De l'esprit des collections

Bruno Carbone

Cet article insiste sur la notion d’homogénéité des collections conçues comme un ensemble non fini faisant l’objet d’une gestion dynamique, l’esprit des collections étant étroitement lié à leur mode d’organisation et de présentation. La recherche d’une représentation équilibrée de l’ensemble des domaines de la connaissance et la nécessité de dégager de grands axes structurants au sein des collections aboutit à la mise en place de grands espaces thématiques au sein desquels les sciences et techniques doivent trouver la place qui leur revient, de même que les différentes formes d’expression artistique ou bien encore les divers secteurs de la vie pratique. La mise en espace des collections et le système de classification adopté sont étroitement liés au système de représentation des connaissances défini par la pensée philosophique à un moment donné.

This article lays stress upon the notion of homogeneity of collections viewed as an unfinished whole forming the subject of a dynamic management, the spirit of collections being closely linked to their way of organization and presentation. The search for a stable representation of all the fields of knowledge and the necessity of bringing out big structuring lines within collections leads to the organization of big thematic spaces within which sciences and techniques have to find their own place, as well as the different forms of artistic expression and the different sectors of practical life. The space organization of the collections and classification system are closely linked to the system of representation of knowledge defined by the philosophical thought at a certain point.

Dieser Aufsatz will darauf bestehen, daß die Sammlungen als unvollendente, dynamisch verwaltete Gesamtheit Homogenität brauchen. Der Geist der Sammlungen wird also mit deren Gliederungs- und Vorlageweise eng verbunden. Die Suche nach einer angemessenen Vorlegung aller Bereiche der Kenntnis und die nötige Feststellung strukturierender Schwerpünkte in den Sammlungen haben dazu geführt, daß man große thematische Räume eingestellt hat, in denen die Wissenschaften und Techniken einen entsprechenden Platz finden sollen, sowie die verschiedenen Formen des künstlerischen Ausdrucks und die zahlreichen Abteilungen des praktischen Lebens. Die Raumaufteilung der Sammlungen und das benutzte Klassifikationssystem werden doch mit dem vom philosophischen Denken im gewissen Augenblick bestimmten Vorlegungssystem der Kenntnisse eng verbunden.

La mise en place d'une médiathèque implique, dès la phase de définition du projet et de programmation, une réflexion approfondie sur le contenu du programme, sur les publics visés, les services proposés, ainsi que sur les usages que l'on souhaite satisfaire ou promouvoir. La définition des jours et heures d'ouverture de la médiathèque n'est pas non plus sans conséquence sur les usages qui s'y développeront. Etant donné la place de la médiathèque dans la cité, nous pouvons la définir tout à la fois comme un équipement de culture, de connaissance, de formation, d'information et de loisir destiné à tous les publics et pratiquant une large amplitude d'heures d'ouverture.

La médiathèque, à la différence de bibliothèques ou de centres de documentation spécialisés, a une vocation encyclopédique, c'est-à-dire qu'elle cherche à rassembler des documents concernant l'ensemble des domaines de la connaissance et des formes d'expression.

La médiathèque doit prendre en compte l'évolution des pratiques culturelles telles qu'elles ont pu être observées et analysées, alors que « les distinctions entre culture et distraction ne sont plus opérantes » et que se développe un comportement d'éclectisme culturel 1. Il conviendra à ce sujet de définir un point d'équilibre entre des tendances élitistes qui restent extrêmement vivaces dans le milieu des bibliothèques et une certaine démagogie qui voudrait satisfaire toutes les demandes, des jeux vidéo à la lecture du journal Détective.

Cette réflexion préalable portera aussi sur la nature des collections qui seront présentées dans la médiathèque, ainsi que sur leur mode d'organisation : la médiathèque étant justement le lieu de rencontre de ces publics aux multiples usages et de ces collections.

