Les archives dans les bibliothèques

Logiques de service ou accidents de parcours ?

Albert Poirot

La présence d’archives dans les bibliothèques est beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit ordinairement ; la simple lecture de l’ouvrage Patrimoine des bibliothèques de France peut aisément en convaincre. Les réalités institutionnelles sont en fait extrêmement complexes et obéissent à des configurations très différentes d’un service à l’autre, selon le degré d’intégration des fonds, selon leur nature et la formation du personnel qui en a la charge. Les administrations auraient bien sûr le désir de favoriser le surgissement d’un paysage clair, où les responsabilités seraient bien partagées. Mais le devoir des pouvoirs publics ne se limite pas à l’élaboration de lois et règlements ; il doit les inviter à réfléchir à la notion de mémoire qui répond aux attentes de la communauté scientifique et qui traverse l’histoire des établissements et des fonds. De plus, tôt ou tard, on aura à mener une enquête globale pour se donner enfin les moyens de connaître cet élément important du patrimoine conservé par les bibliothèques.

The presence of archives in libraries is much more common than is usually thought; simply scrutinising the work “Patrimoine des bibliothèques de France” (The documentary heritage of libraries in France) can easily persuade anyone of that. The institutional realities are in fact extremely complex and conform with very different organisational structures from one service to another, according to the degree to which the finances are integrated, and according to their nature and the training of the personnel that are in charge. Administrators would surely wish to promote the appearance of a clear organisational structure, where responsibilities would be well allocated. But the duty of the authorities does not limit itself to the drafting of laws and regulations; it requires them to think about the idea of record storage that satisfies the expectations of the scientific community and that takes in the history of the establishment and of the collections. Moreover, it will be necessary sooner or later to carry out an overall investigation in order to be finally given the means to get to know this important element of the heritage conserved by libraries.

Das Bestehen von Archiven innerhalb von Bibliotheken ist wesentlich häufiger als allgemein angenommen wird. Allein die Lektüre der Reihe “Patrimoine des bibliothèques de France” [Französisches Bibliothekserbe] sollte davon überzeugen. Allerdings ist die institutionelle Realität ausserordentlich komplex und die verschiedenen Dienststellen unterliegen unterschiedlichen Verwaltungsformen je nach Eingliederung der Bestände, deren Beschaffenheit, sowie der Ausbildung des Personals dem sie anvertraut sind. Die Verwaltungsstellen wären natürlich sehr an einer deutlichen Klärung der Verhältnisse mit wohlaufgeteilten Verantwortungsgebieten interessiert. Die öffentliche Hand beschränkt sich jedoch nicht nur auf die Ausarbeitung von Gesetzen und Vorschriften; sie muss ausserdem zum Nachdenken über den Begriff “Erinnerung” bzw. “Gedächtnis” anregen der den Erwartungen der wissenschaftlichen Gemeinschaft entspricht und die Geschichte der Einrichtungen un der Bestände durchdringt. Ausserdem müsste früher oder später eine Gesamtuntersuchung durchgeführt werden damit es endlich möglich ist dieses wichtige Element des in den Bibliotheken aufbewahrten Erbes genauer zu kennen.

La presencia de archivos en las bibliotecas es mucho más frecuente de lo que ordinariamente se cree ; la simple lectura de la obra Patrimonio de las bibliotecas de Francia puede convencer holgadamente. Las realidades institucionales son de hecho extremadamente complejas y obedecen a configuraciones muy diferentes de un servicio a otro, según el grado de integración de los fondos, según su naturaleza y la formación del personal que de ello se encarga. Las administraciones tendrían por supuesto el deseo de favorecer el surgimiento de un paisaje claro, en el que las responsabilidades serían bien compartidas. Pero el deber de los poderes públicos no se limita a la elaboración de leyes y reglamentos ; éste debe invitarlos a reflexionar sobre la noción de memoria que responde a las expectativas de la comunidad científica y que atraviesa la historia de los establecimientos y de los fondos. Además, tarde o temprano, se tendrá que llevar a cabo una encuesta global para darse por fin los medios de conocer este elemento importante del patrimonio conservado por las bibliotecas.

De façon récurrente, les professionnels des musées, des archives et des bibliothèques sont invités à s’interroger sur les différences et les convergences qui distinguent ou rapprochent les services dont ils ont la charge.

En matière de collecte du patrimoine écrit et de sa mise en valeur, la frontière entre les établissements est parfois incertaine. Pour ce qui est du partage des rôles entre les dépôts d’archives et les bibliothèques, on en appelle ordinairement au bon sens, au respect de la vocation propre à chacun, au respect du contribuable, à l’économie générale des services publics chargés de la conservation à des fins de recherche scientifique... Bref, beaucoup de déclarations de bonnes intentions.

Cela ne suffit sans doute pas puisque régulièrement les administrations centrales sont saisies de dossiers plus ou moins compliqués, plus ou moins sensibles, où il leur est demandé de rappeler discrètement ce qui devrait être la pratique usuelle en matière d’enrichissement des fonds pour les uns et les autres. De façon relativement fréquente, les deux inspections générales concernées se penchent sur des situations non conformes au souhaitable, mais où souvent le passé pèse de tout son poids. C’est ainsi qu’en 1994, les deux directions compétentes – Direction des archives de France (DAF) et Direction du livre et de la lecture (DLL) – ont été conduites à publier une circulaire conjointe pour fixer sur le papier les principes d’action des pouvoirs publics à ce sujet.

Dans le droit fil de cette réflexion, l’École nationale du patrimoine avait organisé en janvier 1996 un stage intitulé « Les bibliothèques dans les services d’archives ». Celui-ci s’appuyait sur une enquête menée de main de maître par Gérard Moyse, actuel directeur des archives départementales de la Côte-d’Or, et par Christine de Joux, conservateur au Service technique de la DAF ; dans son article, Arlette Playoust y fait largement allusion, il est donc inutile d’insister ici sur l’intérêt de ce travail 1.

Cette même École nationale du patrimoine avait organisé au printemps 1997, dans le cadre du stage technique international d’archives, une journée sur le thème Bibliothèques et archives.

