Splendeur et misère de l'informatique

mise au point sur l'informatisation des bibliothèques en Europe

Christian Lupovici

Présentation d'un rapport réalisé en 1987 à la demande de la Commission des Communautés européennes (DG XIII) et portant sur l'introduction des nouvelles technologies de l'information dans les bibliothèques des douze pays membres. Cette synthèse (la première de ce genre) a été élaborée selon un cahier des charges très précis, à partir des données collectées au niveau national et complétées, si nécessaire, par une enquête. L'informatisation des bibliothèques n'a eu dans aucun de ces pays de dimension nationale. Ne s'étant développée que très lentement et très irrégulièrement en Europe, elle obéit à des logiques qui varient selon le type de bibliothèque et selon le statut social qu'elles ont dans le nord et dans le sud de l'Europe. La micro-informatique, qui permet aussi bien un système intégré en réseau qu'une application locale isolée (essentiellement catalogage en bibliothèque de recherche et prêt en bibliothèque publique) est en train de se réserver la plus grande part du marché de l'informatisation des bibliothèques. Le catalogage reste la principale difficulté de cette informatisation : la constitution de réseaux nationaux et la nécessaire récupération de notices bibliographiques auprès de gros réservoirs tels qu'OCLC posent un grave problème d'uniformisation des formats et des règles de catalogage. Tout aussi problématiques apparaissent la grande diversité linguistique de l'Europe et surtout la quasi-inexistence d'une bibliographie nationale dans les pays les plus défavorisés.

Presentation of the report made in 1987 at the request of the ECC (DG XIII) focusing on the development of new information technology in the libraries of the twelve member States. The synthesis (first of its kind) was elaborated, according to a definite schedule, from national data completed if necessary by a survey. In no country library automation had a nation-wide impact. After a slow and irregular development in Europe, it is now following various logics according to the type of library and their status which is different in the north and south of Europe. Micro-computing which can just as well offer a network integrated system as an independant local application (above all: cataloguing in research libraries and loan in public libraries), is taking the lion's share in the library automation market. Cataloguing remains the main problem : the setting up of national networks and the necessary reprocessing of bibliographic entries from huge pools such as OCLC raise the serious issue of formats and cataloguing rules standardization. The wide range of languages in Europe and the lack of national bibliography in the most disadvantaged countries are also problematic.

Pourquoi informatiser ? La question a été posée de nombreuses fois en France; elle se pose aussi en Europe où l'état de l'informatisation, saisi par l'étude Lib 2, donne un assez bon aperçu des différentes approches et attitudes vis-à-vis des bibliothèques. Conclusion, ô combien prévisible, l'informatisation des bibliothèques pose davantage de difficultés qu'elle n'amène de satisfactions.

BBF. Les différents rapports LIB 2, établis à l'initiative de la Commission des Communautés européennes 1, représentent près de 2 000 pages... Qu'est-ce-qui a pu amener la Commission à une telle mobilisation de fonds et de matière grise ?

Christian Lupovici. Beaucoup de raisons, diverses et intrinsèquement mêlées, qui peuvent se ramener à un seul et unique facteur commun, celui de l'histoire. Le colloque sur l'impact des technologies de l'information sur la gestion des bibliothèques 2, tenu à Luxembourg en novembre 1984, avait permis de mettre en lumière une prise de conscience générale, mais assez diffuse, de la donnée internationale. On y avait beaucoup parlé d'espace européen des bibliothèques, de catalogue collectif européen, de banque de données européenne, de fichiers d'autorité, de structure de financement, mais tout cela était resté assez abstrait. Si la plupart des bibliothécaires n'hésitaient pas à situer d'emblée leur action dans un espace international, les propositions en ce sens manquaient de cohérence et de connaissance concrète de l'existant, surtout en matière d'introduction des nouvelles technologies de l'information.

C'est pour mieux éclairer ce contexte que la DG XIII a décidé de procéder à une enquête systématique sur l'introduction des nouvelles technologies de l'information dans les bibliothèques des douze pays de la Communauté européenne.

BBF. En fait, LIB 2 parle surtout de l'informatisation dans les bibliothèques.

CL. L'enquête était globale et portait sur deux éléments distincts : l'information interne des bibliothèques et l'accès aux banques de données. Les contractants ont bien fait la part des choses et ont distingué les terminaux utilisés pour interroger les banques de données bibliographiques ou pour en créer, des terminaux pour récupérer des notices dans le cas d'adhésion à de gros réseaux. De fait, nous avons été relativement surpris par la faiblesse de la part faite à l'IST *, lorsqu'elle n'est pas directement reliée aux fonctions techniques des bibliothèques : ainsi l'interrogation des banques de données est-elle loin d'être généralisée dans les bibliothèques de recherche de l'ensemble de la Communauté ; elle est pratiquement de règle en France, pour le secteur recherche, ainsi qu'en Grande-Bretagne (où on a la surprise d'observer une large représentation de la lecture publique), mais ce n'est pas, loin de là, la situation dominante pour l'ensemble des pays. Il en va de même pour le vidéotex interactif, présent aux Pays-Bas et en Irlande (le système Patrick), mais qui ne paraît guère usité dans les bibliothèques de France et de Grande-Bretagne et nulle part ailleurs. Mais, l'introduction des nouvelles technologies se faisant relativement rapidement, il faut prendre en compte la date de rédaction des rapports (échelonnés entre 1985 et 1987), en particulier pour les pays dont les rapports ont été rédigés les premiers.

BBF. Comment avez-vous procédé pour aboutir à un ensemble de rapports, sinon similaires, mais permettant au moins des comparaisons et des croisements ?

CL. Nous avons passé contrat avec un certain nombre de contractants des plus divers : des associations professionnelles (au Portugal, en Italie, ainsi qu'en Espagne, où les deux consultants, espagnol et catalan, ont réalisé un rapport en commun), des écoles de bibliothèques (en France 3, en Irlande et en Grande-Bretagne), des organismes centraux (DBI* allemand, NOBIN* néerlandais). Tous ont eu à faire des propositions sur un cahier des charges très précis, indiquant les différents types de bibliothèques que l'on souhaitait voir étudier, ainsi qu'une typologie des différents services, et donnant des indications précises sur les coûts, ainsi que des appréciations qualitatives.

Toutefois, pour une étude systématique de ce genre (c'était la première), ce cahier des charges était beaucoup trop précis pour un certain nombre de pays, qui ne disposaient en aucune façon du matériel statistique nécessaire : aussi les consultants ont-ils souvent eu recours à des sondages par interview et à des questionnaires pour compléter leur information ; dans leur ensemble, ces enquêtes ont obtenu de bons taux de réponse, ce qui prouve à quel point, à l'intérieur des pays, la profession est réceptive à l'idée européenne, mais elles sont aussi révélatrices de la profondeur du gouffre statistique qui bée dans les pays du sud de l'Europe, en particulier en Italie. Par ailleurs, la tentation était grande de signaler comme opérationnelles des réalisations qui n'en sont qu'au stade de la maquette (on sait que le taux d'échec à ce stade avoisine les 50 %).

