partie du système de gouvernement éminemment souple des États-Unis. C’est à ce dynamisme qu’il doit non seulement d’avoir si longtemps survécu en tant que tel, mais aussi prospéré.

À l’instar de bien des églises, de religions entières ou de toute autre institution sociale, les bibliothèques peuvent être victimes de ce besoin de dynamisme social : elles sont elles aussi condamnées par l’immobilisme de leurs positions politiques, par la rigidité de leurs attitudes dans des domaines où le changement politique est inévitable.

Les bibliothèques américaines semblent avoir évité ces écueils : jointe à l’engagement partisan résolu de l’ALA sur des questions politiques, la prudente neutralité qu’elles observent dans leurs activités quotidiennes leur confère de fait une grande souplesse. Quand l’heure du départ aura inéluctablement sonné pour « les capitaines et les rois » qui en ce moment exercent le pouvoir politique aux États-Unis, les bibliothèques se maintiendront en place – contrairement, peut-être, aux diverses chapelles religieuses qui s’emploient aujourd’hui activement à associer leur bonne étoile politique à des stratégies politiques récentes « fondées sur la foi » ou toute autre chose.

Le dynamisme du processus est plus facile à percevoir « de l’extérieur », en imaginant le droit, le politique, le social comme une série de sphères concentriques emboîtées à la manière des poupées russes. La plus grande, le social, est celle qui occupe le plus d’espace, et elle englobe la politique, le droit, et bien d’autres choses encore, dont assurément la religion ; le politique, pris à l’intérieur, est plus étroitement régi par des règles dont la formulation exige non la foi, mais la rationalité, ce afin d’éviter les préjugés et les persécutions religieuses ; en dernier seulement vient le droit, simple sous-ensemble du politique où seules les règles les plus étroites ont cours afin de créer une structure juridique minimale moins menaçante pour la conduite de la vie quotidienne.

Si donc le droit érige des « murs », et soit oublie la religion, soit élude les questions qu’elle pose, la sphère plus importante du politique admet les débats sur quelques doctrines religieuses au moins – après tout, c’est l’affaire des hommes politiques de débattre sans fin de tout et du reste –, et pour finir la catégorie encore plus large du social contient, comme ça a toujours été le cas, l’essentiel de ce qui est religieux. Nous avons cependant besoin des trois, du social, du politique et du droit, et chacun dans sa propre sphère pour qu’ils restent en bonne intelligence. Il s’agit là d’une vue pratique des choses, une vue non pas idéale mais pragmatique. C’est un juriste qui dit : « Quand on fait son droit on apprend à tout classifier. La religion devient une catégorie, et les catégories sont faciles à manier. » 56

Les États-Unis sont-ils une « nation chrétienne », par exemple ? L’ont-ils jamais été ? Les controverses religieuses aussi passionnées que passionnelles qui agitent le pays depuis quelques années peuvent laisser croire que ces questions posent des problèmes « absolus ». Si on considère au contraire qu’elles sont simplement embrouillées 57 dans toutes les questions procédurales qui concernent les sphères du social, du politique et du droit, on s’aperçoit alors que la religion dispose en fait d’une place substantielle. Cela tient simplement au fait que le droit ne s’occupe pas de religion – ne peut s’en occuper – mais uniquement de choses plus matérielles et minimales, ainsi que le laisse entendre le Thomas More de Robert Bolt 58 ; quant au politique, il peut toujours se colleter avec la religion – comme à tout ce que lui désignent les citoyens d’une société démocratique –, mais pas aux dépens des règles minimales du droit que chacun se doit d’observer jusqu’en politique afin de rester en bonne intelligence avec tous ; le social, lui, est bien sûr religieux comme il est tant d’autres choses, l’a toujours été et le sera probablement toujours.

La société américaine en offre d’ailleurs un exemple parfait : c’est une société religieuse, mais pas nécessairement appuyée sur des systèmes politique et juridique religieux. Jefferson lui-même, le fondateur déiste, sinon athée comme le prétendent certains, a jugé bon, en 1776, d’inclure dans sa Déclaration à la suite de son célèbre « Nous tenons ces vérités pour des évidences », les mots « données par leur Créateur ». On ne saura peut-être jamais s’il utilisait le terme « Créateur » dans son sens littéral, et les historiens continueront sans doute longtemps de décortiquer ce passage avant de déterminer une fois pour toutes s’il s’agit d’une allusion au dieu chrétien ou à celui d’une autre religion.

Il semble cependant incontestable que la grande majorité des citoyens des États-Unis étaient chrétiens, à l’époque, et qu’il en est toujours ainsi aujourd’hui. Le charme pénétrant et persistant du mythe et du folklore chrétiens dans la culture américaine – du créationnisme aux films de La Guerre des étoiles – dément assurément les allégations selon lesquelles les États-Unis n’ont jamais été et ne sont pas plus « chrétiens » qu’autre chose, en un sens. Tout l’enjeu est néanmoins d’arriver à préciser ce « sens » : la société des États-Unis contemporains ne comprend pas que des chrétiens, de même que la politique des États-Unis ne s’occupe pas que de religion et que le droit de ce pays s’occupe tout simplement d’autre chose. Le mieux est donc d’abandonner la religion et ses complexités à la vaste sphère du social, autant pour la protéger des interférences de l’État, et des juristes, que pour n’importe quelle autre raison : telle est semble-t-il depuis maintenant plusieurs siècles la tendance la plus cohérente de la réflexion qui s’est développée aux États-Unis sur les rapports entre l’Église et l’État.