La bibliographie jointe montrera qu’il s’agit là de la reprise de questions bien installées dans la réflexion interprofessionnelle. Ce qui lui donne une actualité plus visible tient sans doute à la maturité de plus en plus grande des collectivités territoriales en matière culturelle, et à la façon dont elles peuvent marquer par cet axe leur identité et leur champ de compétence. Cette maturité s’accompagne par ailleurs d’une approche plus rationalisante des services culturels : l’argumentation des professionnels doit ainsi se structurer et s’affiner pour répondre à la demande sociale et politique qui ne tolère plus les sujets tabous et les positions établies sur des présupposés datés. Au risque de passer pour inquisiteur, le regard comptable, enfin, cherche volontiers à débusquer doublons et illogismes pour une action publique plus cohérente.

De récentes inaugurations ministérielles ont rappelé que les schémas professionnels ou administratifs pouvaient être réaménagés par la décision politique, parfois selon des critères que l’on ne croyait plus contemporains. On garde à l’esprit le titre de Livres Hebdo « Attention, lecture Frêche » (27 octobre 2000), qui a rendu compte de « l’inauguration de la bibliothèque municipale centrale et archives de la Ville de Montpellier » : un bâtiment de 15000 m 2 dont « les voluptueuses salles de lecture du troisième étage [sont] vouées au patrimoine et aux archives municipales. »

Il n’est donc pas inutile de refaire le point sur cette question en essayant d’apporter à la réflexion quelques éléments nouveaux.

Le présent article, qui s’en tiendra à la situation française et évoquera essentiellement pour les bibliothèques leur dimension patrimoniale, cherchera donc à présenter les principes et les textes qui définissent les relations entre les deux types de services au plan de la constitution des collections et de leur signalement. Puis, il tentera de dresser le tableau des fonds d’archives en bibliothèque. Enfin, il s’attachera à examiner les raisons pour lesquelles les frontières sont mouvantes, mais aussi certaines des dynamiques possibles.

Des principes et des textes

Revenir à la manière dont la France moderne a initialement organisé la sauvegarde de son patrimoine écrit fournit plusieurs points de référence qu’il convient de ne pas perdre de vue.

Bases législatives et réglementaires

Les objets d’art aux musées, les ouvrages imprimés et manuscrits aux bibliothèques, la documentation primaire à contenu politique, administratif et comptable aux archives, c’est schématiquement cette répartition que le législateur et l’administrateur des années 1789-1790 ont voulu mettre en place. C’est sur ces bases que certains biens des 4500 maisons religieuses du royaume ont été « placés sous la main de la Nation » à travers un ensemble de textes officiels ; on citera la loi du 5 novembre 1790 sur les papiers des établissements ecclésiastiques et l’instruction sur la conservation des manuscrits, livres imprimés et chartes du 15 décembre 1790. On mentionnera aussi bien sûr l’arrêté consulaire du 8 pluviôse an XI (28 janvier 1803), à partir duquel furent créées nombre de bibliothèques municipales 2.

Pour s’en tenir à un seul exemple pris en province, on prendra le cas de l’abbaye de Cîteaux, en Bourgogne, qui vit l’essentiel de son patrimoine culturel et intellectuel prendre le chemin de trois institutions publiques : les actuels musée des Beaux-arts, bibliothèque municipale de Dijon et archives départementales de la Côte-d’Or. On voit que le respect des fonds est d’emblée limité par la nature même des biens à conserver, par leur traitement et leur destination publique ; ce serait un leurre que de vouloir conserver à l’identique sur un mode organique semblable l’ensemble d’un bien : l’efficacité du service public, dans son ensemble, appelle des réponses fonctionnelles appropriées.

Ce dispositif « révolutionnaire » est rappelé en exergue de la circulaire du 2 septembre 1994, signée conjointement par les deux directions concernées, relative à la répartition des attributions en matière de conservation du patrimoine écrit entre les services d’archives et les bibliothèques. Ce document débute en faisant référence à « un certain nombre d’anomalies » en la matière, « dont certaines peuvent avoir une origine déjà ancienne ». Il porte sur la conservation, la collecte et les acquisitions ; sa lecture est très conseillée, même aux professionnels qui ne sont pas directement confrontés à cette problématique.

Sans classement hiérarchique entre ces différents textes officiels, il convient de signaler en troisième point le dispositif attaché au dépôt légal. On s’en tiendra au dispositif actuel et à la réglementation issue de la loi en vigueur, celle du 20 juin 1992, qui a été mise en oeuvre à travers les deux décrets du 31 décembre 1993 et du 5 janvier 1995, divers arrêtés du 12 janvier 1995 et l’arrêté du 16 décembre 1996. D’après ce dernier, des bibliothèques de services d’archives peuvent être chargées de la collecte du dépôt légal imprimeur quand, dans une circonscription donnée, aucune structure autre ne paraît en mesure d’offrir une garantie suffisante pour la conservation du patrimoine imprimé local. Il s’agit en particulier des trois départements français d’Amérique (Martinique, Guadeloupe, Guyane) et de la Polynésie française. Il est d’ailleurs curieux de constater la nécessité d’un arrêté spécifique pour que les conservateurs du patrimoine en charge de ces dépôts d’archives soient « assimilés aux conservateurs des bibliothèques, en ce qui concerne le dépôt légal » 3.

Tel un Sisyphe, on rappellera que le dépôt légal est à bien distinguer de trois autres obligations de dépôt : le dépôt judiciaire, le dépôt administratif (tous deux définis par la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse), et le dépôt des publications destinées à la jeunesse (loi du 16 juillet 1949 relative à ce type de publications).Au moins dans le deuxième cas, il arrive que les exemplaires concernés soient orientés in fine vers les services départementaux d’archives ; cette réalité n’a rien à voir avec la législation sur le dépôt légal et son application.

D’autres textes organisent la répartition des rôles entre bibliothèques et archives et entre les directions ministérielles concernées. Pour des besoins liés au transfert à l’étranger d’éléments du patrimoine national, le législateur a voté une loi sur la circulation des biens culturels (31 décembre 1992), modifiée par la loi du 10 juillet 2000. Même si cette législation a une vocation externe, elle peut nous éclairer sur l’organisation interne. Il n’est pas dans le présent propos de faire l’exégèse de ces deux lois ; on notera simplement que l’État est appelé à délivrer un certificat d’exportation pour des biens culturels qui n’auront pas été considérés comme « trésor national » ; ces biens sont répartis en 14 catégories (décret du 29 janvier 1993) ; l’instruction des dossiers est à la charge des directions compétentes du ministère chargé de la Culture.

