Le stock est de taille

La gestion systématique des stocks dans les bibliothèques publiques

Nick Moore

Les techniques de gestion systématique des stocks se sont à l'origine révélées à Tottenham grâce à A.W. Mc Clellan pendant les années 1960-1965. On a mis au point des techniques permettant d'analyser le fonds d'ouvrages, de répartir les crédits, d'évaluer les niveaux optimaux et de gérer et contrôler l'ensemble du système. L'on se doit de considérer ces systèmes comme une partie d'un mouvement plus vaste évoluant autour d'un service basé sur l'usager. Cet article est le rapport d'une étude menée par le Département de la recherche et du développement de la British library.

Systematic bookstock management techniques were first developed in Tottenham by A.W. Mc Clellan during the period 1950-65. Techniques have been devised to analyse bookstock, to guide the allocation of bookfunds, to calculate optimum bookstock levels and to handle the overall monitoring and control of the bookstock. The systems need to be looked at as part of a wider movement towards a user-centred public library service. This article is a report of a study commissioned by the British Library Research & Development Department.

Politique des fonds et gestion des stocks, l'article * dont nous publions la traduction introduit dans l'univers bibliothéconomique des notions traditionnellement rattachées à l'activité commerciale d'une librairie. L'idée de base est la même : adapter l'offre à la demande ; les applications, pragmatiques et de portées diverses, reposent sur le principe de rotation des stocks, défini ici par le nombre de prêts par ouvrage.

Sans doute cette politique est-elle liée aux récessions budgétaires et a, dans de nombreux cas, un caractère de mesure d'urgence. Il serait faux d'y voir cependant l'unique raison de son développement. Adapter l'offre à la demande implique une redéfinition des finalités du service par rapport à l'usage qui en est réellement fait. Dans les petites unités (annexes de bibliothèques municipales), dont la fonction principale est le prêt, c'est toute l'organisation qui est remise en cause. Plus généralement, on rappelle que le fonds est le point d'ancrage de toutes les prestations de la bibliothèque, et seule son efficacité peut leur donner une réalité.

En 1977, Alex Wilson faisait une analyse féconde du service offert par les bibliothèques publiques 1. Sa communication comportait deux prévisions à court terme, allant jusqu'en 1982:
- le déclin du budget des bibliothèques publiques se poursuivra assez pour déboucher sur un changement de politique plutôt que sur une tentative de redressement ;
- les programmes de constructions importantes seront arrêtés alors qu'on assistera à une progression et à une diversification de la demande de « services-bibliothèques ».

Les événements ont démontré la justesse de ces prévisions et, actuellement, de nombreux bibliothécaires de lecture publique élaborent de nouvelles politiques leur permettant d'affronter cette double contrainte de la baisse des ressources et de l'accroissement de la demande. Un certain nombre d'entre eux, dont Alex Wilson lui-même, se sont penchés sur l'élément « collections » et ont tenté d'adapter les acquisitions aux objectifs du service. Certains se sont intéressés à l'approche logistique appliquée depuis plusieurs années par A.W. Mc Clellan et on assiste à la mise en place de différents systèmes de gestion des stocks.

C'est pour diffuser les acquis de ces expériences que le département Recherche et développement de la British Library a fait établir un rapport succinct analysant la situation actuelle et recensant les moyens d'action du département pour contribuer au développement général.

Historique

La pression due aux circonstances actuelles est à la base du regain d'intérêt pour la gestion systématique du fonds. Toutefois, la plupart des techniques appliquées ne constituent pas une véritable nouveauté; plus exactement elles émanent de principes fondamentaux mis au point il y a plusieurs années. C'est à Tottenham, de 1950 à 1965, que le projet original a pour l'essentiel été conçu.

1950-1965 : les principes de base

On ne peut parler de gestion des fonds sans mentionner au préalable l'apport d'A.W. Mc Clellan. Responsable de la bibliothèque du « bourg » de Tottenham, il est intervenu de 1950 à 1965, tant dans le développement de nouvelles conceptions du service de bibliothèque publique que dans l'expérimentation et l'application de techniques de gestion. Globalement son action tendait à promouvoir un service répondant le plus fidèlement possible aux exigences des utilisateurs; et c'est cette approche, centrée sur l'usager, qui a déterminé le type de système dont il a été l'initiateur 2  3.

Pour faire du contrôle des stocks un véritable élément de gestion, il répartit l'ensemble des fonds en 150 catégories de documentaires d'une part, environ 10 groupes d'ouvrages de fiction d'autre part. Utilisant ces subdivisions comme unité de base, il a mis au point différentes équations intégrant la capacité de la bibliothèque, le nombre d'ouvrages en rayon, l'utilisation (saisie par le nombre d'ouvrages en prêt) et, enfin, ce qu'il appelait la « fraîcheur » du fonds.