La question de l'avenir du livre et de l'imprimé avec le développement du multimédia, si elle n'est pas, à terme, sans importance quant au développement des collections, pose un problème somme toute secondaire, dans la mesure où l'écrit sera toujours présent au sein même du multimédia et que ce qui est primordial, c'est bien l'écrit et ses rapports avec le langage, les structures de la pensée et du cerveau humain. Qu'il soit bien clair, cependant, que cette réaffirmation du rôle de l'écrit ne veut absolument pas dire qu'il faille négliger pour autant les autres formes d'expression (son, image, mouvement, etc.). Il faut cependant prendre garde, avec le développement de l'accès direct au texte numérisé, et donc l'accès direct à n'importe quel fragment d'un texte, à ne pas oublier la notion de contexte. Le concept d'hypertexte y suffira-t-il ?

Enfin, cette réflexion sur les collections prendra nécessairement en compte l'existant : l'histoire de la bibliothèque et de son éventuel réseau, la nature des fonds, etc.

La notion de collection

Qu'entend-on exactement par collection et quel sens prend cette notion lorsqu'il s'agit des collections de la médiathèque ? L'étymologie du terme « collection » se réfère à ce qui résulte de l'action de réunir. Très tôt ce terme a d'ailleurs pris une signification spécifique dans le domaine du livre et de l'édition. Le Trésor de la langue française distingue la collection où « ce qui est réuni est considéré comme un tout » et la collection où « ce qui est réuni est constitué d'éléments juxtaposés, conservant leur individualité », qui sont « groupés en raison de certains points communs ». En tout cas, l'usage de ce terme est marqué par une notion d'homogénéité, que ce soit au sein d'une même collection ou entre différentes collections elles-mêmes, réunies en raison d'un certain nombre de points communs. D'ailleurs, les éléments d'une collection peuvent tout aussi bien conserver leur individualité et constituer en même temps un tout considéré comme « un ensemble non fini ».

Cette dernière analyse convient bien aux collections de la médiathèque, dès lors que l'on accepte de les considérer non comme un ensemble statique, mais comme faisant l'objet d'une gestion dynamique. Il s'agit ainsi d'un ensemble non fini, dans lequel non seulement l'on rajoutera des éléments, mais aussi où l'on en retirera d'autres, en sorte que la présence de ces éléments dans la collection doit être constamment confirmée par la décision de ses gestionnaires, de façon à lui conserver une cohérence dynamique.

En ce sens, la notion de collection se différencie bien de la notion de fonds, laquelle correspond davantage à une réalité statique, qu'elle soit figée (fonds mort) ou qu'elle obéisse à une logique d'accumulation mécanique (fonds « vivant »).

Cela dit, l'esprit et la signification de ces collections sont également étroitement liés à leur mode d'organisation matérielle. Les mêmes ouvrages, selon qu'ils seront classés par format et ordre d'entrée, en libre accès selon la classification Dewey, ou de tout autre manière encore, composeront des collections qui auront peu à voir les unes avec les autres. Au sein de celles-ci, un ouvrage donné ne sera pas du tout perçu de la même façon par l'usager selon le « contexte » où il l'aura trouvé.

Les collections de la médiathèque peuvent également correspondre à plusieurs ensembles à géométrie variable, ayant chacun leur propre cohérence interne en fonction de leur mode d'accès. Le premier ensemble et le plus évident au regard du public, est celui des collections qui sont présentées en libre accès. Le deuxième sera celui des collections conservées en magasin, qu'il s'agisse de magasins de diffusion ou de magasins de conservation destinés à des collections patrimoniales ou à des collections d'étude ou de recherche. Le troisième ensemble sera celui de collections virtuelles, accessibles depuis la médiathèque grâce aux banques de données et aux autoroutes de l'information ; mais peut-on encore parler de collections ?

Enfin, les collections de la médiathèque devront être considérées au sein de la médiathèque elle-même et également au sein d'un réseau municipal, d'un réseau d'agglomération, d'un réseau départemental, voire régional ; le catalogue informatisé, élément unificateur, devenant un outil privilégié d'accès aux informations sur les collections. D'ailleurs, la mise en place de tels réseaux ne devrait pas être sans conséquence sur les pratiques, voire les politiques de développement de ces collections.