Ainsi la Direction du livre et de la lecture est appelée à coordonner l’action des pouvoirs publics pour les catégories 5, 7, 8, 9, 10, 11, 12b (pour l’essentiel : gravures, photographies, incunables, manuscrits, livres de plus de 100 ans d’âge, cartes...) 4. Pour certaines de ces catégories, la responsabilité est partagée avec d’autres structures ministérielles : ainsi la catégorie 11 qui concerne « les archives de toute nature comportant des éléments de plus de 50 ans d’âge, quel que soit leur support ». La Direction des archives de France est naturellement le second intervenant. La ligne de partage porte en principe sur les correspondances : à la DAF vont les correspondances scientifiques et administratives, à la DLL les correspondances littéraires et artistiques. La nature même de ces documents peut donner à la répartition un caractère incertain ; on pourrait même légitimement se demander si cela rend bien compte des réalités observées dans les bibliothèques de plusieurs grands établissements riches en archives scientifiques, comme le Muséum national d’histoire naturelle. Les deux directions ministérielles apparaissent conjointement avec la Direction des musées de France pour la catégorie 12b (« collections présentant un caractère historique, paléontologique, ethnographique ou numismatique »).

Du côté des bibliothèques, l’application de ces lignes directrices donne parfois lieu à des sortes de travaux pratiques. On pense aux projets d’acquisitions inscrits dans le cadre budgétaire des fonds régionaux d’acquisition pour les bibliothèques (FRAB) 5, sur lesquels un avis est à émettre, notamment par certains fonctionnaires de l’État. Depuis 1990, une dizaine de conventions ont permis l’installation de ces instances. En matière d’acquisition, une partie de leur coordination et l’apparition d’une doctrine passaient naguère par une commission technique du Comité technique du Conseil national scientifique du patrimoine des bibliothèques publiques (créé en 1989). Aujourd’hui, un département de la DLL et les conseillers pour le livre et la lecture auprès des directions régionales des affaires culturelles (DRAC) ont parfois à rappeler les frontières qui sont à respecter quand, par exemple, une bibliothèque s’intéresse à l’achat d’un fonds d’archives ; en ce cas, l’argumentaire doit être scientifiquement fondé pour que le dossier reçoive l’aval attendu. Mais, à l’occasion d’affaires mal orientées, il peut arriver que le « rappel au règlement », sous la forme de l’amical conseil, puisse s’adresser a contrario à un dépôt d’archives ou, plus souvent, à un musée.

On signalera enfin une différence notable pour ce qui est des procédures de classement : les archives disposent d’un système législatif qui leur est propre (loi du 3 janvier 1979). Sans plus de commentaire, on indiquera que, pour les documents qui intéressent les bibliothèques et dont le classement apparaît souhaitable, les pouvoirs publics font appel à la loi sur les monuments historiques du 31 décembre 1913 !

Tous ces dispositifs législatifs ou réglementaires fixent le cadre de la répartition entre les établissements ou éclairent sur les objectifs que peuvent se fixer les professionnels concernés par les enrichissements du patrimoine écrit 6.

Des pratiques professionnelles parallèles

Les pratiques professionnelles qui ont cours dans les bibliothèques et les services d’archives relèvent-elles de la géométrie euclidienne ? Autrement dit, tracent-elles des voies parallèles qui sont incapables de se rejoindre ?

Dans la majorité des cas, la formation initiale des personnels se fait selon des orientations différentes. Il faudrait aborder cette question catégorie par catégorie. Le sujet que nous traitons ici nous autorise à nous limiter aux conservateurs chargés de fixer des objectifs au service sous la responsabilité de la collectivité d’appartenance.

Dans le cas des archives départementales, on a affaire à un corps encore assez homogène ; ses générations actuelles sont formées à l’École nationale des chartes, puis à l’École nationale du patrimoine ; il est encore assez sensible à des concepts relativement centralisateurs qui se traduisent par un important travail de codification (principes de communication, photocopie, reproduction). Les archives municipales sont en général dirigées par des cadres A, pour beaucoup formés à l’université 7 ; nous connaissons aussi le cas de conservateurs d’État en détachement. À l’inverse, on a de plus en plus de conservateurs territoriaux dans les services départementaux. Sous l’effet de la décentralisation et du fait d’une politique malthusienne de l’État, le paysage professionnel des archives est en train d’évoluer.

La diversité des origines est une réalité plus ancienne pour le milieu des bibliothécaires. Globalement, l’esprit de la décentralisation y a soufflé un peu plus tôt. Certains thèmes y sont plus porteurs : les problématiques liées à l’informatique, à la normalisation, aux réseaux y ont trouvé de précoces militants.

S’ensuivent des techniques professionnelles et des dynamiques différentes, même si l’on s’en tient au seul patrimoine écrit. L’archiviste aura une vision de ses fonds d’emblée marquée par leur constitution, administrative et historique. Sans ignorer tout ce qui fait l’histoire de son établissement et de ses collections, souvent illustrée par l’existence de fonds bien identifiés, le bibliothécaire réfléchira plus selon une organisation encyclopédique de la connaissance, quand bien même les ouvrages anciens sont rangés par formats et/ou ordre d’arrivée dans les magasins. Le premier travaille plus sur des séries, le second davantage sur des unités. On pourra bien sûr reprocher à ces considérations un excès de schématisme (les bibliothèques ont aussi leurs séries, catalogues de libraires, recueils, séries documentaires… ; les archives possèdent également des pièces qui échappent au traitement courant). Mais la manière dont s’accroissent les archives et dont elles sont gérées est d’abord liée aux organismes qui les produisent ; en bibliothèque, la gestion d’un fonds, même spécialisé, entretient un rapport avec l’universalité des savoirs.

La pratique des éliminations présente également des différences. Par exemple, dans les bibliothèques, on ignore ce que peut être une sélection à partir d’un principe d’échantillonnage. Par ailleurs, ce serait mal connaître les bibliothèques que de penser que le désherbage des collections est un concept qui puisse s’appliquer sans interprétation au patrimoine : comme pour les archives, tout document de type patrimonial a vocation à y être sauvegardé 8. Reste bien sûr à s’entendre sur ce qui est patrimonial, sur l’adéquation entre les objectifs et les moyens et sur les conséquences à en tirer, mais ce n’est pas ici le sujet 9.

Sur le plan des statistiques et des rapports annuels que demandent les administrations centrales, on peut être surpris de la différence de traitement qui existe entre les deux types d’établissements : 4 pages pour les bibliothèques municipales pour l’ensemble de leurs activités, à peu près dix fois plus pour les archives 10 ; on se trouve ainsi au cœur des approches divergentes esquissées plus haut. À ce propos, la circulaire de 1994 précise que, pour le cas où une bibliothèque conserve des archives constituées, elle doit se mettre en conformité avec la réglementation et notamment adresser un rapport annuel spécifique à la DAF.