Des réalités différentes

Sans parler du flou qui recouvre les définitions utilisées par l'UNESCO : s'il y a consensus sur la définition d'une unité administrative ou d'un point de desserte, cette notion désigne selon les pays des réalités complètement différentes. Entre la county library britannique, qui désigne un gros système de bibliothèques publiques et la bibliothèque publique danoise, très émiettée, et dont les dimensions la rattachent plus à une bibliothèque de quartier, il y a toute une différence de nature, bien que, sur le plan administratif, les établissements comptent pour des unités identiques. Il en va de même pour tout le système de documentation universitaire. En France, comme on sait, bibliothèques spécialisées de laboratoires ou d'instituts sont séparées des bibliothèques d'université, mais, en Grande-Bretagne, il n'y a pas fusion comme on se plaît souvent à le répéter : la distinction ne se fait pas dans les mêmes termes et elles ont toutes été comptabilisées, bien que séparément.

Par ailleurs, les notions même d'université renvoient elles aussi à des réalités extrêmement diverses : une université hollandaise, par ses effectifs, est plus proche d'une grande école que d'une université française. C'est donc dans ce contexte qu'il faut apprécier les différences entre bibliothèques qui sont, naturellement, d'autant plus criantes. Tout en ayant conscience de ces problèmes, nous n'avons guère pu faire grand-chose pour les résoudre, si bien que la synthèse, si elle donne une bonne idée d'ensemble, comptabilise des unités administratives qui recouvrent des réalités fonctionnelles hétérogènes.

A noter que cette fresque synthétique, avec ses raccourcis et ses déformations, ne dispense pas de la lecture de chacun des différents rapports : au-delà de leur portée informative, signalant le positif et le négatif dans chaque pays, chacun des rapports est révélateur de l'image que les bibliothécaires ont de leur propre environnement. De ce point de vue, même les lacunes sont significatives. On y voit bien reflétés les considérations politiques et l'état de la réflexion de la communauté bibliothéconomique : le rapport grec, qui fait état d'une situation extrêmement difficile, est très stimulant de ce point de vue.

BBF. Que peut-on dire des politiques conduites dans différents pays ?

CL. En fait, il est peu de pays où se manifeste une politique nationale au sens plein, au sens français du terme. Cet état de choses peut paraître surprenant en France, mais la conduite d'une politique nationale d'informatisation de bibliothèques est un phénomène difficile à saisir. Le rapport français permet de dégager plusieurs politiques qui ne sont pas en harmonie ; en Allemagne, le DBI manifeste clairement une volonté de politique nationale, mais se doit de composer avec les Länder qui forment l'essentiel de l'infrastructure administrative des bibliothèques. De son côté, l'Espagne présente des caractéristiques intéressantes : le ministère des Affaires culturelles a la volonté de mener une politique nationale en la matière, créant des PIC* sur l'ensemble du territoire, diffusant des versions sur micro-ordinateur (les SABINI) du système SABINA de la Bibliothèque nationale ; mais cette politique a ses limites, celles des provinces autonomes, et procède d'une optique quelque peu dépassée, fondant l'essentiel du développement des bibliothèques sur la Bibliothèque nationale. A l'opposé, la Catalogne, qui dispose d'une réelle autonomie économique et culturelle, s'inscrit dans une logique autre, participant à des catalogues collectifs, à des réseaux internationaux, et apparaît nettement en pointe.

La Bibliothèque nationale du Portugal semble vouloir jouer un rôle pilote dans l'organisation d'un réseau national des bibliothèques de recherche. L'Italie, enfin, s'inscrit dans une logique nationale assez particulière : il n'y a pas d'information centralisée au niveau national ; par contre, au sein de la Bibliothèque nationale de Rome, s'est constitué un service, qui est chargé de la coopération entre différentes bibliothèques et de la réalisation d'un réseau. Certes, pour le moment, la réalité du SBN* reste assez peu tangible, puisque les premiers financements ne sont intervenus que cette année, mais il reste malgré tout révélateur d'une démarche qui prend d'emblée en compte la dimension nationale.

Il serait inexact de dire qu'on observe un désintérêt des autorités nationales vis-à-vis de l'informatisation des bibliothèques, mais cet intérêt se manifeste essentiellement par un soutien aux logiciels nationaux (Regne-Centralen au Danemark, PICA* aux Pays-Bas, LIBRA* en France), diffusés de façon à créer une certaine homogénéisation des pratiques et de l'environnement informatique. Il peut aussi, comme au Danemark, se manifester à travers une action commune de portée internationale, le NOSP, qui regroupe le catalogue des publications en série commun aux pays scandinaves et qui traduit nettement des considérations ethnolinguistiques.

BBF. Donc une dimension nationale réduite...

CL. Une dimension nationale souvent évanescente, une dimension Bibliothèque nationale plus répandue, au moins au stade des initiatives, mais qui relève de logiques contradictoires.

Bibliothèques nationales : un rôle limité

Si l'on considère les financements, les chiffres parlent d'évidence : l'informatisation des bibliothèques nationales a mobilisé à elle seule une part très considérable des crédits d'investissement affectés à l'informatisation des bibliothèques, en moyenne 50 %. Même s'il est hasardeux de soutenir que cette manne aurait pu être affectée à d'autres opérations, force est de reconnaître que, pour l'instant, les bilans de l'informatisation des bibliographies nationales et leur apport aux réseaux nationaux ne sont pas à la hauteur des investissements déployés...

Je n'hésiterai pas à pousser plus loin mon propos en précisant que cette remarque me paraît valable même pour la British library, de loin la plus avancée, qui peut se targuer de résultats appréciables, mais dont l'action au niveau national reste réduite et parfois explicitement refusée : on a souvent tendance, de l'extérieur, à imaginer l'ensemble des bibliothèques britanniques unies sous la houlette de la British library. Ce n'est pas du tout le cas ! Sans doute la British library poursuit-elle une politique de bibliothèque nationale sur le territoire du Royaume-Uni, mais il lui faut compter avec l'organisation propre des bibliothèques britanniques qui se sont regroupées en réseaux, régionaux pour les bibliothèques publiques (LASER*, BLCMP*), spécialisés pour les bibliothèques de recherche et qui refusent énergiquement tout ce qui, de près ou de loin, pourrait ressembler à un leadership.