L'application de ces équations permettait de détecter, catégorie par catégorie, le stock adéquat ainsi que la quantité d'ouvrages à rajouter pour répondre à la demande.

Il est impossible, dans le cadre de ce rapport, de décrire l'ensemble du dispositif mis au point par Mc Clellan sur une période de 15 ans. Disons simplement qu'il s'agit d'un mélange d'observations, de déductions et d'hypothèses pragmatiques. Il rattache étroitement l'offre aux intérêts des usagers tels qu'ils se reflètent dans leur utilisation de la bibliothèque, tout en faisant la part de certains facteurs : par exemple nécessité d'une marge de manoeuvre pour répondre aux intérêts des minorités et leur offrir un choix suffisant d'ouvrages. Des applications complémentaires furent également mises au point, de sorte que le système ne se limite plus au contrôle du fonds général mais puisse s'étendre à d'autres fonctions telle la remise à jour des collections.

Ce qui est peut-être le plus significatif, dans le système Mc Clellan, est que ce système a réellement fonctionné. Il fut mis en pratique avec succès pendant de nombreuses années à Tottenham et, tout au long, ne cessa d'être testé et affiné. Plus précisément il fit l'objet d'une application réussie à un moment où l'on ne disposait pas des moyens informatiques permettant de traiter l'ensemble des données néces-. saires à tout système de contrôle des stocks. L'aménagement des tâches permit d'intégrer la collecte et le traitement des données au fonctionnement courant, le personnel spécialisé se chargeant de l'exploitation et de l'utilisation des résultats (...).

1965-1975

Mc Clellan quitta la scène des bibliothèques publiques en 1965 au moment de la réorganisation de l'administration londonienne. Avec lui disparaissait l'élément moteur de son système qui ne fut pas totalement adopté par la nouvelle administration. Avec ces nouvelles municipalités, plus étendues, les intérêts des bibliothécaires londoniens prirent un autre cours. Ce fut une période d'expansion généralisée des services publics dont profitèrent également les bibliothèques. Les dépenses s'accrurent et on consacra beaucoup de temps à l'automatisation, à la programmation et à l'acquisition de nouveaux locaux. Les crédits d'achat augmentèrent tandis que la nécessité d'un contrôle des stocks apparaissait moins urgente (...).

Outre-mer étaient menés des travaux touchant partiellement à la question. A Beverly Hills deux économistes, J. Newhouse et A. Alexander 4, essayaient de déterminer, à partir de critères économiques, quels ouvrages devaient être achetés en priorité par les bibliothèques publiques. Pratiquement au même moment, en Union Soviétique, J.N. Stoljarov 5 mettait au point une méthode permettant de définir la dimension optimale des fonds dans les bibliothèques publiques. Aucune de ces expériences, toutefois, n'eut d'impact auprès des bibliothécaires britanniques de lecture publique.

A l'opposé, un certain nombre de bibliothécaires spécialisés et d'université commençaient à s'intéresser aux problèmes de collections et plusieurs recherches ont explicité ce qui devait être appelé « la dynamique du stock ». Un article 6 a même suggéré que les différents résultats de ces recherches participaient à l'élaboration d'une théorie économique de la bibliothèque.

Un des projets de recherches s'est attaché à l'examen de la taille des fonds et des possibilités de mise au rebut afin d'aborder ce que le responsable du projet appelle « l'accroissement infini des collections des bibliothèques universitaires... le phénomène le plus proche de la vie éternelle qui soit sur cette planète » 7. Pendant ce temps, à Lancaster, une équipe de bibliothécaires et chercheurs étudiait le contrôle des stocks en utilisant des méthodes de recherche opérationnelle : des questions telles que le volume des fonds et la politique de conservation des périodiques y étaient examinées 8. Ce type d'étude atteignit son zénith dans Offre de livres et public des bibliothèques, où sont présentées l'ensemble des théories de Michael Buckland 9, ouvrage qui pourrait bien devenir en temps utile aussi significatif pour les bibliothécaires d'université que l'œuvre de Mc Clellan pour les bibliothécaires de lecture publique.

Ailleurs, d'autres recherches intervenaient dans des domaines voisins : ainsi, l'Université de recherche en gestion des bibliothèques entreprit un certain nombre d'études sur des sujets voisins telles les enquêtes sur l'insuccès des recherches menées en rayons par le public 10.

Cet ensemble d'études permet de mieux saisir les différents phénomènes entrant dans le processus de mise en contact des livres et des usagers; leurs résultats forment la base d'une théorisation; or c'est précisément cette démarche qui ne paraissait intéresser personne à l'époque.