Si les formations sont en général distinctes, on ne saurait passer sous silence la fonction de creuset commun que joue l’École nationale des chartes pour certains conservateurs de bibliothèques et d’archives. On ne peut sous-estimer ce qu’apportent à l’interprofession ces années où les problématiques générales des services sont présentées aux nouvelles générations ; cela se traduit notamment par un stage, assez court il est vrai, où chaque étudiant découvre dans une même ville les réalités des archives, des musées, des bibliothèques. On peut même insister sur un point : c’est d’abord une culture du patrimoine écrit que donne l’École des chartes, avant que ses étudiants ou anciens étudiants n’abordent les techniques professionnelles qui se grefferont dessus 11.

Ce facteur de cohérence peut se retrouver dans les échanges et rencontres qui rassemblent les inspections générales où des chartistes sont présents de part et d’autre 12. Cela permet une compréhension mutuelle qui n’est pas superfétatoire pour des dossiers où l’on s’interroge sur l’application de la circulaire de 1994 ; cela est aussi vrai pour maints conservateurs travaillant au sein des deux directions.

Enfin, pour ne pas alourdir notre propos, nous n’insisterons pas sur la problématique propre à l’École nationale du patrimoine, sur certains axes de formation continue qu’elle développe (par exemple, en 2001, la journée d’étude sur Le livre illustré du XVI e au XX e siècles, en relation avec l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques), ainsi que sur son idée initiale de créer une spécialité Bibliothèque du patrimoine.

Les fonds d’archives dans les bibliothèques : quelques réalités

Avoir une vision globale des fonds d’archives conservés en bibliothèque n’est pas chose facile. On peut évoquer trois outils d’approche : les rapports annuels quand ils sont envoyés à la Direction des archives de France 13, les missions d’inspection générale qui permettent quelques constats, et enfin un ouvrage qui n’avait vraiment pas cette finalité, à savoir le Patrimoine des bibliothèques de France.

Si l’on se réfère à cet ouvrage en dix volumes (plus un index) qui n’a pas de fonction statistique, c’est sans doute que l’on n’est pas bien armé pour aborder cette question. Ce n’est pas entièrement faux, mais l’apport de ce superbe travail est vraiment très intéressant et très parlant.

On utilisera l’index, qui, malgré certaines imperfections, donne les clefs indispensables ; on regrettera simplement l’absence de renvoi à divers fonds d’archives qui sont par exemple conservés à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine ou à la bibliothèque municipale de Roanne.

Une approche chiffrée

Venons-en à l’essentiel. À l’issue d’une procédure de sélection, un ensemble de 380 établissements a été appelé à figurer dans cet ouvrage 14 ; parmi ceux-ci, des bibliothèques bien sûr, mais aussi des musées, des archives, des institutions privées et d’autres cas d’espèce.

L’index produit 35 références relatives à des archives conservées dans des bibliothèques. Six concernent des manuscrits littéraires et échappent pour le moment à notre propos, de même que celle qui porte sur des archives sonores et, enfin, celle qui concerne une donation à un musée. Ce sont donc 27 mentions qui font référence à des fonds d’archives identifiés comme tels :

– 23 sont relatifs aux archives communales, le plus souvent anciennes, déposées à la BM ;

– 3 concernent des archives hospitalières ;

– 1 fait référence à des archives diplomatiques.

Le poids de l’histoire

Souvent les références se croisent ; assez souvent une BM conserve à la fois des archives communales, des archives hospitalières, les registres paroissiaux et d’état civil. La constitution du fonds d’archives est en général liée à la réalité communale ; on trouve peu d’archives féodales ; Roanne, avec les archives du duché du Valentinois, possession de Jacques Cœur, fait exception. Peu d’archives religieuses également, si l’on excepte les registres paroissiaux.

La plupart du temps, les archives municipales concernées sont antérieures à 1789. Certaines pièces sont anciennes (XII e s.), parfois on a affaire à des séries plus récentes : à Besançon, les archives municipales courantes, à Villefranche-sur-Saône, les délibérations du conseil municipal jusqu’en 1968.

Plusieurs bibliothèques gardent aussi les archives de sociétés savantes. Autre cas de figure avec les archives d’architecte conservées à la bibliothèque municipale de Niort. La situation perdure également de ces établissements qui conservent leurs propres archives ; cette réalité remonte parfois à l’époque où responsable des archives et responsable de la bibliothèque ne faisaient qu’un, ou bien à une sorte de modus vivendi quand le bibliothécaire se trouvait être archiviste-paléographe et pouvait se prévaloir d’une certaine polyvalence au regard d’archives municipales peut-être moins bien encadrées sur le plan scientifique. Il est bien certain que les changements dans les profils des directeurs peuvent conduire désormais à des approches différentes.

La présence de fonds d’archives dans les bibliothèques municipales ne trouve pas d’origine dans l’importance de la ville. Sont concernées des grandes cités comme Paris (Bibliothèque historique, Bibliothèque Forney...) et des petites localités comme Joinville (5000 habitants). La circulaire de 1994 fait doublement référence à la taille de la commune : en dessous de 2000 habitants, les archives communales de plus de 100 ans d’âge sont à déposer aux archives départementales (article L. 317-2 du Code des communes, devenu article L 1421-7 du Code général des collectivités territoriales) ; dans les villes de plus de 50000 habitants, les archivistes ont pu être intégrés dans le cadre d’emploi des conservateurs territoriaux (décret du 2 septembre 1991), ce qui conduit à penser « que la création d’un service d’archives communales constitue le mode normal de gestion des archives de cette catégorie de communes ». Et la circulaire d’en tirer la conséquence : « Il n’existe en revanche aucune disposition législative ou réglementaire qui précise la façon dont doit être organisée la gestion des archives communales dans les communes ayant une population comprise entre deux mille et cinquante mille habitants. Aussi un certain nombre de communes ont-elles choisi de confier la conservation de leurs archives à la bibliothèque municipale. »

Les petites BM chargées par les villes du classement et de la sauvegarde des archives communales sont très certainement nombreuses. La valeur patrimoniale relative de leurs fonds les fait échapper aux 10 volumes du Patrimoine des bibliothèques de France ; il serait vain de citer tel ou tel exemple, car aucun n’est en soi significatif.