Certes, l'antenne du BLDSC* de Boston Spa joue un rôle moteur dans les circuits de fourniture de documents, mais il ne s'agit aucunement d'une position d'exclusivité ; quant à la fourniture de notices, elle s'est longtemps traduite par un semi-échec : les bibliothèques publiques disposaient de leurs propres réseaux de notices simplifiées, les bibliothèques de recherche préféraient se tourner vers les réservoirs internationaux qui leur assuraient une meilleure couverture de leurs acquisitions, largement tournées vers l'étranger. Actuellement, les choses semblent devoir évoluer quelque peu, dans la mesure où la British library définit ses services en termes économiques et marchands. Sans doute est-ce en ce point que réside la principale divergence avec la France, où les relations des bibliothèques avec la Bibliothèque nationale s'établissent en termes beaucoup plus affectifs que commerciaux...

BBF. L'informatisation des bibliothèques relèverait-elle du psychodrame ?

CL. Ce serait assurément aller trop loin ; l'histoire montre néanmoins que la rationalité n'a pas toujours été au rendez-vous, et qu'on retrouve, derrière les modes et cycles qu'on a vu se développer depuis vingt ans, des parallélismes permanents avec les États-Unis.

Naissance d'un marché...

Il faut d'abord rappeler que l'informatisation des bibliothèques en Europe a été très précoce, mais qu'elle a été très lente à décoller, peut-être pour des raisons budgétaires. Néanmoins les bibliothèques publiques ont démarré assez vite, informatisant leur prêt, tandis que les bibliothèques universitaires et spécialisées concentraient leurs efforts sur l'interrogation des banques de données. A cette époque des gros ordinateurs, vers la fin des années 60, il n'était pas question de systèmes autonomes pour des bibliothèques. C'est ainsi qu'a émergé la notion de partage des ressources et que se sont informatisés les catalogues collectifs Outre-Atlantique (OCLC*, UTLAS*), les catalogues de périodiques, en France même (AGAPE*, CPI*, IPPEC*) et Outre-Rhin (BZV*, NZN*) avec, pour ces derniers, des techniques d'informatisation relativement rustiques. Dans une deuxième étape, l'évolution technique aidant, la politique des informaticiens locaux y conduisant, on a vu déferler une vague de logiciels maison conçus et développés par les bibliothèques, d'abord pour une fonction précise, ensuite pour l'ensemble de leur gestion.

On accède au palier suivant vers la fin des années 70 : parmi tous ces systèmes maison, créés à l'initiative d'un établissement ou d'une administration, bon nombre sont restés sans lendemain ; certains ont réussi leur percée mais, pour assurer leur rentabilité, ils ont dû se lancer dans une diffusion à grande échelle, mettre en place des services de maintenance et de commercialisation, débouchant sur une reprise en main par le secteur privé : cette trajectoire est celle suivie par Dobis-Libis (issu de deux logiciels développés à Dortmund et à Louvain avant d'être repris par IBM), par BIKAS et IBAS en Allemagne, par LIBERTAS en Angleterre et bien d'autres.

L'étape ultérieure est celle que nous connaissons actuellement : le secteur commercial prend de plus en plus de parts du marché et représente, si l'on cumule les chiffres qui s'étagent de 1985 à 1987, 45 % des installations. Le taux de cette pénétration, qui va des gros systèmes aux micro-ordinateurs actuellement en pleine effervescence, en passant par les systèmes de gestion intégrée sur mini-ordinateurs, progresse en raison inverse de l'âge des systèmes : cela veut dire que des établissements informatisés depuis longtemps sur un système maison renouvellent leur installation en faisant appel au secteur commercial ; parallèlement, des bibliothèques jusque là non informatisées, se lancent dans l'informatisation, directement sur des systèmes commerciaux.

Ce marché de l'informatisation des bibliothèques, en cours de constitution, comporte plusieurs strates : d'abord, celle des « petits » constructeurs dont on pourrait dire qu'ils occupent des « niches écologiques » sur un pays donné (LIBER, TOBIAS ou OPSYS en France, URICA en Grande-Bretagne) - certains vont même jusqu'à se spécialiser sur une seule région en équipant l'ensemble des adhérents d'un réseau; mais tout ce segment est maintenant soumis à la concurrence des fabricants étrangers, d'abord anglais (ALS) puis nord-américains (CLSI, GEAC, Dobis-Libis, Minisis pour ne citer que les systèmes sur mini-ordinateurs les mieux implantés), qui révèlent la dimension internationale au marché des bibliothèques. De toute évidence, cette poussée ira s'accentuant, car le marché de la micro-informatique semble devoir obéir à la même logique : il suffit d'observer la percée de TINMAN, qui est maintenant distribué en Allemagne et en Italie et devrait être utilisé aux Pays-Bas par PICA. Data Trek, dont on peut dire qu'il est en train de débarquer, est, pour sa part, américain.

BBF. Au vu du bilan que vous avez établi, ce secteur de la micro-informatique semble avoir un statut extrêmement bâtard... CL. La carte montre bien que les pays démunis sont les premiers utilisateurs de la micro-informatique, mais, à bien y regarder, il apparaît que les choses sont plus subtiles et que la micro-informatique se différencie moins en termes d'économie qu'en termes d'utilisation et qu'elle obéit à plusieurs logiques différentes.

... et triomphe de la micro-informatique

Il est indéniablement une « micro-informatique du pauvre » qui répond à une ligne de conduite bien particulière et qu'on retrouve implantée dans les pays du sud de l'Europe, au Portugal, en Grèce, en Espagne, ainsi qu'en France. Le micro-ordinateur est le support d'une petite application, locale ou régionale, bricolée avec les moyens du bord sans aucun souci du contexte national ou international. Dans le meilleur des cas, on utilise un logiciel de gestion, type D-Base III, mais l'ensemble ressort le plus souvent du système D : il s'agit de faire quelque chose de cette technologie nouvelle qu'on essaie de domestiquer. C'est ainsi qu'un certain nombre de bibliothèques crée des banques de données interrogeables en interne ou des catalogues collectifs diffusés sur listings. Tout cela reste très artisanal, assez proche de la démarche qu'on a vu suivre en France pour un certain nombre d'applications Texto.

Le deuxième stade se situe à un niveau supérieur : c'est toujours l'informatique du pauvre, mais elle se situe dans un contexte plus rationnel, rajsonnée sur une base économique et utilisée pour répondre à un problème précis de bulletinage ou, le plus souvent, de prêt. Il arrive encore qu'on utilise un logiciel maison, mais les bibliothèques ont le plus souvent recours à des systèmes commerciaux. En somme, une informatisation limitée sur une seule fonction ( il est exceptionnel de voir cumulées sur un seul et unique micro les fonctions de prêt, achat et catalogage). Dans cette même logique d'informatisation rationnelle et limitée à un seul appareil, s'inscrivent aussi les opérations dictées par l'hyperdécentralisation de l'unité administrative : le prêt dans un bibliobus en constitue l'exemple type.