1975-1983

La réforme communale provoqua l'élargissement du champ d'action des unités administratives qui eurent fréquemment à résoudre des problèmes de gestion bien plus complexes. Elle n'amena par contre aucune augmentation des ressources disponibles. Au lieu de cela s'amorça une période de déclin, avec réduction des budgets en valeur absolue et arrêt quasi général des programmes de construction. Les acquisitions chutèrent et l'état général des collections commença à se détériorer. Certaines mesures furent prises pour remédier à la situation ; ainsi les achats d'ouvrages brochés s'accrurent de façon spectaculaire. De toute évidence malgré tout, une réorganisation plus radicale s'imposait.

Le changement d'état d'esprit se traduit dans la conférence prononcée par Alex Wilson 11au week-end de formation organisé par le groupe des bibliothèques publiques. Celle-ci comportait une théorie générale de l'offre fortement reliée aux contingences politiques et centrée sur une approche systématique de la gestion de stock, identique à celle mise au point par J. Astin et A. Wilson lui-même.

Aux yeux de ces derniers, la difficulté majeure est due au fait que les politiques antérieures d'acquisition ont favorisé l'émiettement des collections plutôt qu'un regroupement sur les domaines d'intérêt les plus utilisés. « Prévoyant des demandes spécifiques sur presque tous les sujets, le bibliothécaire d'annexe recherche un choix de livres très étendu plutôt que de répondre à une demande déjà connue par l'achat d'exemplaires supplémentaires... Demandez à n'importe quel bibliothécaire d'annexe ce qu'il ferait s'il avait plus de place, il vous répondra qu'il pourrait avoir plus de livres » 12.

Ils ont ressenti l'inadéquation d'une telle stratégie tant en termes politiques qu'en termes de définition même d'un service public. « La direction d'une bibliothèque ne peut échapper à l'étau de la diminution des ressources et de l'accroissement de la demande qu'en incitant le personnel à privilégier non pas un produit, la bibliothèque et ses fonds, mais l'usage qui en est fait. Notre objectif-clé doit être que le nombre des recherches infructueuses sur les rayons n'augmente pas, ou même diminue; cela signifie maintenir en rayon un stock minimum dans chacun des domaines intéressant un nombre significatif d'usagers. C'est ce minimum que j'appellerai le seuil critique de sélection. Il correspond à un certain équilibre du stock (comprenant une certaine quantité d'ouvrages variés et de qualité) entre la pénurie niveau à partir duquel les emprunts chutent - et la saturation - niveau à partir duquel les emprunts demeurent stationnaires. En deçà, lacune; au-delà, superflu plus que véritablement essentiel ».

Pour déterminer ce seuil critique tous deux ont mis au point, en liaison avec le département de la Recherche du Cheshire, un système automatisé de contrôle des stocks, fondé sur des principes très proches de ceux établis par Mc Clellan. « Optimiser le choix par rapport à la demande implique un accroissement équilibré entre les différents centres d'intérêts. A cet effet, Mc Clellan a établi un système complexe, pratiquant une certaine discrimination vis-à-vis des sujets de moindre intérêt. Une telle formule compliquée aurait son intérêt pour assurer un équilibre idéal, lorsque l'équation offre/demande a trouvé sa dynamique. A mon avis, il est tout aussi inutile qu'impossible de réaliser une telle harmonie. Je suggérerais plutôt de viser le stock minimum, en appliquant une formule analogue à celle de Mc Clellan, avec peut-être une vérification une fois par an. Parallèlement on peut, pour chaque centre d'intérêt, déterminer un seuil critique juste supérieur au stockminimum; pour ma part, je suis persuadé que les crédits de fonctionnement des bibliothèques publiques, utilisés selon la méthode des centres d'intérêt, suffiraient largement à assurer le seuil critique dans tous les domaines, en réservant cependant une certaine somme pour satisfaire les demandes plus spécialisées et pour relancer la demande potentielle par des actions de promotion ».

Compte tenu des politiques de fonds appliquées dans la plupart des bibliothèques publiques et de leur enracinement dans la déontologie même du service, une action hautement persuasive est nécessaire si on souhaite obtenir un véritable changement de cap. A. Wilson le traduit en ces termes : « C'est une décision qui incombe à chaque système particulier de bibliothèques mais, à mon avis, la détermination d'un seuil critique n'est que le premier appel à notre ingéniosité et non le dernier. Nous nous devons de conserver notre clientèle, et d'élargir, malgré cette contrainte, le choix offert aux centaines de milliers de lecteurs ».