Parfois une convention existe avec les Archives de France ; c’est le cas de la BM de Saint-Omer qui garde 350000 minutes du gros des notaires (XVI e -XVIII e s.). Le plus souvent, il s’agit d’un dépôt « historique » de la part de la Ville. On gère un passé et les acquisitions sont ponctuelles (hormis le cas des archives courantes, quand les deux services sont placés sous la même autorité). On peut toutefois citer des acquisitions qui entrent dans une politique d’enrichissement active, comme celles de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris à la fin du XIX e siècle. Quelques dépôts sont même récents : c’est en 1968 que des archives hospitalières rejoignirent les collections de la bibliothèque municipale de Cambrai.

On doit souligner que maintes bibliothèques d’universités ou de grands établissements conservent des archives. Elles peuvent émaner des activités de l’établissement (les archives anciennes de la Sorbonne versées en 1864 par le ministère de l’Instruction publique, ou bien les Commentaires de la Bibliothèque interuniversitaire de médecine...). Elles peuvent aussi avoir un lien direct avec la spécialisation de la bibliothèque et la nature de ses fonds ; la bibliothèque de l’Académie nationale de médecine a recueilli les archives de la Société royale de médecine, de l’Académie royale de chirurgie et de bien d’autres organismes liés aux activités médicales ; la bibliothèque du Muséum national d’histoire naturelle est dotée des papiers, notes, carnets de recherche de nombreux savants 15.

En province, les cas sont aussi multiples : la bibliothèque interuniversitaire de Montpellier possède des archives anciennes de faculté, la bibliothèque universitaire de Poitiers a reçu les archives de la famille d’Argenson (environ 100 mètres linéaires...). On citera également pour la section lettres-droit de Nantes le fonds Laennec qui comprend des notes et observations prises au chevet des malades, des mémoires médicaux, des notes de cours et des correspondances avec des savants étrangers. Ces informations qui ne prétendent bien sûr pas à l’exhaustivité sont confortées par l’existence du Patrimoine des bibliothèques de France ; mais on ne saurait avancer qu’en la matière, la consultation de cet ouvrage suffise pour avoir une vision complète de tous ces fonds qui restent mal connus, parce que mal identifiés et mal recensés 16.

C’est pourquoi on saluera la pertinence de l’enquête lancée par le Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques (Cité des sciences et de l’industrie), en cours de dépouillement lorsque ces lignes sont écrites. Son objectif vise au recensement des fonds d’archives et papiers personnels des scientifiques du XVI e siècle à nos jours, conservés en France dans tous les établissements accessibles aux chercheurs, services d’archives et de documentation aussi bien que bibliothèques et musées. Les résultats du dépouillement devraient aboutir à la publication d’un répertoire classé par ordre alphabétique des savants répertoriés 17.

Toute bibliothèque n’est pas publique et on se gardera d’oublier certaines bibliothèques privées, en particulier associatives, où livres et archives se côtoient sous l’œil plus ou moins vigilant des responsables. Parmi les exemples fameux de sociétés savantes dotées de quelques moyens et qui sont attachées au patrimoine qu’elles ont rassemblé, on peut citer la société de la Diana, à Montbrison (Loire) ; celle-ci possède en bien propre des ouvrages d’un âge vénérable, mais la Ville lui a de plus confié la conservation de son fonds de livres anciens ; de même, elle conserve, contre toute attente et toute logique administrative, des archives notariales.

Un essai d’approche typologique

On peut tenter une typologie rapide de ces bibliothèques qui conservent des fonds d’archives. Certaines répondent à une logique, administrative ou historique : on a vu le cas des archives des établissements eux-mêmes, on a vu aussi comment la taille de la commune pouvait conduire l’administration municipale à rechercher des économies d’échelle. Plus intéressante à signaler, semble-t-il, est une certaine tradition urbaine du Nord de la France ; Saint-Omer, Tourcoing, Valenciennes, Béthune, Aire-sur-la-Lys, Hesdin, autant de cités pour lesquelles on maintient les deux entités archives et bibliothèques dans la même main 18.

On rencontre parfois, à travers ce genre de situation, une affirmation de nature politique. Elle n’est peut-être pas absente de l’intérêt qu’éprouve la municipalité de Roanne pour certaines archives féodales ; elles font partie du patrimoine local, de l’identité de la commune qui ne désire pas se soumettre à une sorte de centralisme culturel dont se prévaudrait la préfecture de Saint-Étienne.

Par ailleurs, certaines situations comparables, dans des villes de bonne importance, correspondent à des démarches fondamentalement différentes. Ici on vise plutôt les économies d’échelle et la bonne gestion au quotidien d’une situation héritée du passé : c’est l’exemple de Villeurbanne, où les archives sont liées à la direction de la Maison du livre, de l’image et du son, mais dans un local distinct. Là on recherche une dynamique globale autour du patrimoine écrit : c’est le cas de Montpellier.

Appréhender la réalité des fonds d’archives en bibliothèque, c’est également distinguer entre fonds clos (dons ou legs ponctuels, archives municipales anciennes...) et collections vivantes (archives administratives courantes, documents issus de la recherche scientifique contemporaine...). C’est aussi garder à l’esprit la différence entre les archives publiques, dont la vocation première est de rejoindre un dépôt d’archives et les archives privées, soumises à plus de variétés quant à leur destination.

L’intégration est aussi plus ou moins poussée. On peut avoir des fonds simplement conservés dans le voisinage des livres (des archives hospitalières à la BM de Valence, par exemple). Ou bien un directeur qui coiffe plusieurs services distincts ; à Tourcoing, un seul et même directeur dirige trois services : la bibliothèque municipale, les archives de la Ville et la documentation administrative. Ou bien des services qui coexistent dans un bâtiment unique avec deux responsables différents. Il conviendrait, dans tous ces cas, d’examiner la formation du personnel directement chargé de la gestion des archives.

Il est à peu près certain que lorsque les archives correspondent à un service bien identifié au sein de la BM, son public n’est pas très différent de celui d’un service autonome. En revanche, un fonds d’archives intégré de façon plus ou moins discrète n’atteint sans doute pas son public, sauf s’il y a une logique de spécialisation et une dynamique thématique (fonds saint-simonien de l’Arsenal, par exemple). Il s’agit là d’impressions générales, fondées sur des observations faites de manière ponctuelle. Cela mériterait une approche statistique que les outils existants n’autorisent pas aujourd’hui.

