Des livres rares depuis l'invention de l'imprimerie

par Jean-Claude Utard
Sous la dir. d'Antoine Coron. Catalogue de l'exposition organisée par la Bibliothèque nationale de France du 29 avril au 26 juillet 1998. Paris : BnF, 1998. 304 p. : ill. ; 30 cm. ISBN 2-7177-2044-8. 290 F

Qu'est-ce qu'un livre rare ? Un livre, qu'il est certes difficile de se procurer, mais qui n'acquiert cette notion de rareté que s'il est recherché par ces curieux d'un genre particulier que sont les bibliophiles. La vraie rareté ne se confond donc pas avec la rareté numérique, elle suppose la recherche par un public de connaisseurs et de collectionneurs et, par là, rencontre la seconde acception du mot rare : ce qui est singulier, remarquable, exceptionnel et ce qui, au-delà de l'évaluation marchande, touche à la valeur intrinsèque. C'est ce que nous rappelle Antoine Coron, directeur de la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France (BnF), dans la préface de ce livre, catalogue de l'exposition qui s'est tenue du 29 avril au 26 juillet 1998 sur le site de Tolbiac.

Née à la Révolution, héritière des confiscations révolutionnaires, la Réserve va, en effet, prochainement quitter la galerie qu'elle occupe rue de Richelieu pour s'installer dans sa nouvelle salle de Tolbiac et y déployer des collections accrues. L'occasion s'offrait de permettre au grand public d'accéder au fleuron de ses collections et de célébrer, fût-ce avec quelque retard, le bicentenaire de ce département de la BnF.

La quintessence de la Réserve

Des 150 000 volumes de la Réserve, bientôt enrichie de 50 000 autres volumes choisis dans les magasins des Livres imprimés, il a fallu extraire la quintessence : 243 pièces seulement, ce qui n'est, certes, qu'un aperçu du patrimoine de la Réserve, mais qui nous vaut une magnifique plongée dans l'histoire du livre et des idées. Car, en prenant comme règle et comme défi de ne pas se répéter et de ne retenir que des ouvrages n'ayant pas figuré depuis 1988 dans une exposition de la rue de Richelieu (d'où quelques chefs-d'oeuvres absents, car trop connus et exposés, telle la célèbre Bible de Gutenberg), les conservateurs et bibliothécaires commissaires de l'exposition ont atteint leur but : à leur suite, et à travers cette notion de livre rare, nous entrevoyons les permanences et les ruptures de l'imprimerie, de la bibliophilie, de l'idée de document, de la lecture et du regard enfin que ces pièces peuvent susciter. « En voyant ainsi déclinées les variantes du livre rare, on remarque à quel point celui-ci agit comme un révélateur », écrit Jean-Pierre Angremy, président de la BnF.

L'histoire du livre

Les deux premières parties de l'exposition et du livre sont donc, dans une perspective chronologique, d'abord fondées sur l'histoire du livre. Nous passons ainsi de l'invention de la typographie occidentale au livre, outil et ornement de la Renaissance. Et déjà se fait jour une interrogation sur la rareté : le premier document exposé est une lettre d'indulgence, imprimée à Mayence par Gutenberg, qui existe en quarante-quatre exemplaires. Numériquement relative, la rareté réside ici dans ce tout premier témoignage d'un texte officiel jamais imprimé et le plus ancien à porter une date.

En revanche, les exemplaires des grands ouvrages humanistes, annotés par leurs possesseurs successifs, sont des pièces uniques qui attestent du travail philologique et présentent un grand intérêt pour l'histoire du texte, que ce soit les Epistolae de Cicéron, annotées par le grand humaniste du xve siècle, Ange Politien, ou cette « relique » de Guillaume Budé, annotateur de son exemplaire personnel des Commentarii Linguæ Græcæ (1529).

La suite est essentiellement thématique : documents représentatifs de l'hommage au Prince (exemplaires dédicacés, reliures au portrait du Roi-Soleil), de l'entrée du français dans la littérature (éditions originales de Rabelais, Du Bellay, Ronsard), ou ouvrages scientifiques résultant de l'observation et de l'étude (grands exemplaires d'astronomie, livres de plantes ou d'anatomie, etc.) pour citer quelques intitulés de rubriques. Cette présentation permet même quelques regroupements diachroniques stimulants. Le culte de la personnalité, incarné par un ouvrage soviétique, vient se confronter à celui du Roi-Soleil et les « combats et révolutions » mélangent un pamphlet protestant de 1560, la première publication périodique de Robespierre, un bulletin du réseau de résistance du musée de l'Homme et les originaux (tracts, périodiques, brochures) d'un dossier raisonné sur Mai 68.

Parfois, ces rapprochements illustrent aussi bien les avancées de la science que celles des techniques de l'imprimerie. Sont ainsi réunis côte à côte trois ouvrages sur le cerveau : le premier, d'Ambroise Paré, daté de 1561 est illustré de bois gravés et coloriés ; le second, de Jacques-Fabien Gautier Dagoty (1748) utilise le « nouvel art » de la gravure en couleurs pour présenter le cerveau « au naturel » ; le troisième est le premier livre médical américain à contenir des reproductions photolithographiques.

De même, faut-il noter l'importance et la richesse des reliures présentées dans cette exposition : près d'un tiers des livres sont exposés dans des reliures décorées, proposant ainsi un parcours historique de cet art, depuis les premières reliures d'éditeurs (xve siècle), tributaires des modèles médiévaux, jusqu'aux créations contemporaines des grands relieurs français qu'une politique de commandes de la Réserve permet de susciter.

Les livres modernes

Les livres modernes, enfin, sont présentés dans une autre perspective : leur sélection obéit à des critères littéraires ou artistiques. La rareté rencontre alors l'histoire de la littérature ou de l'art, y compris dans son discours critique. Il est émouvant de contempler l'unique exemplaire restant des Poésies d'Isidore Ducasse et encore plus de déchiffrer les épreuves corrigées de À l'ombre des jeunes filles en fleurs ou celles de Vagadu de Pierre-Jean Jouve, épreuves qui de surcroît sont devenues les principaux documents de l'établissement des éditions critiques et font l'objet de toute l'attention de la critique génétique. La même remarque peut s'appliquer à l'exposition des travaux préparatoires de quatre très grands livres illustrés : Le Florilège des amours de Ronsard illustré par Matisse, le Pantagruel avec les bois originaux de Derain, le dossier de Matière et Mémoire de Francis Ponge et Jean Dubuffet, et la maquette de Lettera Amorosa de René Char et Georges Braque.

Chaque document exposé est reproduit en couleurs dans une mise en page classique, mais agréable et fort lisible, et fait l'objet d'une notice descriptive et historique suivie d'une analyse signée, complétée par une bibliographie. Une table des pièces exposées et un index général permettent d'effectuer des recherches rapides. Antoine Coron et ses collaborateurs nous offrent là un ouvrage remarquable qui unit le plaisir du regard à l'utilité du catalogue scientifique.