Au cours des dernières années les principes d'accroissement des fonds ont ainsi connu çà et là des remises en cause radicales (...). Les principales critiques opposées aux nouvelles méthodes de contrôle des stocks sont les mêmes que celles opposées à Mc Clellan quelques années plus tôt. Ainsi certains ont fait remarquer que la sélection des ouvrages est une opération très personnelle qui ne saurait être traitée en fonction de critères mécanistes. La réponse de Mc Clellan à de telles observations était la suivante : « Une critique, peu perspicace mais malheureusement répandue, repose sur un malentendu particulier : le système de contrôle du stock, tel que nous le décrivons, équivaudrait à une sélection des ouvrages basée sur des critères quantitatifs. En fait, il fournit tout simplement un certain nombre de paramètres à l'intérieur desquels s'exerce l'activité particulière de sélection des ouvrages, utilisant ses propres critères qualitatifs... Fondamentalement il s'agit d'un système de diagnostic et c'est au bibliothécaire qu'il revient d'appliquer les remèdes ». 13

Une autre critique porte sur l'assimilation qui est faite entre l'utilisation du stock existant et la demande de l'usager, sans prendre en compte les demandes non satisfaites. Il s'agit là - deux secondes de réflexion permettent de s'en apercevoir - du cas type où un système est critiqué pour avoir failli à une mission pour laquelle il n'a jamais été conçu. Les systèmes de contrôle des stocks ont une fonction d'aide à la gestion ou au contrôle des fonds. Ils ne sauraient en aucune façon donner de réponse absolue à l'ensemble des problèmes d'une bibliothèque. Ils ne sont qu'une partie d'un ensemble plus vaste et la détermination du taux d'insatisfaction de la demande fait appel à d'autres techniques. Selon Mc Clellan, toujours 14 : « On ne soulignera jamais assez la nécessité de tenir compte du contexte lorsqu'on fait l'évaluation d'un sous-système telle, par exemple, la méthode de contrôle des stocks. Les critiques de sous-systèmes n'en tiennent que trop rarement compte et continuent à les traiter comme des systèmes autonomes ».

Une remarque d'Alex Wilson 15 va dans le même sens, lorsque celui-ci laisse entendre qu'un système de contrôle de stock isolé est insuffisant et qu'il doit être complété par une étude de marché. Il poursuit en indiquant qu'une rénovation réelle des méthodes « implique pendant plusieurs années un effort déterminé et simultané mené dans différentes directions : démultiplication et formation des personnels, identification de postes de coûts, responsabilité personnelle, transformation du service de bibliothèque en un système à deux niveaux, mise en place de procédures de contrôle appropriées, restructuration du personnel, prévoir de façon adéquate un soutien en ce qui concerne le fonds, le produit artistique, la formation et l'information ».

Une grande part de la critique est due au fait que l'objet du débat constitue un défi aux représentations et pratiques inhérentes depuis des années au fonctionnement des bibliothèques publiques. Il ne reste plus qu'à espérer une meilleure perception de cet enjeu de manière à réduire cette hostilité et à déboucher sur un débat plus éclairé.

État actuel

l'analyse de stock

Celle-ci constitue une étape fondamentale dans la mise en place des techniques de contrôle. Ce n'est que lorsqu'on dispose de l'état exact du stock existant qu'on connaît les dimensions du problème. L'analyse elle-même, cependant, fournit une somme d'informations utiles (...).

A Tameside, on a commencé à mettre au point des « profils de stocks » pour chacune des 5 circonscriptions. Dans le comté de Hertford une étape supplémentaire a été franchie. Depuis des années, les responsables entreprennent périodiquement une étude de l'état du fonds dans différentes bibliothèques et ont dressé un manuel Comment faire l'audit de votre fonds. Plus récemment, ils ont établi un récapitulatif des différents objectifs à atteindre selon l'importance des collections, destiné aux bibliothécaires d'annexe pour faire sur place leur propre évaluation. Ces objectifs ont été étudiés avec la ferme conviction « qu'il faut mettre au point des méthodes statistiques applicables dans leur domaine de compétence par des bibliothécaires et des administrations locales et non par une administration centrale » 16.

Le produit de ces travaux est un manuel d'analyse quantitative de stock comportant une comparaison avec les moyennes établies pour l'ensemble du comté. L'idée directrice est qu'une comparaison systématique mettra en lumière des différences intéressantes à analyser. Fondamentalement il s'agit d'une approche diagnostique, fondée cependant sur l'hypothèse implicite que « les résultats actuels sont, en moyenne, le reflet des besoins actuels tels que nous pouvons les percevoir ». Tout cela est séduisant, encore que l'ouvrage ne cache pas que seulement 1/9e du stock est mis de côté chaque année; aussi les résultats actuels reflètent en fait les besoins perçus durant les 8 ou 9 années précédentes. Néanmoins toute approche incitant les bibliothécaires à faire l'analyse de leur fonds ne peut être que bénéfique. Un reproche peut cependant être adressé à ce type de démarche. Elle encourage, explicitement ou implicitement, un alignement par rapport à la norme, sans pour autant se demander si la norme est la forme d'offre la plus appropriée.