Configuration du réseau de départ

A La Rochelle, la bibliothèque centrale correspondait tout à fait à la structure traditionnelle de bon nombre de bibliothèques municipales à vocation patrimoniale. Installée dans un ancien palais épiscopal, les fonds anciens et les fonds locaux, issus principalement des confiscations révolutionnaires et enrichis tout au long du XIXe siècle, y occupent une place prépondérante. Les collections de lecture publique destinées aux enfants et aux adultes ont donc dû se satisfaire de quelques surfaces conquises au rez-de-chaussée après 1945. Dans les années 80, la volonté de la municipalité d'étendre et de diversifier les différents services culturels, malgré les difficultés de mise en place immédiate d'une nouvelle bibliothèque centrale, a entraîné la création d'un centre de documentation des arts du spectacle dans le cadre de la Maison de la culture (1982), d'une artothèque (1984), ainsi que la mise en place d'une médiathèque dans un quartier en plein développement. Cette médiathèque de 1500 m2 comprenant, en particulier, une discothèque et une vidéothèque de consultation, venait ainsi compléter la structure du réseau des bibliothèques de quartier, tout en jouant également le rôle d'une médiathèque centrale de substitution.

La réflexion sur le schéma de programme de la médiathèque centrale, qui s'est déroulée de mars à mai 1992, a conduit à une recherche de composition qui devait permettre de passer d'un réseau informel de collections diversifiées à un réseau réel de collections organisées. En effet, la médiathèque ne devait pas être constituée d'un ensemble de collections, de médias et de services juxtaposés, mais elle se devait de former un tout cohérent ; non un tout figé sur lui-même, mais un tout vivant, susceptible d'évoluer et d'intégrer de nouveaux apports. Il est donc apparu, au cours de cette réflexion, que de grands axes structurants devaient nécessairement se dégager dans la composition des collections et que ces grands axes pouvaient se concrétiser en de grands espaces thématiques multimédias.

De grands espaces thématiques

Compte tenu de la configuration existante du réseau de la bibliothèque municipale de La Rochelle et du projet culturel, un axe fort « son, image, arts et arts du spectacle » se dégage, englobant à la fois des collections discographiques, vidéographiques, mais aussi les actuelles collections du centre de documentation des arts du spectacle, ainsi que celles de l'artothèque (estampes, photographies et ouvrages).

A partir de là, et dans un souci d'équilibre et de composition, il apparaît également nécessaire de développer un axe « sciences et techniques ». Si l'on ajoute l'axe « langues et littérature » et l'axe « sciences humaines et sociales », on s'aperçoit que l'on couvre bien l'ensemble des domaines de la connaissance et des formes d'expression. On retrouve ainsi un schéma extrêmement classique « lettres, arts et sciences », mis à jour par la prise en compte du développement plus récent des sciences humaines et sociales depuis la fin du XVIIIe siècle.

Concernant les collections en libre accès, la distinction spatiale traditionnelle entre ouvrages destinés au prêt et ouvrages usuels ne se justifie plus, dans la mesure où elle repose sur une discrimination des usages (alors que l'on peut très bien consulter sur place un ouvrage destiné en principe au prêt à domicile) et où elle introduit une discontinuité dans le classement thématique des collections. Le regroupement des usuels au début de chacun des grands domaines thématiques et des grandes disciplines semble beaucoup plus satisfaisant pour la continuité des collections. Un marquage mis en évidence sur le plan matériel permet alors de distinguer ces deux types de documents, que le système informatique, au moment du prêt, sait parfaitement différencier.

Le secteur jeunesse, dans un équipement d'une certaine dimension, gardera nécessairement une spécificité. Cela dit, l'accès des jeunes aux collections pour adultes et l'accès des adultes aux collections pour la jeunesse, en particulier dans le domaine documentaire, doit être, le cas échéant, encouragé ; l'espace des documentaires pour la jeunesse pouvant parfaitement jouer un rôle d'espace de transition.