En importance, la bibliothèque représenterait de 5 à 10% des différentes activités d’un dépôt d’archives (enquête Moyse-de Joux). La comparaison est impossible avec le cas inverse ici traité, dans la mesure où les archives ne représentent qu’un poids marginal dans le fonctionnement des bibliothèques. Sauf dans le cas des intégrations peu poussées. Selon que l’inspecteur général rencontre une situation subie ou une situation inscrite dans une volonté manifeste, il fait des constats très différents. Parfois, il note que la dynamique professionnelle du bibliothécaire ne correspond pas aux besoins des archives. Des logiques de services sont quelquefois à rechercher, des stages de formation continue pourraient alors se révéler utiles. Mais on partirait sur une fausse idée en donnant un caractère trop général à ce propos.

Et puis il y a les situations extrêmes où les conditions de conservation ne sont pas suffisantes, où les règles de communicabilité sont méconnues, où l’intérêt manque, où les archives départementales réclament ce qu’elles pensent être leur dû, où les archives municipales se structurent. Dans la pratique, le cas est toujours difficile à traiter ; on se heurte souvent à la question de la place insuffisante dans le service fonctionnellement attributaire ; en fait, les transferts sont rarement faciles à envisager. Le contexte politique et administratif pèse alors de tout son poids.

En point d’orgue de ce chapitre, on consacrera quelques lignes à certains aspects archivistiques de la Bibliothèque nationale de France. On sait qu’elle fait partie de ces établissements qui avaient été autorisés à conserver leurs propres archives, naturellement sous le contrôle des Archives nationales. Mais au-delà, ses départements offrent de multiples exemples de richesses en matière d’archives. Il peut s’agir de dons et legs dont le respect de l’intégrité a fait conjointement entrer des documents de natures différentes. Il peut s’agir de fonds acquis qui entrent dans une logique de service : à ce titre, on peut citer des archives liées à l’activité d’illustres relieurs conservées par la Réserve des livres rares (archives d’Henri Creuzevault, de Georges Leroux...) ; certaines séries portent, il est vrai, l’appellation d’archives, mais il s’agit bien plutôt de papiers d’érudits pour l’essentiel liés à leurs recherches.

On se souvient du succès de ce livre Le goût de l’archive, dû à l’universitaire Arlette Farge 19, dont le cadre était paradoxalement une bibliothèque, celle de l’Arsenal – nous ne quittons pas la BnF. Comment ne pas penser aux archives de la Bastille qu’elle possède dans ses collections ? Et aux archives des fonds saint-simoniens qui viennent de faire l’objet d’un excellent article de Philippe Régnier 20.L’auteur montre la manière dont ces fonds se sont constitués et les raisons qui les ont orientés vers cette bibliothèque-là ; il met en évidence ce double mouvement de constitution d’un fonds d’archives et d’établissement d’une bibliothèque de la pensée saint-simonienne, à quoi s’ajoute encore le projet d’une bibliographie. Nous ne saurions mieux faire pour terminer ce chapitre que d’emprunter quelques lignes à cet article : « La transformation des papiers en archives, c’est le moment où les papiers prennent la pose, où ils perdent de leur actualité immédiate et prennent pour destinataires non plus des personnes de leur temps, des individus vivants, mais des lecteurs indéterminés, le public. »

Travaux d’approche

Certaines frontières entre archives et collections destinées aux bibliothèques sont incertaines.

Définir

La loi de 1979 livre une définition des archives : « Ensemble des documents quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité. » Cette définition n’est pas totalement satisfaisante et ne suffit pas, même si elle a le très grand mérite d’exister et d’avoir pu fonder des modalités de fonctionnement et des principes d’action.

Sur le plan de la répartition, les points les plus difficiles à régler entre bibliothèques et archives touchent divers secteurs :

– les publications officielles : pour les uns il s’agit d’archives imprimées, pour les autres de littérature grise ;

– la distinction entre documents primaires et documents secondaires est souvent avancée ; elle est fortement à interpréter et à adapter dans le cas des manuscrits, en particulier pour la documentation et les papiers d’érudits, de chercheurs, d’écrivains... ;

– la documentation électronique créée et utilisée en ligne qui pose des problèmes de statut, de collecte et de conservation non résolus (problèmes techniques, juridiques, copyright) ;

– les fonds locaux des bibliothèques et la documentation locale des bibliothèques d’archives ;

– les correspondances ;

– les archives scientifiques ;

– le domaine littéraire et artistique 21.

Ces interrogations institutionnelles se doublent de l’arrivée dans ce dernier secteur de nouveaux venus qui ont une façon originale d’aborder la problématique. Nous pensons bien sûr à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), structure privée largement soutenue par les pouvoirs publics, qui bénéficie de dépôts d’archives et qui a donné lieu à un protocole relatif à la protection et à la pérennité de ses fonds ; en cas de défaillance ou de dissolution, on attribuerait aux dépôts d’archives les archives privées d’éditeurs et aux bibliothèques les manuscrits littéraires et artistiques. Nous pensons également aux maisons d’écrivains érigées en lieux de mémoire, qui présentent une offre culturelle globale tenant éventuellement du musée, de la bibliothèque et des archives.

Acquisitions : concurrence ou émulation ?

En matière d’acquisitions, la circulaire de 1994 a cherché à clarifier les vocations de chaque institution. On a vu que certaines instances, comme les FRAB, concouraient à maintenir les équilibres.

Cependant diverses circonstances peuvent conduire à adopter des positions moins tranchées. Parmi elles, on peut noter : le respect de la volonté d’un donateur, le respect des fonds, les nécessités locales (par exemple, le dépôt légal imprimeur dans certaines collectivités d’outre-mer), la recherche d’une conservation mieux assurée, des situations d’urgence, une opportunité financière, une opportunité liée à la disponibilité de locaux...

Une telle présentation conforte la légitimité des démarches qui se réclament de ces sortes d’exceptions.

Mais celles-ci ne doivent pas devenir de faux prétextes. Chaque partie concernée peut en effet produire tel ou tel dossier où des anomalies ont été commises, notamment lors de ventes publiques. Nous nous abstiendrons d’en citer ici. Quelques-uns sont pourtant significatifs de ces tensions qui se font jour autour des fonds locaux et de la mutation de certaines bibliothèques administratives d’archives en centres de documentation locale.

Convergences

Les difficultés rencontrées dans ce genre de dossiers et les litiges éventuels se traduisent parfois par des discours aux vertus incantatoires qui aident à supporter l’imperfection des organisations publiques.