Dans une unité administrative, la répartition des crédits d'achat entre des points de desserte nombreux est depuis longtemps un casse-tête pour les bibliothécaires. Dans certaines unités, notamment celles dotées d'un nombre d'antennes limité, il est possible d'adopter une approche relativement informelle quoique structurée. Tel est le cas dans le « quartier » de Brent à Londres; chaque bibliothécaire d'annexe présente une évaluation fondée sur le montant nécessaire pour répondre aux besoins des différents groupes d'usagers au cours de l'année à venir. L'ensemble de ces évaluations dépasse généralement l'enveloppe disponible et chacune des estimations individuelles est négociée en fonction d'un schéma pré-établi des objectifs et des priorités.

Cette méthode permet d'inventorier les différentes perceptions des besoins et d'éviter les rigidités souvent inhérentes aux autres systèmes. Elle n'est toutefois applicable que dans un système relativement restreint. Elle comporte un inconvénient supplémentaire : se concentrant sur des groupes particuliers d'usagers, elle omet d'accorder leur pleine valeur aux utilisateurs moyens, neutres et indifférenciés, qui constituent la masse du public et la base du pouvoir politique de la bibliothèque. Afin de mettre au point une structure plus objective et plus solide tenant compte de ces éléments, d'autres administrations ont tenté de mettre au point différents modes d'attribution de crédits en fonction de faits tangibles. Elles utilisent tout ou partie d'une batterie de critères allant de la superficie de la bibliothèque à son statut, son utilisation, le fonds actuel, la population desservie, jusqu'au montant nécessaire pour amener le stock au niveau souhaité.

Ainsi, dans le comté de Cambridge, le service central dote chaque bibliothèque d'une certaine somme en fonction de son statut. Il existe 6 catégories de bibliothèques allant des « bibliothèques centrales principales » (£ 41,375 pour chacune) aux « bibliothèques ouvertes à mi-temps » (£ 1,655). Après cette première attribution, le restant est réparti comme suit : 80 % en fonction de la population, 10 % en fonction des prêts, et 10 % en fonction du stock. Cette répartition tient compte du rôle joué par les bibliothèques centrales, qui participent à la fourniture de documentation spécialisée sur l'ensemble du comté, tout en veillant à assurer une portion équitable aux petites bibliothèques.

Beaucoup d'autres administrations ont adopté une approche similaire, utilisant tout ou partie de ces critères; certains d'entre eux sont des plus sophistiqués : ainsi à Bexley (« quartier » de Londres) on a mis au point un critère connu, localement, sous le nom de « facteur choc ». Il s'agissait de tenir compte du fait que le stock des petites bibliothèques - réduit mais très utilisé - s'usait matériellement plus vite que celui des autres bibliothèques.

Dans le Sussex-Est, on a élaboré un mode d'attribution qui, en fait, est partie intégrante d'un processus de redéfinition de la politique de stock. Le problème à résoudre était celui de la réduction drastique d'un fonds d'ouvrages : en effet, l'estimation des taux futurs de remplacement, en tenant compte des fonds utilisés actuellement (réserves exclues) et dans l'hypothèse d'une réduction de 20 % des crédits d'achat pour l'année à venir, donne des résultats alarmants. En admettant que la part du fonds réservée au « prêt-adultes » reste la même, nous serions en mesure de remplacer 4 % des documentaires et 5 % des romans de la section adultes. Sous un autre angle, cela signifie que, pour maintenir le fonds à son niveau actuel, chaque documentaire devrait rester « en service » 25 ans et chaque roman 20 ans ! Les études qui ont pu être menées ailleurs montrent que le taux de remplacement devrait être 2 fois 1/2 plus important pour maintenir le stock à un niveau raisonnable. Les deux seules solutions possibles, excepté la fermeture de nombreuses bibliothèques, sont les suivantes :
- maintenir le fonds sur rayons à son niveau actuel et accepter le fait que ces collections seront de plus en plus pitoyables, vieillies et démodées;
- les réduire notablement afin d'accroître le taux des nouvelles acquisitions par rapport à l'ensemble, de manière à lui garder un minimum d'actualité et d'intérêt 17.

C'est cette deuxième formule qui a été retenue. Afin d'aboutir aux niveaux souhaités on s'est fixé arbitrairement un taux de rotation annuel de 10 emprunts pour un documentaire-adulte et de 18 pour un roman. Grâce à ces taux on a pu prévoir les différents niveaux de stock permettant de maintenir le prêt à son niveau actuel. Le stock projeté pour chaque bibliothèque représente une fraction de l'ensemble qui a été déterminé et les crédits sont attribués dans les mêmes proportions (...).

Calcul du fonds optimal

L'utilisation dans le Sussex-Est de taux de rotation déterminés à l'avance permet de calculer le niveau optimum des fonds dans différentes annexes mais on admet qu'il s'agit là d'une solution artisanale et à court terme appliquée en réponse à un problème à long terme.