L'axe patrimonial garde lui aussi sa spécificité pour des raisons de conditions d'accès et de conservation, mais, dans ce domaine, les catalogues (voir l'exemple du catalogue multimédia de la bibliothèque municipale de Valenciennes), les produits de valorisation et la politique d'animation permettront de réintégrer le contenu de cet axe dans la gestion d'ensemble des collections.

Concernant les produits documentaires, qu'il s'agisse de livres, de vidéos ou de CD-Rom, le principe de non-séparation des supports s'impose, dès lors que l'on veut prendre en compte la diversité et la complémentarité des médias, des modes d'accès et de recherche, des sources d'information et des usages. La notion même de médiathèque n'aurait d'ailleurs pas de sens autrement.

Les documents musicaux, cinématographiques ou vidéographiques (où la vidéo sera considérée non en qualité de média, mais en tant qu'art de l'image animée) trouveront, quant à eux, leur place dans l'espace « arts », le disque compact ou la bande vidéo y côtoyant le livre (ou la partition) dans des ensembles musique ou cinéma.

Il est impossible, dans le cadre de cet article sur l'esprit des collections, d'examiner de façon détaillée le contenu et l'organisation des collections en espaces thématiques. Il sera néanmoins utile de justifier l'importance particulière accordée à certains secteurs comme celui de l'artothèque, celui des sciences et des techniques ou celui des collections concernant la « vie pratique ». Les collections destinées à l'autoformation nécessiteraient également un développement particulier.

L'artothèque dans la médiathèque

Sous l'impulsion de la Direction des arts plastiques du ministère de la Culture, on a pu voir se développer, à partir des années 80, un certain nombre d'artothèques, soit au sein soit en dehors des médiathèques.

Certains « artothécaires » qui ont voulu constituer l'artothèque en forteresse refermée sur elle-même dans des pratiques élitistes (donc a-culturelles, puisque fonctionnant sur le mépris de l'humain) ont, de fait, compromis l'existence et le développement des artothèques par l'image qu'ils en ont donnée, à tel point qu'un certain nombre de ces artothèques ont disparu et que d'autres ont renoncé à voir le jour.

Jean-Claude Lemagny, conservateur en chef au département des Estampes et de la Photographie à la Bibliothèque nationale de France, dénonçait récemment ainsi avec « une saine agressivité », « l'art détourné par des doctrines erronées, des démarches aberrantes » et le « triomphe total du pompiérisme » dans l'art contemporain opposé à l'art moderne auquel il substitue la notion d'art vivant 2.

D'autres professionnels nieront la place de l'artothèque au sein de la médiathèque, tout comme fut niée la place des documents sonores, des documents vidéographiques ou de la ludothèque. Il serait cependant dommage de vouloir réserver un secteur culturel aussi important aux seuls centres d'art contemporain ou aux maisons de la culture, en considérant les médiathèques comme des établissements culturels de seconde zone, ce qui, là encore, constituerait une démarche a-culturelle.

Certains pourront s'étonner de voir les artothèques rattachées aux bibliothèques plutôt qu'aux musées. En fait, il est plusieurs éléments qui penchent très fortement en faveur de leur présence au sein de la médiathèque, dès lors qu'elles s'inscrivent dans la politique culturelle de la collectivité.

Tout d'abord, les œuvres donnent lieu à une activité de prêt bien enracinée dans les bibliothèques, ce qui n'est pas le cas pour les musées. Par ailleurs, les estampes et les photographies proposées sont des œuvres sur papier, et, à ce titre, ce secteur offre des liens étroits avec celui des livres d'artiste qui repose sur une mise en valeur réciproque texte/image. De plus, ces œuvres d'art contemporaines sont présentées à proximité de collections de documents sur l'art contemporain et sur l'art en général ; le public étant amené par un double va-et-vient entre ces œuvres et ces documents, à trouver des éléments d'information, de réflexion, d'approfondissement... et de plaisir esthétique. Les collections d'art contemporain de l'artothèque et les collections de la médiathèque sur l'histoire de l'art et l'art contemporain, qu'il s'agisse de livres, de films vidéo, de CD ou de CD-Rom, composent ainsi un ensemble cohérent.