En dernier ressort, sur le plan pratique, la meilleure garantie que cette dynamique va se poursuivre (en clair que les États-Unis ne deviendront jamais statiques au point d’« établir » ou simplement de favoriser une ou plusieurs religions) est fournie par le fait que ceux qui « se fondent sur la foi » continuent de s’adonner au penchant humain trop naturel qui pousse nos semblables à se battre entre eux. La compétition est rude, pour obtenir les fonds octroyés par la Maison Blanche aux charitables « initiatives fondées sur la foi », et les différents groupes impliqués se tirent impitoyablement dans les pattes. Des « Wiccans » qui croient en la sorcellerie aux mormons qui observent un christianisme jugé suspect par d’autres, en passant par des sectes plus extrêmes encore, la masse est bien trop nombreuse de tous ceux qui, dans les États-Unis modernes, immenses et si diversifiés, se bousculent au portillon en arguant d’une des nouvelles mesures gouvernementales « adaptatives » et non préférentielles relative à la religion ; et les invectives qu’ils se lancent mutuellement à la tête sont par trop féroces. Il est peu probable qu’un front uni efficace voie jamais le jour aux États-Unis dans la sphère de la religion.

Quand bien même cela se produirait, le besoin d’ériger des « murs » resterait entier. Les lignes de partage, les distinctions sont la condition de possibilité du gouvernement. À défaut, il est simplement trop difficile de trancher les litiges individuels. Les classifications, les juridictions, les règles et les règlements sont indispensables en politique, en droit – et dans les bibliothèques. Ce pourquoi on s’est gardé d’y introduire les distinctions vaguement définies et par trop imbriquées propres aux différends religieux. Il est déjà assez difficile de juger au pénal si un pain a bel et bien été volé pour ne pas tenter de se prononcer sur des questions comme « l’Immaculée Conception » ou « la Consubstantialité de La Trinité » à l’aide des grossiers instruments de la rationalité.

Alors qu’il aurait été « possible d’ignorer la religion dans la Constitution, mais pas de la retirer à la politique [les fondateurs] estimaient que dans une société pluraliste le lien le plus efficace est la liberté religieuse, pas la réglementation du religieux » 59. Les États-Unis sont aussi pluralistes aujourd’hui qu’à l’époque où leurs fondateurs choisissaient d’éluder les épineuses questions sur les rapports entre l’Église et l’État en élevant un « mur de séparation ». En revanche, ils se sont grandement développés, depuis, et la diversité et l’excentricité de leur population ont crû au même rythme.

Aussi est-il encore plus nécessaire que par le passé d’opérer des distinctions et des séparations : sinon, comment cette variété et cette excentricité auxquelles le pays doit une grande partie de sa réussite résisteraient-elles aux pressions pour la conformité et l’uniformité qu’exerce l’État centralisé ? L’astuce consiste à prévoir des « murs de séparation » légaux, mais couplés à un dynamisme social capable d’évoluer avec le temps et en fonction des besoins des États-Unis et de leurs habitants. Les dangers nouveaux du terrorisme créent sans doute des défis jusqu’alors inconnus, mais c’est aussi le cas d’autres problèmes comme l’immigration, le vieillissement de la population, la mondialisation : sacrifier tout le reste pour relever un seul de ces défis serait vraiment écarter trop de choses. En d’autres termes, il s’agit de réaliser simultanément les multiples objectifs fixés, car le monde est trop complexe pour les réponses statiques et les solutions simples.

Les « murs » sont donc indispensables, aujourd’hui plus que jamais, sans doute. La sagesse manifestée en l’occurrence par Jefferson n’est peut-être que procédurale. On peut admettre que son « mur » devait servir à éloigner la religion du gouvernement, et qu’à l’inverse Roger Williams voulait éloigner le gouvernement de la religion. Ces deux précautions sont nécessaires. Jefferson maniait prodigieusement bien la langue : sa capacité à énoncer des problèmes complexes en termes simples et clairs est presque sans équivalent, dans la littérature politique, mais il revient à un écrivain américain d’avoir formulé tout cela de façon plus limpide encore :

« Ce je ne sais trop quoi qui n’aime pas les murs…

J’avise mon voisin derrière la colline ;

Au jour dit, nous nous rencontrons pour le bornage,

Pour reconstituer le mur qui nous sépare.

Nous allons, maintenant le mur entre nous deux…

Tout est en pins, chez lui ; chez moi tout est verger.

Mes pommiers ne vont pas, un jour, passer le mur,

Lui dis-je, pour toucher à ses pommes de pin.

“Les bons murs font les bons voisins”, dit-il, sans plus. »

Robert Frost, La réparation du mur 60

Juillet 2003