Dans le Suffolk, la bibliothèque de comté a adopté une approche plus sophistiquée. Elle a mis au point une formule qui met en relation le fonds de la bibliothèque et son utilisation. L'élément-clé en est la grille, pré-établie, des prêts annuels dont chaque livre devrait faire l'objet et c'est en ceci qu'apparaît une ressemblance avec le Sussex-Est. On a été plus loin cependant en calculant, pour différents taux de rotation, la durée moyenne du séjour des ouvrages sur les rayons entre deux sorties, et en conséquence leur disponibilité. On a ainsi établi qu'un taux de rotation de 9,45 sorties par an laisse séjourner l'ouvrage sur les rayons une semaine entre deux prêts. Un taux de 8,67 donnerait un passage de 2 semaines, et ainsi de suite. On s'est aperçu, en accord avec les conclusions de Mc Clellan, que le nombre d'ouvrages mis en rayons pour un usager doit être d'autant plus important que la bibliothèque est petite (c'est-à-dire si le public est réduit), si l'on souhaite offrir un choix suffisant.

La combinaison de ces données a donné lieu à un système modulant les taux de rotation pour attribuer en proportion davantage d'ouvrages aux petites bibliothèques tout en maintenant globalement une certaine équité. Bien plus, ce système est dynamique dans la mesure où tout progrès dans l'utilisation se traduit par un fonds optimal plus important.

Dans le comté de Nottingham on utilise une méthode similaire bien qu'on y soit parvenu par des voies légèrement différentes. Des études y ont démontré l'existence d'une relation statistique certaine entre les fonds et les emprunts (le taux de rotation utilisé dans le Suffolk). Dans ce comté, les bibliothèques du même type se révélaient avoir des taux de rotation très proches, de 5 sorties par volume dans les centrales, à 8,3 dans les petites villes et quartiers urbains, et 7,5 dans les centrales de vastes agglomérations. En rapportant le taux de rotation aux prêts annuels on a tout simplement déduit un stock optimal pour chaque différent type de bibliothèque.

Une fois établie l'importance exacte du fonds optimal, il est relativement aisé de déterminer un taux de renouvellement optimal, puis, en conséquence, le schéma d'attribution des crédits. Il suffit de connaître la durée moyenne de vie des ouvrages, élément qui peut être exprimé en nombre de prêts ou d'années. Il est alors possible d'extrapoler chaque année le nombre de nouveautés nécessaires pour maintenir le stock à son niveau optimal. Cela donne les proportions de chaque bibliothèque et les crédits d'achat sont calculés sur cette base. Une autre méthode consiste à utiliser le prix moyen des ouvrages pour calculer le crédit optimal pour chaque bibliothèque.

Si toutefois, comme c'est souvent le cas, le fonds actuel est au-dessous du minimum nécessaire pour maintenir la situation actuelle, deux cas de figure peuvent intervenir : on peut allonger la durée moyenne de vie des ouvrages avec, en conséquence, la dégradation matérielle d'un fonds qui n'est plus tenu à jour. Il va de soi que de telles détériorations entraîneront probablement une utilisation moindre. L'autre terme de l'alternative est de maintenir des critères d'élimination, auquel cas le taux de rotation doit, soit progresser, soit rester stationnaire en raison d'une baisse de l'utilisation.

Si les taux de rotation s'élèvent, les ouvrages sont alors soumis à une plus grande usure et, à nouveau, l'état matériel du fonds se dégradera. Tout cela n'est pas vraiment nouveau; ces équations montrent simplement à quel niveau se situe cette spirale descendante et donnent une indication sur son ampleur. Ce sont là, pour les bibliothécaires, des informations de valeur, ne serait-ce que pour expliquer aux pouvoirs politiques les conséquences de leurs actes.

Systèmes globaux

L'intérêt suscité par les équations de Mc Clellan est dû au fait qu'elles constituent un système global de contrôle des fonds. Basées sur la demande de l'usager telle que la reflète l'usage courant, elles donnent une information sur la quantité d'ouvrages nécessaires pour chaque centre d'intérêt et sur les taux d'ajustement voulus (accroissements ou éliminations) pour s'y tenir. Plusieurs administrations tels les comtés de Hertford et de Lancaster ont lancé des expériences pilotes dans un ou plusieurs points de desserte et testent la fiabilité de ces formules. C'est de toute manière un système appelé à se généraliser. Trois comtés l'ont déjà adopté à la lettre, encore que chaque bibliothèque ait modulé l'application des principes de Mc Clellan.

La bibliothèque du comté de Cumbria a partagé son fonds en 180 groupes de documentaires qui forment la trame d'application du système. Utilisant des données recueillies manuellement et traitées par informatique, les bibliothécaires disposent pour chaque établissement d'un état détaillant le nombre d'ouvrages par catégories, les quantités nécessaires pour maintenir le prêt à son niveau actuel, des indications sur le degré de saturation ou d'insuffisance d'une catégorie, des éléments de prévisions sur le nombre d'ouvrages à acheter et les crédits disponibles pour chaque catégorie.