Il nous faut d'ailleurs dépasser complètement ce concept d'artothèque en mettant en avant l'idée d'une intégration des œuvres au sein d'un espace « art » tel que nous l'avons défini, afin de réintroduire l'art d'aujourd'hui dans une perspective historique de développement et d'éviter tout cloisonnement des documents, des formes artistiques, des activités et des publics.

La présence d'une artothèque dans la médiathèque se justifie en ce qu'elle correspond bien à une logique culturelle, surtout si l'on veut restaurer la féconde interaction « arts, sciences et lettres ». Elle ne doit pas être considérée comme une incongruité, le résultat d'un effet de mode ou le caprice d'un élu.

Les sciences dans la médiathèque

Le Conseil supérieur des bibliothèques, dans son rapport pour l'année 1992, s'est « inquiété de la faiblesse des fonds scientifiques et techniques offerts dans les bibliothèques de lecture publique ». Aux diverses raisons de ce déséquilibre qui sont analysées dans ce rapport, je crois qu'il convient d'en ajouter une. L'importance des collections patrimoniales issues des confiscations révolutionnaires – collections dont il ne s'agit pas du tout ici de nier l'intérêt –, a longtemps freiné le développement de la lecture publique dans un certain nombre de bibliothèques. De plus, la production scientifique n'était bien souvent que très faiblement représentée dans ces collections, à l'exception d'un certain nombre de cas particuliers (ainsi trouve-t-on un fonds d'ouvrages ancien sur l'astronomie à la bibliothèque de La Rochelle) ou de quelques collections rattachées en particulier aux cabinets d'histoire naturelle qui se sont développés à la fin du XVIIIe siècle 3.

Par ailleurs, la place des sciences dans l'ensemble des connaissances ne s'est constituée que très tardivement. L'univers des sciences qui, à l'origine, était très étroitement associé à celui de la philosophie, a été ensuite complètement asservi à celui de la théologie ou d'une certaine philosophie, avec tout ce que cela implique d'obstacles au développement scientifique et c'est ce que reflète une bonne partie des fonds anciens conservés dans nos bibliothèques. L'humanisme de la Renaissance a marqué un certain retour au développement scientifique, mais, comme le notent plus tard Diderot et d'Alembert, « la lecture des anciens devait contribuer plus promptement à l'avancement des belles-lettres et du bon goût qu'à celui des sciences naturelles » 4.

Lorsque les sciences ont réussi à conquérir toute leur place dans la représentation des connaissances, la difficulté principale a ensuite résidé dans la difficulté de leur diffusion et c'est ici qu'intervient la notion de vulgarisation scientifique et technique. De ce point de vue, la démarche des encyclopédistes est novatrice. D'Alembert mentionne ainsi « un écrivain respectable de notre siècle » qui « a appris aux savants à secouer le joug du pédantisme » et qui, « supérieur dans l'art de mettre en leur jour les idées les plus abstraites, ... a su, par beaucoup de méthode, de précision et de clarté, les abaisser à la portée des esprits qu'on aurait cru les moins faits pour les saisir » 5.

Vie pratique

La médiathèque doit faire une large place dans ses collections à tous les aspects de la vie pratique : travail, emploi, logement, droits des personnes et de la famille, fiscalité, éducation des enfants, hygiène et santé, vie pratique, cuisine, bricolage, tourisme, sport, spectacles, etc. Au-delà des ouvrages répondant ainsi à toutes les questions de la vie quotidienne, la mise en espace des collections devrait permettre d'articuler tous ces différents secteurs avec l'ensemble des collections, permettant à l'usager qui le souhaite d'approfondir tous ces sujets, que ce soit dans le domaine de la psychologie, de l'économie, du droit, des sciences ou techniques (médecine, prévention, diététique, techniques du bâtiment, etc.) ou de la géographie. Les différents secteurs de la vie pratique joueraient ainsi le rôle de ce que les libraires appellent les « zones d'appel » par rapport aux « zones de choix » et aux « zones de besoin » 6.,