On met alors l’accent sur la politique des réseaux d’information documentaire, l’accès aux catalogues à distance – en particulier au nouveau Catalogue collectif de France – qui permettent au lecteur de localiser les fonds malgré le caractère parfois hétérodoxe de leur lieu de conservation. On insiste sur le rapprochement des outils de travail, comme les formats Marc en bibliothèques ou ISAD-G en archives.

En fait, au sein de chaque collectivité, des arbitrages seraient à rendre pour donner plus de cohérence à la politique locale du patrimoine écrit : à qui la responsabilité de l’iconographie de la région ? Qui doit acquérir tel fonds de cartes postales ? Il y a bien nécessité d’une coordination au niveau des politiques et des services administratifs. Mais rares sont les occasions où les politiques peuvent consacrer suffisamment de temps à ces questions, selon des dossiers instruits de façon raisonnable ; est-ce sur ce genre d’affaires que l’on souhaiterait d’ailleurs fâcher tel responsable culturel ? Alors, on se plaît à penser que, dans un cadre régional, une vision globale des collections et des publics utilisateurs pourrait être le fait des DRAC, bien à même de dépassionner les débats et de donner des avis techniques pertinents.

Les difficultés les plus sensibles ne mettent pas forcément face à face des services qui relèvent de la même collectivité. Le plus souvent, le patrimoine écrit met en jeu un rapport politique entre communes et départements. On a vu que le contrôle scientifique et technique dans les archives appartenait pour partie aux directeurs des archives départementales, il est vrai en tant que fonctionnaires de l’État ; c’est à ce titre que certains fonds d’archives sont réclamés par les archives départementales, le relais étant parfois pris par l’Inspection générale des archives.

Il arrive que des départements prennent des positions, sinon offensives, du moins actives, en direction du patrimoine écrit des bibliothèques. Dans l’Isère, il n’aurait pas déplu à la collectivité départementale de s’intéresser aux fonds anciens de la BM de Grenoble ; elle investit dans le développement de la bibliothèque du musée de la Révolution française, à Vizille, où ont abouti les bibliothèques d’Albert Soboul et de Jacques Godechot. Dans l’Ain, les archives départementales ont successivement recueilli divers fonds de bibliothèques plus ou moins menacés 22.

Ces exemples indiquent assez qu’en province, les villes n’ont plus ce monopole de fait que l’arrêté consulaire de pluviôse an XI leur avait octroyé en matière de patrimoine écrit imprimé et manuscrit. Les régions ne sont pas en reste avec les FRAB, les bibliographies régionales... Si les universités peinent encore pour donner une véritable dimension à leurs initiatives en faveur de leur patrimoine documentaire, on peut penser que le temps est venu d’œuvrer de façon déterminée en faveur de politiques départementales du patrimoine écrit. Il apparaît en effet que l’échelon départemental est favorable à des opérations coordonnées comme le repérage des fonds en déshérence, leur sauvegarde et leur inventaire, leur insertion dans les problématiques d’aménagement du territoire, la coordination entre services concernés, la mise en valeur de la documentation iconographique notamment à travers les serveurs Internet des conseils généraux, la numérisation des ouvrages de base sur les pays qui composent le département...

Une expérience, assez novatrice, avait été lancée au cours des années 1980 à partir de la médiathèque départementale de la Loire. Il s’agissait de lancer le recensement, à des fins de sauvegarde, de divers fonds anciens disséminés sur l’ensemble du département ; le projet s’est accompagné de l’élaboration de catalogues et de petites expositions. Pour diverses raisons, le bilan général en est contrasté. Pourtant il y a matière, il y a place pour de telles initiatives qui s’inscrivent dans une vision politique globale du patrimoine écrit. Pour s’en convaincre, on peut regarder l’outil développé par une association drômoise qui propose un service Internet dénommé Mémoires de la Drôme, comprenant une documentation iconographique de premier ordre, quand bien même elle souffre d’un léger manque de professionnalisme documentaire. La mise à disposition à distance, notamment à des fins de recherche ou d’enseignement, de documents traités sur le mode numérique (dictionnaires topographiques, inventaires d’archives, iconographie, ouvrages fondamentaux d’histoire locale...) ouvre d’heureuses perspectives pour une utilisation plus poussée du patrimoine documentaire de chaque pays. L’essentiel est de rechercher la plus grande concertation possible. Pour donner à ce propos une fin optimiste, on citera deux genres de coordination locale qui associent des types de services différents.

D’abord Esaupe 77 qui a été lancé depuis plusieurs années en Seine-et-Marne et qui cherche à mettre en valeur le patrimoine documentaire conservé par tous les organismes culturels de ce département.

Second exemple avec la région Aquitaine : dans 4 de ses 5 départements se met en place un Comité scientifique départemental pour le patrimoine écrit et graphique. Parmi ses objectifs figurent un préinventaire et des conseils aux élus. Cette initiative concerne les fonds des bibliothèques, des archives, des chambres consulaires, des sociétés savantes, des établissements hospitaliers, religieux, militaires, etc. ; le pilotage en est assuré par CBA (Coopération des bibliothèques en Aquitaine), en liaison avec la DRAC.

Conclusion

La présence d’archives dans les bibliothèques est beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit ordinairement. Les réalités institutionnelles sont en fait extrêmement complexes et obéissent à des configurations très différentes d’un service à l’autre, selon le degré d’intégration des fonds et la formation du personnel qui en a la charge.

Les administrations auraient bien sûr le désir de favoriser le surgissement d’un paysage clair et serein, où les responsabilités seraient bien partagées. Mais le devoir des pouvoirs publics ne se limite pas au rappel des lois et règlements ; il doit les inviter à une vision dynamique de la question qui tienne compte de l’histoire des collections et des établissements, bien au-delà des conflits de compétences. Ainsi le concept de patrimoine écrit traverse les frontières sectorielles et s’associe à la notion de mémoire ; cette dernière répond aux attentes de la communauté scientifique tout en étant largement diffusée dans l’opinion publique. C’est ainsi que l’on rencontre des projets de plus en plus nombreux, où archives et ouvrages anciens, et parfois même des objets, convergent en un même lieu pour proposer au public un bouquet renouvelé des différents éléments constitutifs de la culture écrite. De telles approches ont inspiré la création de la Bibliothèque municipale centrale et Archives de la Ville de Montpellier, qui abrite donc les deux services municipaux en un unique étage ; mais on pourrait citer des exemples plus anciens, notamment pour les archives scientifiques rassemblées sur les lieux de recherche, comme le Muséum national d’histoire naturelle 23. À cet égard, on ne saurait trop insister sur les avantages que procure l’unité des fonds pour la recherche.