La démarche adoptée suit fidèlement celle de Mc Clellan. La différence réside dans la méthode de calcul utilisée pour déterminer le nombre des ouvrages à acheter dans chaque catégorie de manière à assurer une transition entre la situation actuelle et le stade du stock optimal. Mc Clellan s'appuyait sur des informations détaillées recueillies sur une période de plusieurs années. Pour sauter cette étape, la bibliothèque du Comté de Cumbria a pris un certain nombre de décisions arbitraires et utilise quelques règles de base empiriques. On a également simplifié les choses en utilisant un prix moyen global plutôt qu'un prix moyen calculé pour chaque catégorie individuelle.

Dans le Cheshire, le Service des bibliothèques et des musées a mis en œuvre un dispositif plus sophistiqué. Dans le système Mc Clellan, l'un des paramètres utilisés était le métrage de rayonnage disponible à l'intérieur de la bibliothèque. On a considéré que cet établissement introduisait une part d'arbitraire, car le métrage linéaire, dépendant de nombreux facteurs, n'a pas obligatoirement de rapport avec l'utilisation. On lui a préféré la notion « d'étendue de choix » qui, dans ce système, correspond au seuil critique : c'est le modèle « du 1/20e » qui a été appliqué « cela signifie que nous estimons que le choix proposé est suffisant lorsqu'un ouvrage sur vingt intéresse un emprunteur ». Sur cette base, un calcul de probabilités permet de déterminer les fonds en rayons nécessaires pour assurer cette étendue de choix. C'est cette notion d'ouvrages en rayons qui est alors employée au lieu du métrage linéaire utilisé par Mc Clellan.

Un listing, établi à partir des données existantes, fait apparaître pour chaque bibliothèque, catégorie par catégorie, les stocks actuels et projetés ainsi que les adjonctions nécessaires pour maintenir l'utilisation à son niveau actuel et aboutir au stock optimum. Toutefois, la dotation budgétaire est telle que les seuls achats d'ouvrages neufs ne suffisent pas à réaliser ces accroissements. Toute insuffisance au niveau des acquisitions doit donc être compensée par un transfert provenant d'autres bibliothèques. On a donc calculé le nombre de transferts requis pour pallier la non-acquisition d'ouvrages nouveaux et le listing comporte des indications chiffrées pour des échanges réciproques.

Le programme tourne une fois par an et les sorties procurent des paramètres de travail pour l'année qui vient aux responsables des acquisitions dans chaque point de desserte. Ce système s'applique seulement aux fonds de base ou « populaires ». Dans le Cheshire, on a mis en place un système à deux niveaux. Ce système, très sophistiqué et dynamique, est celui qui se rapproche le plus de l'objectif à long terme : fournir une information régulière et fiable sur la gestion, fondée sur la nécessité de procurer une réponse adaptée aux demandes de l'usager.

L'autre bibliothèque pilote dans le domaine du contrôle des fonds est la bibliothèque du Comté de Surrey. A la fin des années 70, ses responsables eurent à définir de nouvelles méthodes afin de faire face à de très sévères réductions de crédits. On a repensé le processus de A à Z, en commençant par les principes de Mc Clellan, pour mettre au point un système de surveillance et de contrôle à grande échelle. Toute cette opération est décrite dans un ouvrage récemment paru comportant le détail des calculs et équations 18.

Le système est fondé sur le principe d'une adaptation de l'offre à la demande, exprimée par l'utilisation du stock actuel. A partir de cette base, on dispose aisément d'un tableau de bord sur les stocks optimaux dans chaque catégorie et on peut mener à bien des tâches telles que la répartition des crédits d'acquisition. Le système connaît jusqu'à ce jour un développement relativement lent, partiellement dû aux procédures manuelles de collecte et de traitement des données, bien que l'informatisation de bibliothèques de plus en plus nombreuses soit en train de modifier cette situation. L'autre raison de cette lenteur relative tient à la nécessité d'intégrer ce système à une redéfinition et à une réforme beaucoup plus larges du service offert par la bibliothèque.

Ceci constitue peut-être l'aspect le plus significatif de cette nouvelle approche. La gestion des stocks devient le pivot même de l'organisation du service et ne peut en être disjointe ni pensée séparément : elle serait ainsi la cheville ouvrière qui maintient l'ensemble du système.