La tradition de la classification Dewey

La démarche de définition de grands espaces thématiques telle que nous l'avons exposée plus haut s'inscrit tout à fait dans le cadre et dans l'esprit des bibliothèques encyclopédiques et elle pourrait apparaître comme parfaitement banale, si elle ne heurtait pas les conceptions traditionnelles de bon nombre de bibliothécaires. Comme le débat sur les classements par centres d'intérêt et sur la classification Dewey l'a montré, la plupart des bibliothécaires restent farouchement attachés à une conception strictement analytique, décimale et linéaire du savoir.

De fait, les systèmes de classification utilisés habituellement dans les bibliothèques sont issus de la réflexion des philosophes 7. Il serait donc utile de revenir aux fondements philosophiques de ces classifications, afin d'examiner si l'évolution de la pensée philosophique et de la recherche scientifique contemporaine peut aboutir à de nouveaux modes d'organisation des collections.

La classification Dewey repose sur le principe d'un savoir qui serait « un », mais auquel on appliquerait une division décimale progressive.

Or, si ce savoir est « un », il devrait également être « indivisible », comme tous les grands concepts. Ce savoir, s'il est « un », est également multiple, tant le principe de contradiction est profondément présent au sein du savoir lui même. Vouloir diviser et « décimaliser » le savoir ne reviendrait-il pas justement à nier tout à la fois l'unité du savoir, sa multiplicité et, en fin de compte, nier le savoir lui-même, pour n'en restituer qu'un savoir en miettes ou un savoir en pièces détachées rangées dans différents casiers ? Ne serait-ce pas prétendre que ces pièces détachées ainsi rangées dans leurs casiers constituent, si l'usager les considère globalement, le savoir ? Le savoir peut-il être ainsi composé d'unités juxtaposées ?

Il sera sans doute préférable de représenter le savoir comme un ensemble évolutif, ordonné autour de quelques axes structurants correspondant justement à ces grands espaces thématiques, au sein desquels on utilisera, pour des raisons pratiques et en attendant de trouver de meilleures solutions, la classification existante.

La démarche encyclopédique et la représentation des connaissances

On peut en effet se demander si la classification Dewey, malgré sa vocation de classification encyclopédique, et bien qu'elle soit issue de la pensée du philosophe Bacon, ne va pas à l'encontre de la démarche encyclopédique elle-même, ou bien si elle ne révèle pas les ambiguïtés et les risques d'une certaine forme de démarche encyclopédique.

L'étymologie du terme « encyclopédie » introduit la notion « d'instruction circulaire », c'est-à-dire « embrassant le cercle des connaissances » 8.

Dans le Prospectus de l'Encyclopédie, Diderot et d'Alembert rappellent cette étymologie, mais introduisent la notion « d'enchaînement des sciences ». Il semble que, dans l'utilisation de ce terme, on s'éloigne quelque peu du sens original ainsi que de l'idée « d'en-cerclement » des connaissances pour évoluer – déjà – vers une conception plus linéaire. Il est amusant de voir plus loin les encyclopédistes souligner « le mérite de l'ordre encyclopédique, ou de la chaîne par laquelle on peut descendre sans interruption des premiers principes d'une science ou d'un art jusqu'à ses conséquences les plus éloignées, et remonter de ses conséquences jusqu'à ses premiers principes ; passer imperceptiblement de cette science ou de cet art à un autre, et s'il est permis de s'exprimer ainsi, faire sans s'égarer le tour du monde littéraire » 9. La chaîne ne joue pas ici son rôle d'enchaînement et le cercle qu'elle constituait semble avoir été rompu pour une démarche plus linéaire, fonctionnant du générique au spécifique, ou bien selon une logique déductive, même si, curieusement, on retrouve plus loin la notion de « tour » et donc de circularité.