Le stade suivant - peu présent dans les rapports, mais la situation évolue très vite - est celui des systèmes intégrés sur micro-ordinateur avec plusieurs appareils fonctionnant en réseau. Ce secteur devrait évoluer très vite, d'autant qu'il peut faire des alliances fructueuses avec les CD-ROM.

Enfin, le micro-ordinateur - l'extension du parc américain de micro-ordinateurs en témoigne - a également sa place dans une situation de prospérité, où il se substitue au terminal dédié utilisé il y a quelques années, où il représente le point d'accès à un réseau, une station de travail, une machine de traitement de texte, etc. Il faudrait analyser ces utilisations de plus près, mais il est déjà clair qu'elles interviennent en plus des applications informatisées traditionnelles et qu'on s'achemine vers une intégration de toutes ces fonctions. Il est probable que, dans peu d'années, on verra se généraliser le schéma déjà adopté par certaines entreprises, où l'ensemble des fonctions sont intégrées en un seul système d'information, de la gestion comptable au courrier, avec des passerelles vers des bases de données externes, la récupération de données factuelles et d'images, etc.

BBF. La France serait plutôt en avance, si on considère les scores de la micro-informatique.

CL. La France participe de toutes ces logiques. Elle est dans une situation de dénuement dans certains cas et elle est en avance dans d'autres. Mais la situation française tient aussi aux décisions politiques de soutien aux industries de l'information, qui ont favorisé le développement de la micro-informatique et du vidéotex. Tout cela engendre une situation quelque peu contradictoire ; ainsi, avec le vidéotex, les logiciels d'interrogation grand public devraient, à assez brève échéance, se développer et mettre la France en situation de pointe sur ce terrain, alors que les applications de catalogues en ligne restent encore exceptionnelles (entre autres Chilly-Mazarin et Metz) ; mais je crois en l'avenir de telles expériences, qui seront d'autant plus facilement généralisables, qu'elles s'adaptent bien au concept « bibliothèque » qui prévaut en France et dans toute l'Europe du Sud.

BBF. Ce qui veut dire ?

CL. Ce qui veut dire que l'unité des termes ne doit pas masquer les différences de conception, et que le mot bibliothèque n'a pas le même sens à Edimbourg ou à Milan.

Des logiques opposées

Grosso modo, on peut dire que, dans les différents pays d'Europe du Nord, la bibliothèque est une institution socialement très forte, globalement très utilisée et qui fonctionne comme un véritable lieu de renseignement, d'information sociale en tout genre pour les particuliers ou les entreprises et qui est le lieu normal de travail pour le secteur recherche. Aussi l'information, bibliographique, catalographique ou autre, transite par la bibliothèque ; il ne s'agit nullement d'une situation d'exclusivité, mais lorsque les bibliothécaires se soucient de diffuser de l'information en ligne, leur premier réflexe est de s'adresser à la communauté de leurs utilisateurs qui viendront sur place, à la bibliothèque, consulter le catalogue en ligne.

Il n'en va pas de même en France et dans les autres pays d'Europe latine, où la tradition fait de la bibliothèque un lieu de « faible définition » ; l'élite intellectuelle s'en sert et y travaille, exploitant notamment l'aspect fonds anciens, mais cette utilisation reste globalement marginale. L'usage le plus courant veut qu'on vienne chercher un document à la bibliothèque, mais on n'y travaille pas vraiment. On consulte, on fait une apparition fugace, mais la tendance dominante est de travailler chez soi - il suffit d'observer les installations de bibliothèques françaises, publiques ou universitaires, anciennes et récentes : relativement peu de places assises par rapport au stock proposé, encore moins de carrels et de cellules de travail individuelles. Il est possible de feuilleter, de consulter, de visionner une vidéo, d'aller chercher quelques livres sur les rayonnages, mais il devient difficile, faute de place, de travailler, de se répandre en étalant des piles de livres. Et ce principe même se retrouve dans l'agencement intérieur, qui différencie nettement les rayonnages des espaces de lecture, contrairement aux bibliothèques anglo-saxonnes où les places de travail sont éclatées entre les rayonnages et où l'on travaille à l'intérieur même de l'ensemble documentaire qui vous intéresse.

Tout cela conditionne les politiques d'approche du lecteur. Il faut le toucher non pas à la bibliothèque mais chez lui, en lui apportant l'information sur place : il faut donc faire descendre « l'information dans la rue », distribuer l'information à profusion en la sortant de ses réseaux traditionnels. Tel est le sens de la politique qu'on voit adoptée en Espagne avec les PIC, en France avec le système kiosque.

Ces logiques opposées se retrouvent dans la structuration des catalogues : les catalogues germaniques ou néerlandais procèdent d'une approche quelque peu élitiste et ont une assise restreinte, alimentés par quelques dizaines de bibliothèques, constituées en pôles d'excellence, censées à elles seules répondre à l'essentiel des besoins documentaires et dont le catalogue collectif constitue le prolongement. Le risque de silence est accepté dans la mesure où l'hypothèse de départ suppose que l'utilisateur, déçu par une recherche, n'hésitera pas à s'adresser directement à la bibliothèque pour compléter ses lacunes ; que cet utilisateur se trouve dans les locaux de la bibliothèque ou dans son environnement immédiat (laboratoire sur un campus) ; qu'il est connu, identifié par un mot de passe ou par tout autre système. Dans les pays d'Europe du Sud et en France, les catalogues représentent une sorte de recours ultime. Ils doivent se suffire à eux-mêmes, indépendamment de toute bibliothèque, d'où la recherche d'exhaustivité à tous les niveaux : 2 600 bibliothèques participent à l'actuel CCN*, pour lequel est prévue une diffusion vidéotex, tandis que le projet italien du SBN prévoit la mise en commun des fichiers de bibliothèques, sur une base aussi large que possible.

BBF. Est-ce à dire que des réseaux nordiques tels que PICA envisagent délibérément de rester petits et repliés sur eux-mêmes ?

CL. Disons que PICA ne fait pas de prosélytisme effréné, car, avec sa cinquantaine d'adhérents, il écrème l'information catalographique la plus significative sur le territoire néerlandais et qu'avec les 2 millions de notices prévues, il constituera un catalogue collectif de taille appréciable. Mais PICA entend naturellement se situer dans un courant d'échanges internationaux et a entamé une négociation avec OCLC pour pouvoir récupérer ses notices.