Les perspectives

Cette revue succincte a permis de mettre en lumière un courant général portant un intérêt plus marqué à la gestion des fonds dans les bibliothèques publiques. Que cet intérêt ne se soit souvent manifesté qu'à la suite de réductions de crédits est peut-être accidentel. Ce qui, par contre, est bien plus significatif est la prise de conscience de plus en plus aiguë de l'inadaptation des systèmes d'antan face à la demande et de la nécessité de mettre en place de nouvelles méthodes plus rigoureuses. Dans l'ensemble, les applications ont été plus poussées dans les bibliothèques qui ont délibérément entrepris une redéfinition même du service et où la satisfaction des demandes de base a acquis un nouveau statut.

Toutefois certains signes montrent aussi que le développement des systèmes de gestion des stocks fait partie d'un mouvement plus large d'intérêt à l'égard des fonds. Ainsi, dans le comté de Derby, vient de se mettre en place une procédure de réexamen de 5 activités fondamentales ayant trait à l'approvisionnement du fonds : modalités de sélection, achat d'ouvrages pour la jeunesse, de livres brochés, de « fiction », et, enfin, gestion de la demande. En outre, des discussions avec John Clarke (bibliothécaire à Brent) ont permis de dégager dans des domaines voisins de nombreux thèmes de réflexion pour un proche avenir. Parmi eux, le rôle des fonds en magasin, l'établissement de plans de spécialisation par sujets; la mise en place d'un système de réservations, notamment dans un service à plusieurs niveaux ; la vaste question des documents autres que le livre, documents sonores et vidéo en particulier ; l'acquisition des quotidiens et périodiques; la difficulté croissante à identifier les documents réellement disponibles à l'achat et, en liaison, la nécessité d'informer les éditeurs de la demande latente afin de les inciter à publier la production voulue. Autant de questions de plus en plus pressantes à mesure que la gestion des stocks suscite de plus en plus de préoccupation et d'intérêt.

En dernière analyse le succès des bibliothèques apparaît bien dépendre des fonds qu'elles mettent à la disposition de leurs usagers. Ce point a peut être été souvent négligé dans le passé alors que l'attention se portait sur des sujets aussi divers que les systèmes de catalogage automatisé ou les services aux minorités défavorisées. Si la bibliothèque n'offre pas un fonds véritablement « efficace », toute son activité se réduira à faire tapisserie !

  1. (retour)↑  Paru dans The Journal of librarianship, n° 15 (4) octobre 1983, sous le titre: "Systematic bookstock management in public libraries". Traduction réalisée par Jacqueline Bloas et Martine Darrobers, de la rédaction du Bulletin des bibliothèques de France. Publié par la Library association, le Journal of librarianship est une revue trimestrielle. Le prix de l'abonnement est de £ 30.50 par an, qui peut être souscrit à : The Library association, 7 Ridgmount street, Londres WC1E 7AE. Des copies-spécimens gratuites y sont disponibles. Les éditions sur microfilms peuvent être obtenues à : Oxford microfilms publications, 19a Paradise street, Oxford OX1 1LD.
  2. (retour)↑  Alex Wilson, "The public library and its users : proceedings of the Public libraries group weekend school 1977", in, Public libraries group, 1978, p. 60-68.
  3. (retour)↑  A.W. Mc Clellan, The Logistics of a public library bookstock, Association of assistant librarians, 1978.
  4. (retour)↑  Id., The Reader, the library and the book, Bingley, 1973.
  5. (retour)↑  P. Newhouse et A. Alexander, An Economic analysis of public library services, Lexington books, 1972.
  6. (retour)↑  N. Stoljarov, "Optimum size of public library stocks", in, Unesco bulletin for libraries, 27-1-1973, p. 22-42.
  7. (retour)↑  Nick Moore, "Economics in library management", in, Studies in library management, vol. 4, 1977, p. 120-137.
  8. (retour)↑  N.C. Urquhart et J.A. Urquhart, Relegation and stock control in libranes, Oriel Press, 1976.
  9. (retour)↑  M.K. Buckland et I. Woodburn, Some implications for library management of scattering and obsolescence, University of Lancaster, 1968.
  10. (retour)↑  Michaël Buckland, Book availability and the library user, Pergamon, 1976.
  11. (retour)↑  J.A. Urquhart et J.L. Schofield, "Measuring readers'failure at the shelf", in, Journal of documentation, 27-4-1971, p. 237-286.
  12. (retour)↑  Alex Wilson, ibid.
  13. (retour)↑  Id., ibid., p. 61.
  14. (retour)↑  A.W. Mc Clellan, ibid., p. 51-57.
  15. (retour)↑  Id., ibid., p. 54.
  16. (retour)↑  Alex Wilson, ibid., p. 67.
  17. (retour)↑  Hertfordshire library service, Statistical approaches to stock management, 1983, non publié.
  18. (retour)↑  East Sussex county library, A Policyfor stock provison, 1983, non publié.
  19. (retour)↑  Douglas Betts et Roger Hargrave, How many books ?, MCB publications, 1983.