La notion de cercle atteindra aussi parfois la troisième dimension, lorsque les encyclopédistes utilisent le terme de « sphère des idées » 10 ou l'image de « mappemonde » ou de « globe » 11, qui nous éloignent de la simple linéarité dans laquelle on risquait de glisser. Ajoutons par ailleurs que ce cercle des connaissances est un cercle en constante expansion.

S'il s'agit pour l'Encyclopédie de donner à « voir d'un coup d'oeil » « l'ordre des connaissances encyclopédiques » 12, la démarche ne sera pas linéaire pour autant, mais se composera au contraire d'une infinité de chemins que l'utilisateur aura à inventer constamment ; et c'est là le propre de toute démarche d'appréhension des connaissances ou de pensée. Diderot et d'Alembert parlent ainsi « des branches générales des connaissances humaines », des « points qui les séparent » et de « routes secrètes qui les rapprochent » 13 en précisant : « Celui de tous les arbres encyclopédiques qui offrirait le plus grand nombre de liaisons et de rapports entres les sciences mériterait sans doute d'être préféré ».

Gilles Deleuze et Felix Guattari préfèrent quant à eux la figure du rhizome qui, « à la différence des arbres ou de leur racine, ... connecte un point quelconque avec un autre point quelconque », « ne se laisse ramener ni à l'Un ni au multiple » (mais participe bien des deux à la fois), « n'est pas fait d'unités, mais de dimensions » et « constitue des multiplicités linéaires à n dimensions » 14.

Enfin, pour Umberto Eco, le modèle encyclopédique « exclut de façon définitive et indiscutable la possibilité de hiérarchiser en un mode unique les signes sémantiques, les propriétés et les sèmes » 15.

Mise en espace des collections

Toutes ces considérations sur la philosophie des connaissances ont nécessairement des conséquences sur la mise en espace des collections, sur l'esprit des collections ainsi présentées et sur les usages induits.

Il s'agit tout d'abord de veiller à la plus grande facilité d'accès et de circulation au sein des collections en évitant tout effet d'entassement qui tendrait à utiliser des espaces de libre accès comme des espaces de magasins.

Il faut rechercher la plus grande visibilité possible des différents niveaux de la médiathèque entre eux. C'est pourquoi l'introduction de volumes vides entres les différents niveaux permettra non seulement la circulation de la lumière, mais également la perception des espaces différents de celui au sein duquel l'usager se trouve situé et lui donnera par conséquent le désir de les découvrir.

Il s'agit ensuite de veiller à préserver une grande facilité de circulation à l'intérieur d'un même niveau de la médiathèque. De ce point de vue, l'introduction de formes circulaires au sein d'espaces rectangulaires devrait permettre de retrouver à la fois une conception de l'espace profondément enracinée dans la vie et dans l'humain 16 et la notion de cercle de la connaissance propre à l'encyclopédie.

Enfin, il conviendra, indépendamment d'une voie principale de circulation entre les différents niveaux, de ménager des cheminements secondaires ou parallèles, permettant d'établir des courts-circuits (ou des circuits courts), afin de faciliter toute mise en relation des différents espaces aussi bien sur le plan vertical que sur le plan horizontal.

Quant à vouloir « connecter un point quelconque avec un autre point quelconque », selon la théorie du rhizome de Deleuze et de Guattari, il est à craindre que nous soyons encore pour l'instant dans le domaine de la médiathèque utopique... ou du poste de travail intelligent. C'est cependant le type de bibliothèque qu'il convient sans doute d'inventer et que Joèl de Rosnay appelle « la bibliothèque organisée de façon systémique », et où des relations visibles sont établies entre « des éléments rangés en différents endroits » 17. Joèl de Rosnay propose de représenter chacune de ce qu'il appelle les disciplines intégrantes par une pyramide, au sein de laquelle on peut descendre du sommet jusqu'à la base vers des disciplines spécialisées. J'ajouterais qu'il est parfaitement possible de disposer un ensemble de pyramides en arc de cercle ou en cercle, de façon à permettre, à partir d'un point central, le passage d'une grande discipline à une autre ; ces liaisons sur un plan horizontal pouvant parfaitement se combiner également avec des liaisons sur un plan vertical.