Réseaumanie

Il importe cependant d'apporter des nuances à propos de tous ces réseaux dont la politique renvoie à des contextes historiques et bibliothéconomiques bien différents. Ainsi peut-on observer des réseaux à caractère - sinon à dimension - national (PICA et LIBRA en sont de bons exemples), centrés en priorité sur la fonction catalogue, qui ont bénéficié d'importants soutiens au niveau national et pour lesquels existe une version de gestion locale. Au Danemark, le secteur des bibliothèques de recherche a de longue date mis en place des catalogues collectifs par type de publication (ALBA pour les ouvrages étrangers, DASP pour les périodiques, MULTIMARC pour le catalogage partagé). En marge se situe le projet SBN, original par sa conception mais aussi par sa structuration, puisqu'il s'agit de juxtaposer, sans prévoir une cellule d'harmonisation et de gestion de base au niveau centralisé, les différents fichiers des établissements participants.

Par ailleurs, grouille une foule de réseaux régionaux dont on peut dire qu'en l'absence de toute politique conduite au niveau national, ils rament à la rencontre les uns des autres : les catalogues collectifs de périodiques allemands (NZN*, BZV* et Hess ZV*) ont du mal, malgré les impulsions du DBI, à déborder la structure des Länder, à unifier leurs procédures de catalogage et à déboucher sur un regroupement (en France, on a pu dépasser ce stade, parce qu'une politique nationale a conduit à la fusion des catalogues régionaux AGAPE* et CPI* pour faire le CCN, a articulé des bases régionales comme ACORD* sur un réseau national). En Espagne, le problème se pose naturellement en termes tout autres, car les réseaux spécialisés qui se mettent en place (bibliographie courante, périodiques biomédicaux) ont tous pour assise la Catalogne... En Grande-Bretagne, la structure régionale conditionne toute l'organisation des réseaux qui se sont constitués essentiellement à des fins de catalogage et de récupération de notices et qui, dans leur ensemble, comportent 12 millions d'enregistrements ; comme de bien entendu, il existe une exception, le réseau LASER*, le plus ancien puisqu'il a été créé en 1928 et dont la vocation première était le prêt entre bibliothèques, mais celui-ci est en train d'opérer sa reconversion, reprenant son fichier en MARC*.

Tous ces réseaux procèdent, au départ, d'une initiative publique, qu'il s'agisse d'un établissement pilote ou d'une administration. Leur évolution est assez similaire, et ils tendent tous à se distinguer de plus en plus de l'établissement d'origine pour passer à un régime d'association ou à un statut purement commercial de société : SLS ltd* (ex-SWALCAP) et BLCMP en Grande-Bretagne, UTLAS* au Canada ont d'ores et déjà atteint ce stade ; D'autres, tels SCOLCAP* ou le CCN français, restent encore sous la tutelle plus ou moins directe de l'administration centrale.

BBF. On a le sentiment que le catalogage est et restera le problème de fond de l'informatisation des bibliothèques dans toute l'Europe.

CL. Jusqu'à un certain point, et il convient là aussi d'apporter des nuances et des éclaircissements. Les rapports, il est vrai, montrent bien une focalisation des efforts sur le catalogue, au niveau local ou au niveau collectif (cf. fig 1).

Cette prépondérance tient à plusieurs facteurs : le poids du catalogage dans la gestion interne, l'importance du catalogue comme produit visible et permanent de la bibliothèque. Compte tenu de la situation de pénurie que toutes les bibliothèques européennes connaissent depuis plusieurs années, il a bien fallu faire porter l'effort sur tout ce qui pouvait amener un travail allégé et une efficacité accrue (il n'est point certain que le choix d'un cadre de travail purement local ait toujours été le meilleur moyen d'y arriver).

Maintenant que l'informatisation des catalogues arrive à maturation et qu'on aborde le stade des OPAC*, se pose avec de plus en plus d'acuité la question de la récupération des notices : le public acceptait plus ou moins de consulter des fichiers d'une part, des microfiches ou des listings de l'autre ; si on le place devant un terminal, il lui est bien difficile d'admettre que tout n'y est pas. Je n'irai pas jusqu'à dire que ce sont les exigences du public qui ont entraîné le gonflement des réseaux internationaux spécialisés sur ce genre de service, mais elles ont conduit à poser autrement la participation des bibliothèques à ces réseaux ; à mettre en lumière les données nouvelles que sont les flux transfrontières de données, avec toutes les questions de propriété intellectuelle, de commercialisation, de normalisation, d'interconnexion ; à mettre en branle toute une réflexion sur les fonctions que doivent jouer les différents maillons d'un réseau: après avoir été le cadre prioritaire pour l'informatisation, le niveau local a été occulté par les niveaux supérieurs de la région ou de l'État ; il réapparaît maintenant que reflue la notion de réseau « à tout faire ». Mais il se pose naturellement en termes différents.

BBF. Vos chiffres montrent cependant que les fonctions locales se réduisent le plus souvent au prêt.

CL. Pas uniquement. La plupart des systèmes de gestion intégrée proposent, à côté du catalogage et du prêt, des modules d'acquisition de monographies, de bulletinage de périodiques, de prêt entre bibliothèques - à l'occasion des modules de circulation de périodiques entre différentes cellules documentaires. Mais ces fonctions procèdent de statuts divers.

Les fonctions locales

Le prêt est bien cadré dans les rapports ; bien qu'il s'agisse de la première fonction informatisée dans le secteur de la lecture publique, ses scores européens sont beaucoup plus bas qu'on aurait pu le penser (cf. fig 2). Dès qu'on sort de Grande-Bretagne, où 60 % des bibliothèques publiques ont informatisé leur prêt, les taux enregistrés dans ce secteur chutent jusqu'à quelques centièmes.

BBF. Et pour le reste ?

CL. Pour le reste, les fonctions locales consistent surtout en un module d'acquisition de monographies et, beaucoup moins souvent, de bulletinage de périodiques. L'édition de produits (COM* ou microfiches), la gestion comptable, la gestion bibliothéconomique ne sont pas inexistantes - mais les rapports ne donnent guère d'indications sur l'état d'avancement de leur informatisation. La situation des deux premières fonctions est un peu paradoxale : les systèmes intégrés comportent un module de gestion mais, parallèlement, s'esquisse un déport en amont de ces deux fonctions. De grands distributeurs de livres (Blackwell, Springer, Whitaker) ou des diffuseurs de périodiques (Faxon, Dawson), proposent à leur clientèle des bibliothèques des modules de consultation et de commande directe ; des réseaux tels qu'OCLC prévoient aussi cette option.