Il est nécessaire que tout cela garde sens et qu’à ce titre, les collectivités et leurs établissements s’interrogent. Il serait aujourd’hui honnête d’examiner la situation telle qu’elle est. Il est de la responsabilité des administrations ministérielles de chercher à la connaître exactement, éventuellement par le biais d’une enquête et l’établissement d’un répertoire général. Certaines pratiques confinent certes à l’anomalie et il faudrait les corriger ; mais, dans le même temps, il s’agirait de conforter sans ambiguïté d’autres initiatives ou politiques de collections légitimement inspirées.

  1. (retour)↑  Cf. dans ce même numéro, l’article d’Arlette Playoust, « Les bibliothèques dans les services d’archives », p. 15-20.
  2. (retour)↑  Voir Histoire des bibliothèques françaises, t. 3 : Les bibliothèques de la Révolution et du XIX e siècle : 1789-1914, Paris, Promodis-Éd. du Cercle de la librairie, 1991.
  3. (retour)↑  Le titre V du décret du 31 décembre 1993 traite « du dépôt légal au ministère de l’Intérieur ». Il en ressort que les périodiques édités ou importés dans les départements sont déposés en un exemplaire auprès des préfectures ; ils peuvent donc être ensuite orientés vers les services départementaux d’archives à des fins de conservation. Un dispositif particulier de ce titre V concerne les territoires d’outre-mer et la collectivité territoriale de Mayotte.
  4. (retour)↑  La Circulation des biens matériels, Ministère de l’Éducation nationale et de la Culture et ministère du Budget, 1993 (dépliant).
  5. (retour)↑  FRRAB, quand la convention prévoit également des interventions dans le domaine de la restauration.
  6. (retour)↑  Compte tenu de son état d’inachèvement, nous ne ferons que signaler, pour mémoire, le Code du patrimoine. Cf. Jean-Luc Gautier-Gentès, Le contrôle de l’État…(voir bibliographie).
  7. (retour)↑  En ce domaine, on peut citer pour exemples les cursus de formation des universités de Haute-Alsace et d’Angers. Pour plus d’informations, voir « La formation archivistique à l’université : compte rendu de la journée d’étude du 22 novembre 1997 », Adelitad, 1998 (n° 17 d’Archi’V : Bulletin de l’Adelitad).
  8. (retour)↑  Notamment pour ce qui est de la procédure de désaffection, on pourra se reporter à l’ouvrage de Jean-Luc Gautier-Gentès (p. 24 et 25). En juin 1999, l’École nationale du patrimoine avait organisé une table ronde intitulée « Tri, sélection, conservation : les choix du patrimoine », où les différentes pratiques avaient été abordées, mais sans confrontation entre elles.
  9. (retour)↑  Pour la problématique d’ensemble, on consultera Le Patrimoine : histoire, pratiques et perspectives… (voir bibliographie).
  10. (retour)↑  Remplies, ces grilles statistiques peuvent faire jusqu’à 100 pages.
  11. (retour)↑  On peut regretter que les futurs conservateurs non issus de cette École des chartes n’aient guère l’occasion d’effectuer cette même découverte au cours de leur formation à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques.
  12. (retour)↑  On notera que l’Inspection générale des archives et les directeurs d’archives départementales exercent au nom de l’État un contrôle scientifique et technique ; l’Inspection générale des bibliothèques, dont actuellement trois des membres sur huit sont archivistes-paléographes, s’en tient au seul contrôle dit technique...
  13. (retour)↑  Pour le dernier exercice, les Archives de France en ont reçu deux au total !
  14. (retour)↑  On relèvera qu’à cette date, l’État recensait 2300 bibliothèques municipales et que le nombre des bibliothèques municipales mentionnées dans l’ouvrage Patrimoine des bibliothèques de France s’élève à 239, soit 10 %, ce qui constitue une donnée d’autant plus intéressante que, dans le même temps, 522 BM affichaient la propriété de collections patrimoniales dans leur rapport annuel (voir l’édition des données 1995 publiées en 1997).
  15. (retour)↑  Voir Denis Pallier, « Les fonds anciens des bibliothèques des enseignements supérieurs : premiers résultats d’un programme », Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne, n° 11, 1991, p. 17-32. À titre d’exemple, on peut consulter Jacqueline Artier « Les collections patrimoniales de la bibliothèque de la Sorbonne », Bulletin des bibliothèques de France, 1996, n° 3, p. 30-35, et Pierrette Casseyre, « L’exemple de la BIUM : la fonction patrimoniale des bibliothèques », Diriger une bibliothèque d’enseignement supérieur, Presses de l’université de Québec, 1995, p. 297-303. On notera que ces établissements ne relèvent pas du département ministériel qui est à l’origine de la circulaire de 1994.
  16. (retour)↑  Sur ce point, on rappellera tout de même les services que peut rendre le Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France.
  17. (retour)↑  Les responsables de cette enquête, rassemblés autour de Thérèse Charmasson, conservateur en chef du patrimoine au Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques, avaient déjà apporté une pierre à l’édifice en publiant dès 1996, sous l’égide des Archives nationales, un manuel intitulé Les Archives personnelles des scientifiques : classement et conservation, 97 p.
  18. (retour)↑  Certains pourront interpréter cette situation comme le résultat d’un « manque de maturité » qui a empêché l’apparition d’un service d’archives normalement constitué.
  19. (retour)↑  Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Éd. du Seuil, 1989, coll. « La librairie du XXe siècle ».
  20. (retour)↑  Philippe Régnier, « Histoire et nouveautés des fonds saint-simoniens de la bibliothèque de l’Arsenal », Bulletin du bibliophile, 2000, n° 2, p. 330 à 351.
  21. (retour)↑  À la suite du colloque sur le patrimoine écrit relatif aux fêtes et au spectacle vivant, qui s’était tenu en 1997 à Lyon, le ministère de la Culture a décidé de dresser un Répertoire des arts du spectacle, commun aux institutions sectorielles concernées. Parallèlement, des recommandations ont été publiées pour un meilleur partage des rôles.
  22. (retour)↑  Autres exemples : la bibliothèque A. Desguine aux archives départementales des Hauts-de-Seine, la bibliothèque de Villoutreys dans le Maine-et-Loire, le fonds Aubanel dans le Vaucluse.
  23. (retour)↑  Mais avec des horaires et des jours d’ouverture différents !