Les recherches initiées par Eliséo Veron 18 sur la mise en espace des collections en bibliothèque et la mise en place de nouvelles médiathèques devraient nous permettre d'aller plus loin dans cette réflexion. S'il s'agit d'un problème déjà extrêmement complexe sur le plan théorique, sa mise en œuvre pratique nécessiterait également, pour être conduite dans les meilleures conditions et sans manipulations inutiles de collections, la mise en place d'outils logiciels. Ces outils permettraient de gérer les formats et l'épaisseur de chaque document ; donc d'ensembles de documents sur un sujet donné ; mais aussi les caractéristiques des mobiliers destinés à recevoir ces collections et différents paramètres concernant le taux de remplissage souhaité pour un rayonnage, ainsi que l'espace de circulation entre les différentes travées par exemple. A partir de là, on peut parfaitement imaginer la mise au point de logiciels de « mise en espace », semblables aux logiciels de mise en page, permettant de rechercher les meilleures solutions. L'utilisation d'images de synthèse, d'images virtuelles sur trois dimensions (3D), de l'avant-projet sommaire d'une médiathèque jusqu'à la mise en place des collections et à leur gestion dynamique, constituerait de ce point de vue la solution idéale.

Février 1995

  1. (retour)↑  Olivier DONNAT, Les Français face à la culture de l’exclusion à l’électisme, Paris, La Découverte, 1994, et entretien dans Livres hebdo, n°111 du 8 avril 1994.
  2. (retour)↑  Jean-Claude LEMAGNY, « Pour une définition de l'art », Etudes, avril 1994, p. 523-534.
  3. (retour)↑  Le Patrimoine écrit scientifique et technique, actes du colloque de Roanne, 5-6 octobre 1993, Paris, FFCB, 1994.
  4. (retour)↑  D'ALEMBERT (Jean Le Rond), Discours préliminaire de l'Encyclopédie, Gonthier, 1965, p. 86. Nota bene : la notion de sciences naturelles englobe à l'époque un domaine extrêmement vaste. Sur les rapports entre savoir scientifique et spéculation philosophique à l'époque de la Renaissance, voir aussi : Octavio PAZ, La Flamme double : amour, érotisme, Gallimard, 1994, p. 161 et suivantes.
  5. (retour)↑  D'ALEMBERT, op. cit., p. 110-111.
  6. (retour)↑  ASFODELP, Le Métier de libraire, Paris, Ed. du Cercle de la librairie, p. 109-110.
  7. (retour)↑  Paule SALVAN, Esquisse de l’évolution des classifications, Villeurbanne, ENSB, 1967, p. 3-9 en particulier.
  8. (retour)↑  Alain REY, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Ed. Robert, 1992.
  9. (retour)↑  D'ALEMBERT, op. cit., p. 125.
  10. (retour)↑  D'ALEMBERT, op. cit., p. 42.
  11. (retour)↑  D'ALEMBERT, op. cit., p. 60.
  12. (retour)↑  D'ALEMBERT, op. cit., p. 59.
  13. (retour)↑  D'ALEMBERT, op. cit., p. 60.
  14. (retour)↑  Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, Rhizome, Paris, Ed. de Minuit, 1976, p. 60-61.
  15. (retour)↑  Umberto ECO, « L'antiporfirio », Il Pensiero debole, Feltrinelli, 1983, p. 76. (non traduit en français).
  16. (retour)↑  René HUYGHE, Formes et forces, Paris, Flammarion, 1971, p. 64-74.
  17. (retour)↑  Joèl de ROSNAY, « Approche systémique de la vulgarisation en bibliothèque », Science en bibliothèque, Paris, Ed. du Cercle de la librairie, 1994, p. 237-251.
  18. (retour)↑  Eliséo VERON, Espace des collections, Paris, Bibliothèque publique d'information, 1989.