Il est probable que ce mouvement va s'accentuer. Le modèle OSI* permet de concevoir une informatisation hétérogène, comme, par exemple, une bibliothèque qui crée son catalogue sur OCLC, gère son prêt sur Mobi Bop, son bulletinage de périodiques sur Faxon, son prêt entre bibliothèques sur PICA, ses commandes d'ouvrages sur le module Whitaker. Et on peut le concevoir d'autant mieux que ce schéma s'accorde avec l'évolution générale des réseaux: c'est en cela que j'indiquais, il y a un instant, que le niveau local faisait l'objet d'une nouvelle approche.

BBF. Le problème serait donc moins technique que politique.

CL. L'interconnexion des systèmes pose et posera des difficultés techniques de tout ordre. Mais, en France, la question de fond est d'ordre politique. Les choix faits par ELECTRE* et son jumeau belge OSIRIS (refus de commande directe par les bibliothèques) vont à l'encontre des options prises à l'étranger. Le problème du court-circuitage des libraires locaux s'est posé en Grande-Bretagne et aux États-Unis où des libraires-diffuseurs (en fait plus grossistes que libraires) se voient de fait déléguer toutes les acquisitions des bibliothèques qui ont des standing orders 4 chez eux. La question ne pourra être éludée indéfiniment, d'autant que les différences entre régimes juridiques et fiscaux (copyright, TVA, prix du livre) devront s'aplanir avant 1992. Le jour où les grossistes européens considéreront que les bibliothèques constituent un marché assez large pour amortir leur investissement, ils n'hésiteront pas à commercialiser des logiciels de consultation-commande. D'ailleurs, le processus est entamé pour les périodiques.

BBF. On va bientôt assister à une épreuve de force entre libraires et bibliothécaires ?

CL. On assistera en tout cas à des redéfinitions internes, plus ou moins douloureuses, entre bibliothèques sur le problème des formats et des règles de catalogage.

Une harmonisation nécessaire

La situation française, complexe, délicate, le devient encore plus si l'on observe la situation européenne. Première évidence, le format MARC, largement dominant, n'a pas encore partout droit de cité : les plus grands réfractaires sont les Allemands, qui travaillent sur un format propre, le format MAB* ; or celui-ci n'est pas ou très difficilement compatible avec MARC : la Deutsche Bibliothek, qui s'est attelée au reformatage, semble éprouver beaucoup de difficultés. Cela n'empêche pas les catalogues régionaux de périodiques de très bien fonctionner, chacun dans son coin: toute la question est de définir précisément l'assise géographique qu'on souhaite occuper et les relations qu'on souhaite avoir avec les voisins.

La grande tribu des MARC est, quant à elle, divisée : tout d'abord, la famille des MARC anglo-saxons, où on retrouve naturellement la Grande-Bretagne et l'Irlande, mais aussi le Danemark, le Portugal, l'Espagne (plus les cousins d'Outre-Atlantique) ; ensuite, la famille des non-anglo-saxons regroupe une partie de la francophonie et l'Italie : format INTERMARC de la Bibliothèque nationale, formats UNIMARC de Libra, BN ou SBN (Italie), format propre de SIBIL ou de PICA sont plus ou moins compatibles entre eux et avec les formats anglo-saxons - ce sont surtout les règles de catalogage qui déterminent le niveau de compatibilité ou d'incompatibilité.

Sans aller plus loin dans le problème des formats, je voudrais dire qu'il ne faut pas s'illusionner sur la vertu d'UNIMARC, prôné par l'IFLA, et dont on croit qu'il est le format universel. UNIMARC est un format d'échange entre bibliothèques nationales (qui ont chacune leur format propre d'origine), mais il n'est pas autre chose. Ce n'est pas un format universel et encore moins celui d'un catalogue collectif, puisqu'il ne prend pas en compte les données locales : lorsqu'un organisme qui travaille sur UNIMARC prétend pouvoir le faire, cela signifie - les controverses enflammées au dernier congrès de l'ELAG* le prouvent bien - qu'il applique une interprétation, complètement personnelle en la matière, puisque le cas de figure n'est pas envisagé par UNIMARC. En d'autres termes, cette manipulation risque fort de compromettre sa compatibilité ultérieure avec d'autres formats et de prolonger ad libitum les joies du reformatage, en admettant bien sûr que celui-ci ne soit pas utopique du fait de l'incompatibilité des règles de catalogage.

BBF. Parce que les règles ne correspondent pas aux formats ?

CL. Règles de catalogage et formats sont des notions distinctes. Cependant, il existe un lien entre les deux. Les formats reflètent les exigences des règles de catalogage. Elles ont en tout cas renforcé les particularismes et les susceptibilités (la Belgique francophone et la Belgique flamande ont des doctrines différentes...). Par contrecoup, elles comportent une différenciation encore plus poussée que celle des formats : UNIMARC, selon les pays, pourra donner lieu à des interprétations et des doctrines diverses.

Très schématiquement, on voit cohabiter l'école anglo-saxonne des AACR 2*, fondée sur les principes suivants : interprétation très libérale et générale de l'ISBD, renvoi en option et études de cas de toutes les interprétations, traitement de chaque unité cataloguée comme une entité propre. L'école franco-italienne intègre dans la norme toutes les possibilités a priori et procède d'un parti de traitement complexe pour le catalogage à niveaux. L'école allemande, qui semble avoir fait des disciples en Grèce (un héritage de la tradition archéologique germanique ?), utilise les règles prussiennes et les RAK*, qui poussent encore plus loin la complexité. Là-dessus se greffent les règles locales et les soucis de rigueur plus ou moins grande des établissements...

La situation n'est pas nouvelle ; maintenant que la constitution de réseaux nationaux et internationaux pose directement la question de l'harmonisation des règles, on peut s'étonner que cette donnée n'apparaisse pas clairement dans les rapports. Tous se réclament de l'internationalisme, réclament à grand cris l'OSI, comme si l'OSI pouvait dispenser de poser la question de la normalisation. Pour ma part, je ne l'ai jamais caché, je considère que les bibliothèques d'étude et de recherche ne peuvent fonctionner que sur une base internationale. De nombreuses bibliothèques en Europe ont pris la décision de travailler avec OCLC et tous les systèmes de gestion de catalogue savent récupérer ces données ; on peut se demander si, paradoxalement, OCLC n'est pas en fait le dénominateur commun des bibliothèques européennes et s'il n'est pas en passe d'accélérer l'intégration de ces bibliothèques dans l'espace européen.

BBF. Faut-il dire que l'Europe bibliothéconomique sera américaine ?

CL. La question ne se pose pas en ces termes : je considère qu'il faut récupérer des notices bibliographiques là où elles sont et non là où elles pourraient (devraient) être ; je considère qu'on ne peut pas fonctionner en circuit fermé, mais je plaide pour que les réseaux nationaux se constituent et qu'ils créent des listes d'autorité propres, qui donnent leur cohérence aux bases nationales et sur lesquelles puisse s'appuyer l'accès multilingue.

Des handicaps à surmonter

Le multilinguisme est un point d'importance cruciale dans le cadre européen et il doit être traité dans les décisions techniques les plus banales et non plus seulement dans les discours œcuméniques. Cela signifie que chaque pays doit avoir son système d'autorités propre, géré de préférence par sa bibliothèque nationale, mais qu'il faut étudier la traduction de ces accès en plusieurs langues.

Pour l'instant, la tendance est d'utiliser la structure des LCSH*, les vedettes de la Bibliothèque du congrès, en faisant les adaptations nécessaires : on en connaît les cheminements français et francophones via la liste Laval et RAMEAU*. Pour le reste, on trouve PRECIS, créé par la British library - mais très peu utilisé par d'autres bibliothèques. En termes quantitatifs, le retard européen en matière de listes d'autorité est nettement moins grand, par rapport aux États-Unis, qu'en matière de notices bibliographiques : on peut extrapoler environ 41 500 termes retenus (sans les renvois), alors que les LCSH retiennent 140 000 entrées. Les vedettes d'autorité auteurs, quant à elles, sont au nombre de 80 000. Bien qu'il ne s'agisse pas du point le plus faible, ce secteur est tout de même le plus critique, car c'est là que se situent les enjeux culturels et l'enrichissement des listes d'autorité suppose un travail en réseau, qui s'organise en France et aux États-Unis.

BBF. Et le point le plus faible ?

CL. C'est celui des bibliographies nationales. Dans le seul domaine du livre, les bibliothèques nationales européennes ont pris un énorme retard. Plusieurs ne produisent pas encore de bibliographie nationale et lorsqu'elles réussissent à créer les données, elles ne sont pas encore capables de les commercialiser. Je précise immédiatement que, à l'inverse, la British library a pris une avance énorme sur ses homologues, puisqu'elle arrive à gérer 14 % de ses différents fonds et qu'elle vend ses données aux États-Unis. Par ailleurs, la diffusion de ces bibliographies se heurte à un manque de définition du produit en fonction des cibles commerciales. C'est un problème qui obère leur utilisation comme base d'un catalogue collectif enrichi par les grandes bibliothèques d'étude et de recherche. Sur ces points, la British library aura été pionnière, en proposant la participation de bibliothèques de recherche à un catalogue partagé ; cette procédure n'a cependant pas abouti, peut-être parce qu'il s'agissait d'une opération prématurée, que la conjoncture technique et psychologique ne lui était pas favorable.

BBF. Est-ce à dire que la British library serait quelque peu impérialiste ?

CL. C'est une tendance « naturelle » pour une bibliothèque nationale. Si, en Grande-Bretagne, les réseaux résistent à la British library, dans les autres pays européens, bien des bibliothécaires sont prêts à la suivre. Elle profite de la supériorité de son organisation pour essayer d'imposer sa prééminence européenne. Il est des points où on ne peut que s'incliner et aspirer à suivre : on ne connaît pas assez chez nous le BLRD* qui est le seul centre de recherche et de prospective créé par une bibliothèque nationale européenne et qui conduit des projets d'expérimentation des nouvelles technologies, de Prestel au CD-ROM.

En revanche, on ne connaît que trop le BLDSC* de Boston Spa : le CDST* français, le TIB* allemand, les réseaux du PEB* français ou de PICA ont une place reconnue dans les réseaux de prêt interbibliothèques en Europe, mais ils ne sauraient masquer l'écrasante prépondérance britannique en matière de fourniture de documents. Le BLDSC non seulement canalise l'essentiel de la fourniture de documentation étrangère pour les différents pays d'Europe, mais aussi est en mesure de dicter les politiques tarifaires du prêt entre bibliothèques.

Quand je parle de dicter, je dis qu'aucun pays ne peut avoir de politique en la matière sans tenir compte des positions prises par le BLDSC : tel a été le cas en France, lorsque le CDST et la DBMIST ont négocié une politique de rémunération du prêt entre bibliothèques 5. Cette tutelle indirecte a déjà donné lieu à contestations ; elle en suscitera encore d'autres, car, avec les problèmes de photocopie et de copyright, le trafic de prêt subira les premières retombées de l'ouverture des frontières et de l'intensification des échanges. Certains pays tel le Danemark refusent énergiquement de tarifer ce service : si des accords internationaux interviennent sur ce point, ils seront bien forcés, à terme, de s'aligner.

BBF. Un peu d'Amérique, un peu de Grande-Bretagne, beaucoup de carences... L'informatique offre-t-elle une solution de rechange viable pour l'Europe des bibliothèques ?

CL. Oui et non. Les réponses fournies par les rapports sont à la fois irréelles et... réalistes. Comme je l'ai dit, on évite de poser certaines questions brûlantes, immédiates, pour mettre en avant des positions techniques, sans doute fondamentales, mais dont l'impact ne pourra pas se mesurer avant quelques années. Mais on évite aussi de tomber dans l'utopie : pas de super bibliothèque européenne, pas de grand catalogue collectif européen. On évoque, de manière concrète, des projets de messagerie, de commande en ligne, de listes d'autorités.

Par contre, mais cet élément ressort de la manière dont a été formulé et perçu le cahier des charges, on y parle fort peu de services nouveaux: l'interrogation des banques de données, je l'ai indiqué, a du mal à démarrer ; on ne parle guère de CD-ROM ou de vidéodisque, encore moins de l'édition électronique qui, à terme, devrait avoir une incidence marquée sur le trafic de documents. Certes, cette donnée était marginale et les choses évoluent à toute allure. Mais les rapports ne semblent guère avoir posé la question de savoir dans quelle mesure ces éléments nouveaux pouvaient avoir une incidence sur les services mêmes des bibliothèques et se sont cantonnés dans une approche très signalétique. Curieusement, le vidéotex, qui a été mentionné par quelques pays comme un média utilisé par les bibliothèques, n'est pas cité dans le rapport français, alors qu'il semble que ce soit pour le grand public un moyen privilégié d'accès aux fichiers des bibliothèques.

Une chose est également à noter : au travers des indications ponctuelles qui s'en dégagent, les rapports font apparaître que les innovations intéressent en priorité les pays les moins informatisés, qui espèrent faire l'économie de l'étape d'informatisation lourde et prendre une avance technologique sur les pays qui doivent tenir compte de leurs systèmes vieillis.

Lucide, mais optimiste

Qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas. Le tableau de la situation d'ensemble, s'il est beaucoup plus gris que rose, présente cependant quelques lueurs d'espoir. En voyant large, on peut distinguer trois groupes: tout d'abord celui des riches, ou des ex-riches, le Danemark, l'Allemagne, la Belgique et même certains systèmes britanniques, bien que largement en avance, n'ont pas totalement réussi leurs reconversions de systèmes et se soucient surtout d'actualiser l'existant, plutôt que d'expérimenter des innovations. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'ils ont raté le coche, mais il est clair que des pays moins avancés, dotés d'un minimum de structures, ont pu développer des approches moins traditionnelles : les Pays-Bas avec PICA (à la fois réseau de catalogage et de prêt inter) en sont l'exemple type. Avec la micro-informatique, le vidéotex, les procédures de récupération des notices à partir de sources diverses, le souci d'articuler le niveau local et le niveau national de façon logique, la France reprend un modèle assez unanimement accepté, tant en Amérique du Nord qu'en Europe, et qui devrait lui permettre de prendre sa place au niveau international avant l'échéance de 1992.

Le dernier groupe, le plus hétérogène, est difficile à caractériser sinon par le faible avancement des projets et une volonté de progresser : disons que l'Espagne et le Portugal ont axé leur développement informatique sur le modèle de leur Bibliothèque nationale, l'Italie, quant à elle, mise sur la décentralisation et sur l'émulation régionale. La clé, pour les uns et les autres, tient aux moyens qui pourront être dégagés... Enfin, on ne peut que le constater, la Grèce ne paraît pas mûre pour l'informatisation de ses bibliothèques.

BBF. On ne doit pas pavoiser à la DG XIII.

CL. Ça n'a jamais été le but de l'opération. L'objectif était de faire le point sur l'existant pour proposer un programme d'action : il est atteint. Au passage, la Commission des Communautés européennes voulait enclencher une dynamique de prise de conscience et de réflexion sur le rôle et les objectifs des bibliothèques. La publicité faite autour de ces différentes actions montre que là aussi la DG XIII a réussi.

Il lui reste maintenant à présenter le programme d'action élaboré à partir des propositions qui ont été faites. Les bibliothèques verront donc bientôt les conséquences de tout ce travail, sous la forme d'appels d'offres destinés à financer un certain nombre de projets, dans lesquels chaque pays et chaque catégorie de bibliothèques trouvera un soutien significatif à la satisfaction de ses objectifs. Tout cela peut paraître lourd et compliqué ; rappelons-le, la CCE n'est pas un super-État et elle agit par incitation, promotion, impulsion, jamais par délégation. En d'autres termes, si l'Europe bibliothéconomique doit un jour se construire, ce n'est pas la CE qui le fera, mais les bibliothèques elles-mêmes !

décembre 1987

Index des sigles cités

AACR2: Anglo-American cataloguing rules, version 2

ACORD : Agence de coopération régionale pour la documentation en Rhône-Alpes

AGAPE : Application de la gestion automatisée aux périodiques

BLCMP : Birmingham libraries comparative mechanisation project

BLDSC : British library document supply center

BLRD : British library research department

BZV: Bayerische Zeitschriftenverzeichnis (Bavière)

CCN : Catalogue collectif national des publications en série

CDST: Centre de documentation scientifique et technique

COM : Computer output microfilm

CPI : Catalogue collectif de périodiques informatisé

DBI : Deutsches Bibliotheksinstitut

ELAG : European libraries automation group

ELECTRE: Système électronique de transmission de commandes et de renseignements bibliographiques

Hess ZV : Hessische Zeitschriftverzeichnis (Hesse)

IPPEC : Inventaire permanent des périodiques étrangers en cours

IST: Information scientifique et technique

LASER : London and South Eastern library region

LCSH : Library of Congress subject headings

LIBRA : Logiciel intégré pour les bibliothèques en réseau informatisé

MAB : Maschinelles Austauschformat

MARC : Machine readable catalogue

NOBIN: Nederlands orgaan voor de Bevordering van de Informatieverzorging

NZN : Niedersächsiche Zeitschriftnachweis (Basse-Saxe)

OCLC : Online computer library center

OPAC : Online public access catalogue

OSI : Open system interconnexion

PEB : Prêt entre bibliothèques

PIC : Puntos de información culturales

PICA : Project for integrated library automation (Bibl. royale, Pays-Bas)

RAK: Regeln für die Alphabetische Katalogisierung

RAMEAU : Répertoire d'autorités matières encyclopédique et alphabétique unifié

SBN : Servicio bibliotecario nazionale

SCOLCAP : Scottish library network

SWALCAP : South West Academic libraries cooperative automation project

SLS ltd (ex-SWALCAP) : SWALCAP library services

TIB : Technische Informatie Bibliotheek

UTLAS : University of Toronto library automation system

Illustration
Fig.1 - Informatisation du catalogage

Illustration
Fig.2 - Informatisation du prêt

  1. (retour)↑  L'ensemble des douze rapports ( 12 volumes ou 29 microfiches ne pouvant être vendus séparément), en langue originale (excepté pour la Grèce et les Pays-Bas), peuvent être commandés auprès de l'Office des publications officielles des communautés européennes (2, rue Mercier, L-2985, Luxembourg), au prix de 10 BF la page recto/verso, 150 BF la microfiche.
  2. (retour)↑  Cf. New information technologies and libranes: proceedings of the Advanced research workshop organised by the European cultural Foundation in Luxembourg, November 1984, to assess the impact of new information technologies on library management, resources and cooperation in Europe and North America, ed. by H. Liebaers, W.J. Haas and W.E. Biervliet, Dordrecht (Hollande), D. Reidel publishinq company, 1985, 362 p.
  3. (retour)↑  Les sigles marqués d'un astérisque sont développés dans l'index figurant à la fin de l'article.
  4. (retour)↑  Le rapport français a été rédigé par l'Ecole nationale supérieure de bibliothécaires (ENSB) et la Fédération française de coopération des bibliothèques (FFCB) ; un extrait en a été publié dans Infomédiatique : Annales de l'École nationale supérieure de bibliothécaires, 1987, p. 11-39, sous le titre « État de l'art et impact des nouvelles technologies de l'information appliquées aux bibliothèques et à leurs différentes fonctions : la France. »
  5. (retour)↑  Standing orders (commandes permanentes) : procédure d'acquisition autorisant un fournisseur à expédier systématiquement à un organisme documentaire des ouvrages à suite. Cf. Bull. Bibl. France, t. 31, n° 2, p. 157.
  6. (retour)↑  Cf. Circulaire 84-314 du 30 août 1984, diffusée aux bibliothèques universitaires. Cf. aussi Bull. Bibl. France, t. 29, n° 3, p. 250.